«La Chambre d’à côté», musique de chambre, musique de vie

Dedans et dehors, regarder le monde autrement avec Marta (Tilda Swinton) et Ingrid (Julianne Moore) à l’heure du choix.

Accompagné de deux actrices magnifiques et porté par une vibrante affirmation de liberté, Pedro Almodóvar atteint un sommet de son cinéma.

«Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michael Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.»

La chute de neige à la fin de la dernière des nouvelles qui composent Gens de Dublin de James Joyce est une des plus belles choses jamais écrites, une des plus douces, des plus justes et des plus tristes. Une des plus humaines. Il en va de même de la scène finale de Gens de Dublin, le dernier film de John Huston, adapté fidèlement du livre, et où ces mots résonnent.

Ils résonnent à nouveau dans le vingt-troisième long métrage de Pedro Almodóvar. Et c’est soudain comme une évidence, qui n’a rien à voir avec une citation ou une référence culturelle. C’est comme si ce qu’il y avait de plus précieux, mais d’assez souterrain, et qui courait sous les apparences provocantes de l’œuvre du cinéaste de Tout sur ma mère et de Parle avec elle, trouvait la perfection de son expression.

Marta, grande reporter de guerre, va mourir d’un cancer. À sa demande, elle est accompagnée jusqu’à la fin, dont elle choisira le moment, par son amie de toujours, l’écrivaine à succès Ingrid.

Que, pour conter avec autant de précision affutée et délicate l’histoire de ce cheminement des deux femmes, Almodóvar ait dû quitter l’Espagne suggère combien sa position, méritée, de plus grand cinéaste espagnol en activité, associé à certains thèmes et à certains styles, avait pu devenir un fardeau, dont ses films les plus récents accusaient le poids.

Sauf cette petite merveille, qui apparait comme le prélude au grand accomplissement qu’est La Chambre d’à côté: le court-métrage d’après La Voix humaine de Jean Cocteau, qui marquait la rencontre entre le cinéaste et Tilda Swinton, actrice de génie. Grâce à elle, c’est comme si Almodóvar pouvait entièrement rester lui-même tout en échappant à ce qui le corsetait.

Le nouveau long-métrage, parlé en anglais, situé dans l’État de New York, est entièrement un film de son auteur. L’emploi des couleurs et des décors, des architectures et des objets, participe de ce vocabulaire visuel si expressif qui le caractérise, tout comme la musique d’Alberto Iglesias.

Mais ces éléments sont comme libérés des effets de signature insistants, grâce aussi aux paysages –campagne ou ville– des États-Unis et à l’«américanité» de Julianne Moore, son inscription dans une culture aussi évidente que Tilda Swinton n’est assignable à aucune appartenance.

Edward Hopper sans doute, et Pedro Almodóvar assurément, mais d'abord et surtout la justesse précise des formes et des couleurs en phase avec une situation d'amour, de souffrance et de paix, de vie et de mort, de vie avec la mort. | Pathé Films

Edward Hopper sans doute, et Pedro Almodóvar assurément, mais d’abord et surtout la justesse précise des formes et des couleurs en phase avec une situation d’amour, de souffrance et de paix, de vie et de mort, de vie avec la mort. | Pathé Films

Libéré des effets de signature

Il va de soi que l’immense talent des comédiennes, celle qui interprète la femme qui va mourir et qui parle, et celle qui interprète la femme qui va l’accompagner et qui écoute, est une dimension essentielle de ce film-sonate pour deux instruments virtuoses, où les silences sont aussi musicaux, et riches de sens, que les paroles.

Ainsi, inventant et réinventant sans cesse, séquence après séquence, les points de convergence improbable entre réflexion sur la liberté de mourir, fidélité à sa jeunesse, rapport à l’écriture, amitié féminine, sens de la transmission entre générations, La Chambre d’à côté se déploie comme un chant d’autant plus ample qu’il paraît minimaliste.

Tilda Swinton, actrice de génie. | Pathé Films

Tilda Swinton, actrice de génie. | Pathé Films

Évoquant sans insister des situations réelles, depuis celle de l’artiste anglaise Dora Carrington (à laquelle il est dit qu’Ingrid a consacré un livre) avec Lytton Strachey jusqu’à la relation entre Susan Sontag et Annie Leibovitz, mais sans lien de couple effectif, le film accueille pas à pas une pluralité de questions, de tensions, de débats.

Les multiples formes de pressions sociales et morales concernant le droit de choisir sa mort y affleurent, y compris sous la forme d’un micro-thriller avec enquêteur machiavélique, tout comme la question des rapports avec les proches à l’heure de choix décisifs. Et ce qu’engage le fait de décider, avec ou sans les autres. (…)

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