«À mon seul désir», «About Kim Sohee», «Relaxe»: désirs, souffrances et combats de femmes

Aurore (Louise Chevillotte, à droite), avec deux consœurs (Tokou Bogui et Laure Giappiconi) dans À mon seul désir. 

La plongée de Lucie Borleteau dans l’univers du striptease, le thriller de July Jung dans l’enfer des stages étudiants et le documentaire d’Audrey Ginestet autour de la résistance à une machination policière déploient certaines des multiples ressources des regards féminins.

Dans une semaine à nouveau pléthorique, et sur le plan commercial dominée par une ambitieuse production très masculine, Les Trois Mousquetaires, il y a quelque intérêt à attirer l’attention sur trois autres films, nettement plus modestes, trois œuvres dédiées à des héroïnes qui, comme chez Dumas, sont quatre (deux dans About Kim Sohee). Quatre sans compter leurs réalisatrices, puisque tous ces films sont aussi signés par des femmes.

On dira peut-être qu’il s’agit d’un rapprochement hasardeux entre des films par ailleurs extrêmement différents. Mais il importe précisément que le cinéma fasse place à cette hétérogénéité, avec une fiction joyeusement sensuelle, un thriller social coréen et un documentaire de résistance.

«À mon seul désir» de Lucie Borleteau

D’abord, c’est à la fois souriant et intrigant. Cette femme qui, comme une bonimenteuse à l’entrée d’une baraque foraine ou une meneuse de revue, invite à entrer dans un récit, celui de l’histoire d’une autre. L’écart ainsi créé, l’artifice d’un décor strass et paillettes, les couleurs fluo construisent une scène, qui est à la fois une scène matérielle et une scène mentale.

Sur cette double scène va se jouer le parcours d’Aurore, jeune Parisienne un peu étudiante, un peu sans le sou, pas mal paumée. Qui un jour entrevoit la possibilité d’améliorer son ordinaire en faisant quelque chose qu’elle n’avait jamais songé faire: se déshabiller devant des spectateurs.

C’est parti! Parti pour un étonnant voyage, dans le milieu du strip-tease, dans les relations entre les femmes qui le pratiquent, et parfois aussi entre elles et des clients. Voyage, aussi, dans l’imaginaire intime, physique, sensuel, érotique, affectif et réfléchi d’Aurore (Louise Chevillotte), et de quelques autres, au premier rang desquelles Mia (Zita Henrot), l’amie d’Aurore, plus expérimentée, plus compliquée aussi.

Sans jamais simplifier la multiplicité des ressorts qu’active cette pratique, et ses éventuelles déclinaisons, ludiques, mercantiles, de domination, la cinéaste et ses époustouflantes actrices font de ces méandres une sorte de fête des émotions et des sens.

Entre Aurore et Mia (Zita Henrot), toute une gamme de sentiments. | Pyramide Distribution

Lucide, À mon seul désir fait aussi place aux duretés de cette activité et aux misères (sexuelle, affective) comme aux ridicules (dans la répétition des clichés et le calibrage des fantasmes). Mais, associant les puissances du conte à celles de la chronique, il prend le pari d’un refus radical du misérabilisme. Et affirme sans complexe le choix d’accompagner les élans, aussi différents entre eux soient-ils, qui portent ces femmes aux côtés de qui Lucie Borleteau a résolument décidé de se placer.

Le premier film de cette réalisatrice, Fidelio, l’odyssée d’Alice, situé en grande partie à bord d’un navire marchand où travaillait une jeune femme, avait témoigné de la qualité de son regard pour évoquer un milieu particulier, dans ses dimensions professionnelles comme dans la nature des liens qui s’y tissent. On retrouve cette attention aux gestes, au vocabulaire, aux procédures, dans un contexte très différent.

Ces éléments, qui ne sont pas des détails, participent de l’intense incarnation de situations par définition marquées par l’artifice, le jeu des apparences. Le jeu, à tous les sens du mot, et les apparences, sont d’ailleurs des carburants d’un film qui surfe sur les continuités entre la scène d’une boîte de strip, celle du théâtre officiel, et celles de la vie quotidienne.

