«Confusion chez Confucius» et «Mahjong», résurrection en beauté de deux contes cruels

Amies et rivales, Qiqi et Molly (Chen Shiang-chyi et Ni Shu-chun), deux des personnages-clés de Confusion chez Confucius.

Malgré leur singularité, les deux films inédits d’Edward Yang sont d’un même élan des visions prémonitoires, des descriptions d’une réalité et des cris de colère.

Depuis une trentaine d’années, ils attendent d’être enfin à la place qui leur revient: sur les écrans des salles de cinéma, notamment en France. Restés inédits depuis respectivement 1994 et 1996, hormis des sélections en festivals ou dans le cadre de rétrospectives, Confusion chez Confucius et Mahjong ont en partie changé de sens, sans rien perdre de leur énergie tonique, comique et critique.

Mais il aura fallu tout ce temps pour que soient enfin reconnues la verve et la lucidité à l’époque en grande partie prémonitoire de leur auteur, cet immense cinéaste en train de finalement conquérir la place qui lui revient près de deux décennies ans après sa mort. Des films d’Edward Yang (1947-2007), surtout Yi Yi, mais pas seulement, apparaissent désormais dans de nombreux classements internationaux des meilleurs films.

Yi Yi ressort en salles lui aussi, le 6 août, dans une magnifique version restaurée. Ce film, le dernier qu’a pu réaliser Edward Yang en 2000, avait finalement commencé de lui valoir le début de la reconnaissance que toute son œuvre méritait depuis son premier long-métrage en 1983. Au sein de cette dernière, encore largement à découvrir, les deux titres qui sortent ce mercredi 16 juillet –Confusion chez Confucius et Mahjong, fort différents entre eux à bien des égards– ont pourtant nombre de points communs.

Un personnage principal nommé Taipei

Comme toute l’œuvre d’Edward Yang, ils ont comme personnage majeur, omniprésent sous des formes diverses, la ville de Taipei. Au début des années 1990, celle-ci est bien davantage qu’une cité du monde chinois.

C’est un laboratoire urbain exceptionnel, où s’élabore de manière brutale et enthousiaste le monde qui vient, le XXIe siècle mondialisé. D’autres grandes villes asiatiques connaissent au même moment une évolution comparable – Séoul, Hong Kong et Singapour–, mais c’est à Taïwan et pas en Corée du Sud, à Hong Kong ou à Singapour que se trouve le cinéaste capable de le voir et de le raconter.

Dans Confusion chez Confucius, l'écrivain face à une ville et un monde, qui le révolte au point d'envisager le suicide. | Capture d'écran Carlotta Films via YouTube

Dans Confusion chez Confucius, l’écrivain face à une ville et un monde qui le révoltent au point d’envisager le suicide. | Carlotta Films

Et c’est ce que font pratiquement tous ses longs-métrages, tous au présent, sauf l’œuvre majeure qui a précédé les deux films qui sortent le 16 juillet, A Brighter Summer Day (1991), qui en racontait les prémices au début des années 1960. À sa suite et de manière plus ample et critique que ne l’avaient fait auparavant Taipei Story (1985) et The Terrorizers, (1986), Confusion chez Confucius et Mahjong décrivent une cité et une société, en train de s’arracher à un univers traditionnaliste, marqué par la longue dictature du parti unique Kuomintang (la «Terreur blanche») et le fantasme de la reconquête du continent chinois après la défaite des nationalistes en 1949.

Tournant brutalement la page de cette longue période à peine terminée (la loi martiale n’a été abolie qu’en 1987), la capitale de Taïwan se métamorphose à toute allure. C’est l’essor des industries et services du futur, où l’informatique et les «nouvelles technologies » jouent un rôle central, qui feront la fortune de ce qu’on appelait alors les «quatre dragons asiatiques». Ce qui se traduit par la transformation des bâtiments et de l’organisation des quartiers, mais surtout des rapports humains, au travail, dans les relations amoureuses, dans les familles, entre générations.

De ces mutations, très connectées à l’international selon des schémas préfigurant la globalisation qui se généralise au tournant des années 2000, Edward Yang, imprégné de culture chinoise mais aussi ingénieur informaticien formé aux États-Unis et grand connaisseur des Nouvelles Vagues européennes, voit les forces et les défauts et invente des formes cinématographiques propres à rendre compte.

Pourtant, Confusion chez Confucius et Mahjong ne sont pas des films descriptifs et analytiques. L’un est un vaudeville burlesque, l’autre un polar onirique et sentimental. Et les deux, au-delà du comique et de la sensualité –et grâce à eux– sont aussi deux cris de colère. C’est la puissance intacte de chaque film d’être délibérément dérangeant, irréconcilié avec ce qui est alors en train de se produire.

La bande de Mahjong dans la ville, terrain d'aventures et de rapines, le long du métro aérien interminablement (pas) construit par une grande société française qu'évoque le nom de la jeune héroïne, Française elle aussi. | Capture d'écran Carlotta Films via YouTube

La bande de Mahjong dans la ville, terrain d’aventures et de rapines, le long du métro aérien interminablement (pas) construit par une grande société française qu’évoque le nom de la jeune héroïne, Française elle aussi. | Carlotta Films

«Confusion chez Confucius», soap opera au vitriol

Le premier adopte délibérément les codes d’un soap opera consacré aux amours et rivalités de jeunes membres de la classe moyenne émergente à Taipei. Travaillant dans l’informatique ou la communication, mais aussi la culture, les multiples personnages sont pris dans un maelström d’affects, de discours, de jeux d’ombre où le burlesque et le pathétique rebondissent l’un sur l’autre.

Scandé d’aphorismes écrits à même l’écran, portraiturant avec cruauté et humour les codes et les trucs de chacune et chacun, Confusion chez Confucius ne se résume pourtant pas uniquement à une charge dénonciatrice. Plusieurs de ses protagonistes, surtout féminins, sont aussi regardés avec une forme de tendresse, attentive à laisser percevoir les angoisses et les espoirs qui vibrent sous les carapaces de businesswomen conquérantes.

Famille et cité, au bord de la crise de nerfs quand le jeu des passions et des intérêts, des séductions et des angoisses échappe au contrôle de toutes et tous. | Carlotta Films

Famille et cité au bord de la crise de nerfs quand le jeu des passions et des intérêts, des séductions et des angoisses échappe au contrôle de toutes et tous. | Carlotta Films

Le sens plastique d’Edward Yang ménage des moments de suspense infiniment délicats, d’une confondantes beauté, qui travaillent de l’intérieur la matière vibrante, saturée de mensonges et d’illusions, que pétrit cette comédie humaine électrique. (…)

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