L’un·e des «Orlando» de Virginia Woolf dans le film.
Ludique et pugnace, la «biographie politique» de Paul B. Preciado s’empare du livre de Virginia Woolf pour une mise en jeu radicale des codes identitaires de toutes natures.
Les hasards de la distribution font que le film de Paul B. Preciado sort en salles une semaine après deux autres films en relation directe avec des expériences de vie trans. On écrit ici délibérément «trans», et pas «transsexuel», car si le changement de genre est bien un déplacement décisif pour toutes les personnes concernées ou évoquées par ces films, ceux-ci et singulièrement Orlando ne concernent pas uniquement le passage d’un corps genré à un autre, fut-ce sous des formes elles-mêmes très variées et pas nécessairement stabilisées.
C’est un peu compliqué? Eh oui. En tout cas plus complexe que la «transition» réduite au passage du A (mâle alpha) au B (femelle féminine), ou l’inverse –contrairement à ce que fait mine de croire, par exemple, Jacques Audiard dans son Emilia Perez tant célébré au récent Festival de Cannes, film tout en simplisme binaire.
Exactement ce contre quoi l’auteur du Manifeste contra-sexuel, écrit à l’époque où il se prénommait Beatriz, et d’Un appartement sur Uranus déploie la joyeuse et vigoureuse machine de guerre de sa Biographie politique.
S’appuyant sur le récit romanesque imaginé par Virginia Woolf en 1928 autour d’un·e héro·ïne traversant quatre siècles d’histoire et de patriarcat, Preciado imagine une suite de sketches qui jouent, chacun et par leur assemblage, à mettre du trouble dans toutes les catégories qui verrouillent les identités.
Cela vaut pour l’ample éventail d’apparences sexuées, mais aussi d’âge et de manières de se construire en relation avec de multiples références politiques, oniriques, érotiques, littéraires, picturales, des celleux qui tour à tour se présentent sous leur nom et annoncent être, «dans ce film, l’Orlando de Virginia Woolf».
C’est-à-dire ce personnage né homme à la fin du XVIe siècle en Angleterre et devenu femme au XVIIIe siècle pour poursuivre son existence jusqu’aux années 1920. Chacun·e des protagonistes du film est au centre d’une saynète joueuse et rêveuse, porteuse d’une façon d’être qui interroge les normes de multiples manières.
Cette organisation du rapport aux histoires, aux personnages, aux interprètes se veut aussi mise en jeu des formes cinématographiques. À sa façon, pamphlétaire, déclarative, Orlando s’affirme film trans, égrenant quelques échos de la formidable puissance d’impureté critique du grand livre de Preciado qu’est Dysphoria Mundi, conçu dans la même période, qui fut aussi celle des confinements.
Vingt-sept Orlando de tous âges
«Objet cinématographique non binaire», selon la formulation du réalisateur, Orlando le film projette, à tous les sens du mot, l’Orlando de Virginia Woolf dans des environnements récents et actuels ou dans des univers fantasmatiques, traversés de diverses mythologies.
Les vingt-sept Orlando de tous âges s’emparent chacun·e d’un fragment du texte de Virginia Woolf, le jouent ou jouent avec, sans aucune prétention à reconstituer le «fil du récit» –récit qui était déjà chez l’écrivaine loin d’être linéaire, même s’il suivait une chronologie à travers les siècles.

Les trois plus jeunes Orlando aux manettes –partagées avec d’autres– de la fabrication du film. | Jour2fête
À tour de rôle, comme se passant le relais, les interprètes s’affublent de la collerette qui sert d’accessoire témoin, cette fraise venue du XVIe siècle qui fait le lien à la fois avec le livre et entre les personnages, tout en contribuant à expliciter l’artifice. Les coulisses et procédés du spectacle sont d’ailleurs sans cesse rappelés dans le trafic revendiqué entre différents niveaux de «réalité» et de représentation.
Carnaval et tragédie
Outre ses vingt-sept incarnations, Orlando est aussi bien sûr Paul B. Preciado lui-même, qui apparait brièvement à l’écran collant une affiche militante et poétique tandis qu’il énonce la formule qui sert de slogan au film: «Ma biographie existe, et c’est fucking Virginia Woolf qui l’a écrite en 1928.»
Mais Preciado est aussi et surtout présent par la voix off ciselée, pugnace et ludique, avant que le film ne fasse place également à une mise en scène grandguignolesque de son opération de changement de sexe, épicée d’un clin d’œil pas seulement comique au discours psychanalytique corrompu incarné par un Frédéric Pierrot décalant son rôle dans En Thérapie.

Paul B. en action: collage poétique, collage politique, préfiguration de la grande opération de montage comme geste cinématographique et condition d’existence. | Capture d’écran Les Films du Poisson via YouTube
Bien entendu, le carnaval qu’est explicitement le film fait –comme tout carnaval digne de ce nom– toute leur place aux dimensions dramatiques et tragiques des enjeux évoqués. Sous les fards et les costumes extravagants, pas question d’oublier que les effets du formatage patriarcal sont une histoire de violence et de souffrance.
Et si Orlando, ma biographie politique peut se voir comme une déclinaison cinématographique de l’esthétique drag, il se déploie aussi en accueillant le souvenir de celleux qui ont marqué la longue lutte, loin d’être achevée, pour échapper aux assignations identitaires. (…)