La multiplicité des désirs

Malgré les aspects sombres du monde où s’accomplit le voyage d’Aurore et le caractère de plus en plus complexe de sa relation avec Mia, le film accomplit la fusion des pratiques comme des affects, en un flux d’énergie jubilatoire.

Le côté artisanal des spectacles de strip-tease y contribue, avec ces bricolages de fantasmes et d’improvisation, où des femmes jeunes ou moins jeunes non seulement gagnent des revenus financiers mais sont amenées à inventer des numéros, à se découvrir des formes de créativité imprévue.

La danse de Mia ou le corps-objet réapproprié par le désir et l’énergie de celle qui sait, et aime, jouer des codes du spectacle. | Pyramide Distibution

Cet élan festif, attentif à la multiplicité des désirs (au contraire du singulier du titre, qui est aussi le nom du club où se produisent Aurore, Mia et leurs consœurs) s’amplifie sans cesse, stimulé par les obstacles qu’il rencontre, et qu’il balaie. Ces obstacles, ce sont en particulier les clichés et les préjugés sur l’intimité, le corps, la nudité, le regard.

Lucie Borleteau et ses interprètes ne tergiversent ni n’esquivent, elles font exister physiquement et à l’occasion discutent toutes les dimensions de ces questions. Et loin d’être circonscrit au seul contexte des cabarets, ou même du commerce des corps, cet élan se répand comme rivière en crue dans la cité, dans le métro, dans les relations individuelles ou de groupe.

Le monde n’a pas disparu, il apparaît sous de multiples formes, mais habité de cette vibration sensuelle, vitale, lucide et prête au risque, dont Aurore et Mia sont devenues de si belles incarnations.

Vigoureusement féministe, généreusement féministe, le film de Lucie Borleteau ne se soumet à aucun carcan, y compris ceux qu’on a voulu instituer en réponse à ceux de la domination masculine. Entièrement vu et senti du côté des femmes, À mon seul désir fait d’ailleurs aussi bel accueil à plusieurs hommes, dans leurs fragilités et leurs incertitudes. Et c’est aussi ce qui le rend à la fois si joyeux et si émouvant.

À mon seul désir de Lucie Borleteau

avec Louise Chevillotte, Zita Henrot, Laure Giappiconi, Sipan Mouradian, Melvil Poupaud

Séances

Durée: 1h57

Sortie: 5 avril 2023

«About Kim Sohee» de July Jung

Pour Kim Sohee (Kim Si-eun), un stage professionnel… en enfer. | Arizona Distribution

Au tout début, on pourrait faire le rapprochement entre ce qu’était Aurore au commencement du film de Lucie Borloteau et Sohee, en formation dans une école professionnelle, pas très bien dans sa peau ni avec les autres. La comparaison ne durera pas.

Le parcours universitaire que suit la jeune fille impose qu’elle suive un stage en entreprise, elle se retrouve dans un call center géré par une boîte en sous-traitance d’un géant des télécoms. Et c’est l’enfer.

Enfer des cadences imposées, enfer des contraintes hiérarchiques, enfer de la mise en compétition de toutes avec toutes et de la surexploitation de travailleuses précaires, enfer de la violence des clients en ligne, déversant sur les opératrices une fureur qui tient au mauvais fonctionnement du service, au stress de l’utilisation des technologies, et à mille autres causes de rage et de frustration qui trouvent un déversoir pratique, amplifié par une misogynie délirante, dès lors que des types invisibles peuvent insulter des jeunes femmes impunément. (…)

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En douceur, «La Romancière, le film et le heureux hasard» explore des gouffres

Première rencontre, moins fortuite qu’il n’y paraît, entre la romancière (Lee Hye-young), la libraire (Seo Young-hwa) et son assistante (Park Mi-so). | Arizona Distribution

Le nouveau film de Hong Sang-soo accompagne son personnage principal au fil de rencontres qui semblent anodines et où se déploie un immense paysage d’émotions, d’angoisses, de désirs.

