Dans La Femme la plus riche du monde, Isabelle Huppert en majesté décalée.
Le premier film de Laura Carreira et le long-métrage du vétéran Hong Sang-soo explorent des approches modestes de la condition humaine, quand le film de Thierry Klifa conte une aventure chez les ultrariches, entre comédie et drame, dans l’ombre du fait divers à scandale.
Après des semaines relativement peu fertiles en découvertes sur les grands écrans, celle du mercredi 29 octobre se distingue par une surabondance qui risque de nuire, elle aussi, aux titres qui y figurent.
Outre le très remarquable L’Étranger, de François Ozon, on y trouve en effet la retrouvaille de l’imperturbablement formidable Hong Sang-soo, la révélation d’un premier film tout en finesse et en émotion, signé Laura Carreira, réalisatrice portugaise vivant en Écosse, de même que l’intrigant et multiface long-métrage de Thierry Klifa, porté par le génie d’Isabelle Huppert.
«On Falling», de Laura Carreira
On les appelle les pickers. On ne les voit jamais, mais on devine vaguement leur existence, quelque part dans le flux des objets de toutes sortes qui affluent désormais aux domiciles de toutes et tous. Aurora, interprétée par l’impressionnante Joana Santos, est picker (ou préparatrice de commandes).
Toute la journée, elle circule avec son chariot entre les rayonnages de la plateforme d’expédition en ligne qui l’emploie, pilotée et surveillée par la machine connectée qu’elle garde constamment pendue à son cou. Sur les étagères, dans un désordre délibérément organisé car plus rentable, il y a la gigantesque accumulation d’objets pour la plupart inutiles et nuisibles qui sont en permanence achetés, transportés, livrés.

Aurora (Joana Santos) au travail, à la fois seule et sous constante surveillance dans l’entrepôt. | Survivance Distribution
Dans les travées, sous pression permanente, elle est une incarnation comme il en est des millions de l’ultramoderne solitude. Laquelle se retrouve, différente et identique, hors travail, au foyer de travailleurs où habite Aurora, employée portugaise de la filiale écossaise d’une multinationale de la logistique.
Elle a un boulot, un salaire, un logement, on n’est pas dans les bas-fonds, on est dans le fond. Le fond réel de notre monde commun, invisible et cela, au fil des jours, des semaines, des mois, sans crise particulière. Toutes les personnes que rencontre Aurora se situent quelque part entre une véritable bienveillance et une distance correcte et conforme au droit du travail et aux usages sociaux.
C’est un des magnifiques partis pris du film que de refuser la crise dramatique, qui pourtant aurait cent raisons de surgir au détour du quotidien. Ah si, un collègue s’est suicidé. Mais on ne le connaissait pas vraiment, on l’a à peine vu, il avait l’air sympa pourtant.
Aux côtés de cette héroïne filmée avec un amour et un respect exceptionnels, dans le cheminement des faits et gestes de chaque jour, éclot une émotion d’une improbable richesse, où les voisins de foyer polonais, le gardien d’un square, le superviseur d’une équipe de travail, la chargée de recrutement d’une administration ou la compatriote qui cherche à rentrer se comportent au mieux, ou au moins pire de ce qu’on est en droit d’attendre d’eux.
Grâce à sa mise en scène attentive et fluide, à son sens de la distance et du rythme, grâce aussi à la bouleversante interprétation de Joana Santos, à sa présence au rayonnement tourné vers l’intérieur, à sa tension quasi mutique, lucide et au bord du gouffre, Laura Carreira transforme le choix du non-spectaculaire, du non-sentimental, en un puissant élixir de vie et de vérité.
«La Femme la plus riche du monde», de Thierry Klifa
Malgré le précautionneux carton au début, l’évidence plutôt roublarde du décalque de la dite «affaire Bettencourt» est omniprésente. Le changement des patronymes ne fait qu’ajouter un petit jeu supplémentaire: comment il s’appelait, déjà, le majordome qui a enregistré les conversations entre la milliardaire Liliane Bettencourt et le photographe François-Marie Banier?
Et c’est dommage, parce que c’est au fond le moins intéressant, mais le film ne pourra en aucun cas y échapper, du moins en France. Ce sera d’ailleurs aussi le principal motif de son attraction auprès du public et des médias.
Il leur sera loisible d’observer comment le scénario joue sur le plus de tableaux possible, mettant d’abord en valeur la séduction joyeuse et provocante de l’artiste ayant fait irruption dans le monde compassé et sinistre des propriétaires de la plus grande marque de cosmétiques du monde. Séduite et réjouie, la personne à la tête de cet empire est aussi montrée comme une fine et forte femme d’affaires et une mécène généreuse.

Scène de cour: aux côtés de la reine Marianne (Isabelle Huppert), le mari (André Marcon), l’artiste trublion (Laurent Lafitte) et le fidèle serviteur (Raphaël Personnaz). | Haut et court
Puis ce même scénario décide qu’à un moment quand même cet homosexuel surdoué, cet histrion mal embouché exagère et redistribue les motivations et culpabilités, réparties entre des comportements qui n’épargnent personne: la milliardaire, son mari, sa fille, le photographe, le serviteur zélé…
Seul le mari de la fille, c’est-à-dire «dans la vraie vie» celui qui détient le pouvoir financier (et politico-juridique) aujourd’hui, a droit à une bienveillance particulière. Pour un peu, celui qui se retrouve à la tête d’un des plus grands groupes financiers de la planète aurait l’air de se sacrifier pour son épouse blessée. (…)
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