– Bonjour… Ah c’est toi! Quelle bonne surprise de te rencontrer ici. – Oh, comment vas-tu, il y a si longtemps qu’on ne s’est vues…  On dit «small talk», qui n’est pas exactement du bavardage, tout de suite péjoratif. Là, il s’agit seulement de conversations aux enjeux apparemment minimes, de paroles de circonstances.

L’écrivaine qui a eu du succès mais n’écrit plus a fait le voyage depuis Séoul pour revoir l’ex-amie, qui a quitté la capitale incognito pour ouvrir une petite librairie dans cette ville moyenne.

Plus tard, elle croise par hasard un réalisateur qui devait autrefois adapter un de ses romans et ne l’a pas fait, et qui fut aussi son amant, et est aujourd’hui accompagné de sa femme. Ce sera ensuite la rencontre d’une actrice vedette qui s’est mise à l’écart des plateaux et de la célébrité, à qui elle propose de faire un film ensemble.

Puis, revenue à la librairie, l’écrivaine s’attable avec la libraire et l’actrice, mais aussi un poète vieillissant qu’elle a bien connu et une jeune fille qui étudie la langue des signes.

À chaque rencontre ou retrouvaille s’enclenchent ces échanges où se mêlent à doses homéopathiques politesse, curiosité, amertumes, rancœurs, fragments de souvenirs affectueux ou amusants, hypothèses plus ou moins solides, projets plus ou moins sincères.

Un film de terreur

Un film en surface autour de la parole, des mots échangés? Oui, en effet. Et pas du tout. La Romancière… est un film d’une grande violence. C’est aussi un film extrêmement physique, où le langage des corps, les expressions, les gestes accomplis, esquissés, retenus, racontent en permanence bien davantage que ce qui se dit (et qui importe aussi).

Il y a la douleur et la mort, la peur de vivre et celle de crever, il y a des existences tordues ou amputées, et des gouffres de panique. Partout, sans cesse. Le vingt-septième film de Hong Sang-soo est un film de terreur, une tragédie. D’autant plus que cela ne se remarque pas tout de suite, ou même seulement après qu’il est terminé.

Autour de l’actrice (Kim Min-hee), le jeune homme empressé (Ha Seong-guk) et la romancière. | Arizona Distribution

La légèreté fluide des circulations, dans ce noir et blanc doux et lumineux qui paraît mettre chacune et chacun au même niveau, selon une sorte d’égalité de présence qui est un leurre parmi tant d’autres, participe de l’apparence de lac paisible où flotteraient les relations. (…)

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Jafar Panahi a débuté une grève de la faim à la prison d’Evin

Tahereh Saeidi, l’épouse du réalisateur Jafar Panahi, qui est incarcéré à la prison d’Evin à Téhéran, a annoncé la grève de la faim du célèbre réalisateur en publiant un communiqué de sa part sur sa page Instagram.

La déclaration de Jafar Panahi indique : « Le 20 juillet dernier, en signe de protestation contre l’arrestation de deux de nos bien-aimés collègues, M. Mohammad Rassulof et Mostafa Al-Ahmad, un groupe de cinéastes s’est réuni devant la prison d’Evin, et il a été décidé qu’un certain nombre d’entre nous et les avocats des détenus entreraient dans le palais de justice d’Evin. Nous discutions avec les autorités compétentes et l’enquêteur concerné quand un agent est venu et m’a emmené devant le juge de la branche 1 de l’application des peines d’Evin. Le jeune juge a dit sans se présenter : « Nous vous cherchions dans les cieux, nous vous avons trouvé ici. Vous êtes en état d’arrestation ! »  C’est ainsi que j’ai été arrêté et transféré à la prison d’Evin pour l’exécution d’une peine qui avait été prononcée onze ans plus tôt. La loi selon laquelle j’ai été arrêté en 2010 stipule qu’au-delà de dix ans de non-exécution d’une peine de prison celle-ci devient inapplicable. Par conséquent, cette arrestation s’apparentait plus à un kidnapping ou à une prise d’otages qu’à l’exécution d’une sentence judiciaire.
Bien que mon arrestation ait été illégale, les autorités judiciaires ont détourné la loi pour me soumettre à un nouveau procès.
en reprenant la procédure devant la Cour suprême, qui est la plus haute autorité en matière d’affaires judiciaires, pour me soumettre à un nouveau procès le 15 octobre 2022 devant la même juridiction qui m’avait déjà jugé. Même ainsi, dans le cadre de cette procédure abusive d’un nouveau procès, j’aurais dû être libéré immédiatement sous caution.Mais alors que nous avons vu qu’il faut moins de trente jours entre le moment de l’arrestation et la pendaison d’un jeune innocent dans ce pays, plus de cent jours ont été nécessaires pour transférer mon cas au département qui aurait du statuer sur mon cas, du fait de l’intervention des forces de sécurité. La loi indique clairement qu’en semblable circonstance, le juge était obligé de me libérer en émettant une ordonnance de
libération sous caution dès que l’affaire lui était présentée. Néanmoins, j’ai été maintenu en prison sous des prétextes divers multipliés par par les agences de sécurité. Le comportement de l’institution sécuritaire, tyrannique et extra-légale, et la capitulation sans appel des autorités judiciaires montrent une fois de plus l’application de lois sélectives et injustes. Ce ne sont que des masques pour la répression.

Même si je savais que le système judiciaire et les institutions de sécurité n’ont aucune volonté d’appliquer la loi (à laquelle ils ne cessent de se référer), mais par respect pour mes avocats et mes amis, je suis passé par tous les moyens légaux pour obtenir le respect de mes droits. Aujourd’hui, comme beaucoup de personnes piégées en Iran, je n’ai pas d’autre choix que de protester contre ces comportements inhumains avec ce que j’ai de plus cher, c’est-à-dire ma vie.

Par conséquent, je déclare fermement qu’en protestation contre le comportement illégal et inhumain de l’appareil judiciaire et sécuritaire et cette prise d’otage particulière, j’ai entamé une grève de la faim depuis le matin du 01 février 2023, et je refuserai de manger et de boire toute nourriture et tout médicament jusqu’au moment de ma libération. Je continuerai même si c’est mon corps sans vie qui sortira de la prison.

Avec amour pour l’Iran et le peuple de mon pays,

Jafar Panahi »

NB: Le 3 février, et suite à une mobilisation considérable, Jafar Panahi a été libéré de prison. Son avocat a souligné que cette libération aurait dû avoir lieu le 18 octobre dernier, date d’un jugement de la cour suprême que les autorités ont durant des mois refusé d’exécuter. Des milliers d’autres Iraniens et Iraniennes sont toujours emprisonné(e)s pour avoir réclamé la démocratie, dont deux autres cinéastes, Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad.

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En ligne depuis l’Opéra, les merveilles de la 3e Scène

Portée par les Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krumpers sous la direction de Clément Cogitore, la plateforme de l’Opéra de Paris « 3e Scène » offre aujourd’hui la possibilité de se laisser porter par des spectacles en ligne et gratuits. Musique, chant, danse, mouvement, corps, mots… Les œuvres proposées, de styles et de longueur très variées, emportent pendant quelques heures le spectateur confiné loin de son canapé.

Tout près, ou très loin du cinéma, les œuvres mises en ligne (gratuitement) par l’Opéra de Paris sous l’intitulé « 3e Scène » offrent un généreux bouquet de propositions visuelles et sonores, sensuelles et subtiles. Initiée en 2015 pour ajouter aux deux scènes réelles de Garnier et de Bastille cet espace virtuel, la proposition a connu un succès particulier grâce aux Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krump exultante d’énergie contemporaine et baroque — au point de donner naissance à un spectacle en chair et en os, qui s’est joué à guichets fermés. Vue plus de 700 000 fois, cette œuvre spectaculairement physique du cinéaste et artiste visuel Clément Cogitore trace une des nombreuses lignes reliant les arts qu’accueille traditionnellement l’Opéra, musique, chant et danse « classique », et de multiples formes de propositions très contemporaines.

Contemporains les mediums, cinéma, vidéo, arts numériques, contemporains les styles musicaux, vocaux et gestuels ainsi mobilisés. Et contemporaines plus encore peut-être les propositions d’hybridations innombrables et fécondes auxquelles donne lieu le projet initié par le danseur, chorégraphe et producteur Dimitri Chamblas, en partenariat avec la société de production Les Films Pelléas, sur une invitation de Benjamin Millepied alors à la tête du ballet de l’Opéra de Paris. Une soixantaine de vidéos, de longueurs et de styles très variés, sont aujourd’hui disponibles sur le site de la 3e Scène, souvent accompagnées de « compléments de programme » qui enrichissent encore l’ensemble. Voici un florilège de quelques unes des plus remarquables.

Sarah Winchester, opéra fantôme de Bertrand Bonello

L’une des premières réalisations pour la 3e Scène en est aussi un des joyaux. Cinéaste et musicien, l’auteur de L’Apollonide et de Nocturama invente cette fois un conte cruel et fascinant, qui fait place à l’imaginaire fantastique, à l’histoire du capitalisme américain, à l’architecture réelle et rêvée, et à la danse. Celle-ci est incarnée par Marie-Agnès Gillot, d’une présence à la fois très physique et fantasmatique, donnant corps par ses mouvements à la folie meurtrière de la veuve du magnat des armes à feu, hantée par sa fille morte. Les mots et les notes de Reda Kateb construisent les contrepoints incantatoires à cette douleur extrême et cette folie vertigineuse performées par la danseuse. Les lumières, les chœurs, les dessins entrent dans la sarabande fatale, au cours de cette composition médiumnique qui, à certains égards, préfigure le très beau Zombi Child du même auteur.  

Alignigung de William Forsythe

Il est évidemment passionnant que ce duo soit filmé par un chorégraphe aussi habité par le langage cinématographique que Forsythe. Ralenti, mouvements de caméra, gros plan, jumpcut, surimpressions, escamotage à vue sont autant de ressources hors d’atteinte de la création scénique et qu’il mobilise avec inventivité en agençant les mouvements sur fond blanc de ces deux corps d’hommes entrelacés. Sur la musique à la limite du subliminal d’Ikeda, ils sont trois à composer ainsi ces formes à la fois abstraites et très explicitement corporelles, les danseurs Riley Watts et Rauf « Rubberlegz » Yasit, et la caméra de Forsythe, elle aussi virtuose sans effort apparent.

Degas et moi d’Arnaud Des Pallières

« Les danseuses ont cousu mon cœur dans un sac de satin rose. Un rose un peu fané, comme leurs chaussons ». Quand Degas dit cela, le cinéma a déjà opéré tant de miracles qu’on ne voit pas ce qu’il pourrait bien faire dans les 10 minutes qui restent. C’est Michael Lonsdale, évidemment, cette présence magique. C’est le reportage dans sa cuisine, mais par une caméra du début du XXe siècle, avec les mots du peintre inscrits en blanc sur des cartons noirs, mais des images aux couleurs belles comme des autochromes. Il est question d’être très vieux, mais vivant quand même, tandis que voici les danseuses, les petites danseuses ; elles sont habillées comme dans les tableaux qu’on voit au Musée d’Orsay, mais ce sont adolescentes d’aujourd’hui dans le studio au dessus de la place de l’Opéra. Les mots, les mouvements et les couleurs se cherchent et s’esquivent, un jeune homme manie le pastel avec habileté, pas besoin de croire qu’on voit l’artiste de La Classe de danse, l’œil et l’esprit complètent naturellement. Des Pallières décale, fractionne, redouble, ralentit, tourbillonne — c’est ça. Rien d’une reconstitution, une invite. Mais la jeune femme qui marche dans la rue du présent rallume la violence des rapports de domination de l’homme qui déshabillait les petites filles et leur faisait mal. Elle fait surgir la laideur immonde de la haine antisémite qui taraudait le peintre des grâces chorégraphiques. Le cinéma avait encore bien des ressources, pour qu’apparaisse aussi l’inévitable négatif sans lequel aucune image n’existe.

De la joie dans ce combat de Jean-Gabriel Periot

Elles et ils, elles surtout, parlent d’abord. Hors champ, elles disent ce que signifie « venir de banlieue ». Puis, à l’image, elles et ils chantent, ensemble. Respirent, cherchent, se risquent, dans une aventure partagée de la voix. C’est un étrange oratorio, composé pour l’occasion par Thierry Escaich avec des paroles de Periot. Les visages, une trentaine, sont de toutes les couleurs, mais plus souvent sombres. Pas deux présences pareilles, pas deux voix pareilles. Dans ce lieu qui n’est pas le leur, le grand théâtre de Garnier, ses pompes et ses velours, on voit et entend se fabriquer du commun sans diminution des singularités. Les mots chantés sont comme des oiseaux, très noirs d’abord, plus légers ensuite, qui traversent l’espace et la conscience. La beauté de l’image est un hommage, à ces visages souvent marqués par l’âge et l’existence. La mezzo-soprano Malika Bellaribi Le Moal les a guidé d’abord, pour l’élan. Après, elles et ils savent vers quoi aller.

Blue d’Apichatpong Weerasethakul

Bleue est la couverture dans laquelle est enroulée cette femme qui cherche en vain le sommeil. Qu’est-ce qui brûle en elle ? Nous ne saurons que le feu, qui semble naître, de sa poitrine, et finira par contaminer un décor de toiles peintes aux motifs orientalisants. Ces accessoires de spectacle sont la seule trace matérielle d’une relation entre l’œuvre de l’auteur d’Oncle Boonmee et l’Opéra ; on ne chante ni ne danse dans Blue. Mais dans la pénombre où palpite cette flamme qui peu à peu embrase, avec cette sensualité mystérieuse qui est la signature du grand cinéaste thaïlandais, chacun percevra peut-être qu’il s’agit bien ainsi d’un art lyrique, au sens le plus échevelé du mot. Et qui aura eu la chance de découvrir aussi l’œuvre dans sa version sous forme d’installation dans un lieu d’exposition (Blue était entre autres à la Biennale de Venise) pourra mesurer l’étonnante différence qui sépare les deux versions, ou plutôt les effets que produisent, dans des contextes différents, la même œuvre.

Les autres œuvres présentées sont:

Etoiles, I See You de Wendy Morgan

Vers le silence de Jean-Stéphane Bron

Grand Hotel Barbès de Ramzi Ben Slimane

Le Lac perdu de Claude Lévêque

C’est presqu’au bout du monde de Mathieu Amalric

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«Playing Men», «Green Boys», «Sankara n’est pas mort», des garçons et des hommes

En équilibre sur une voie incertaine, le poète de Sankara n’est pas mort ressemble au cheminement des trois films.

Malgré le confinement et la fermeture des salles, les documentaires de Matjaz Ivanisin, Ariane Doublet et Lucie Viver ouvrent sur des espaces inattendus et peuplés de présences impressionnantes.

Ce sont trois films de cinéma, trois documentaires que les circonstances contraignent à «sortir» directement en ligne. Ils se trouvent avoir en outre en commun d’être construits autour de protagonistes masculins (même si deux d’entre eux sont réalisés par des femmes).

Ils sont aussi, de manière chaque fois très singulière, des voyages. Et des manières d’interroger leurs propres outils de cinéma, de les déplacer et de jouer avec eux, pour rendre encore mieux sensible le rapport à des réalités –dans les Balkans, en Normandie, au Sahel, dans la tête des humains– qui participent de notre monde.

«Playing Men» de Matjaz Ivanisin, ou l’inquiétante et attendrissante folie des hommes

D’abord on ne sait pas, mais on est scotché. Ces gestes, rituels mystérieux, affrontements barbares, ces types silencieus qui paraissent se préparer à une improbable joute, ces corps masculins de bonshommes aux airs pas commodes, aux vêtements à l’ancienne ou ces jeunes gens à moitiés nus, ruisselants de sueur et d’épuisement.

Sans explication, Matjaz Ivanisin nous entraîne dans des environnements étranges, aux côtés de pratiques curieuses. Et si on suppose que les scènes de combats à mains nues opposant des adolescents ou des hommes mûrs au corps couvert d’huile proviennent de Turquie (au moins si on a vu le court métrage qu’y avait tourné Maurice Pialat au mitan des années 1960), on ne sait pas forcément quoi faire des visages de foule derrière des grilles, fascinés par ces ébats.

Après… après ce sera de plus en plus déroutant, ce prêtre nigérian, officiant d’une bourgade sicilienne et présentant le grand cérémonial de dévalement d’une roue de fromage à travers les rues, ces costauds et ces ados se défiant avec une violence impressionnante jusqu’à l’épuisement total, avec une version encore plus abstraite de pierre-feuille-ciseaux. Ce ne sont pas des illuminés ni les membres d’une secte, ce sont des paysans, des commerçants, des étudiants, des employés.

La spirale des investissements affectifs, symboliques et physiques qu’en ces endroits manifestement dispersés en Europe déploient des messieurs sérieux et leurs fils ou cousins, cette spirale pourrait ne jamais s’arrêter. Elle s’arrête pourtant, non par épuisement du sujet mais par épuisement du réalisateur, saisi de vertige face à ce qu’il affronte et décrit.

Avec un humour violemment mélancolique, Playing Men devient alors la chronique de ce trouble qui est à la fois affaire de pratiques et de folies très humaines et très banales, et crise du film lui-même et de celui qui le fait.

Lucide, Ivanisin a le bon goût de ne pas s’exclure du panorama qu’il dresse avec amusement, inquiétude et une sorte de bienveillance navrée de ces enfants mâles de tous âges, et de ce qui les hante.

Des amusements au combat, de l’enfance au grand âge, l’affichage d’une énergie virile comme raison d’être ou réponse aux angoisses.

Le film en découvrira la matière à un rebond sans doute le plus effrayant, du moins le plus spectaculaire, avec les scènes de foules en délire ayant accueilli le retour à Split du tennisman local ayant gagné à Wimbledon. Qu’est-ce qui explose ainsi dans cette furie, et qui peut-être se codifiait dans les règles de jeux anciens et curieux –mais en va-t-il autrement de pratiques plus modernes?

Avec une délicatesse tour à tour souriante et abasourdie, et qui accepte de reconnaître que non seulement le réalisateur, mais le film lui-même est contaminé par ce trouble, Playing Men entrouvre sur des abîmes de violence et de solitude, d’infantilisme et de besoin de protection, que viendra magnifiquement synthétiser la balade de Rio Bravo chantée a capella par un vieux gardien de club de tennis désert.

Oui, le cinéma, sans forcément le savoir, aura su approcher cela, la peur des hommes, peur d’eux-mêmes et du monde, qui en font si fréquemment des êtres dignes de pitié comme d’opprobre.

Le film est disponible à partir du 7 mai sur le site de Shellac films, il est également accessible sur plusieurs plateformes VOD.

Le grand conte des «Green Boys» d’Ariane Doublet

Un jeune homme noir de profil, assis dans un car. Il écoute de la musique qu’en toute incompétence on dira «africaine». Derrière lui défile un paysage de campagne assurément européenne, verte et cossue –la Normandie, de fait.

Il rejoint un garçon moitié plus petit que lui, dans une ferme. Ils jouent au foot. Plus tard ils iront se promener, dans les champs et les bois, jusqu’à la mer toute proche en bas des falaises du Pays de Caux. C’est l’été.

Alhassane le grand jeune homme arrivé de Guinée et Louka tout ce qu’il y a de Normand se posent l’un à l’autre des questions, se racontent des bribes de leur vie ou restent silencieux. Bientôt, ils commencent la construction d’une cabane, sur le schéma des cases traditionnelles du pays d’Alhassane.

Ariane Doublet les accompagne. On sait qu’elle est là, avec sa caméra –contrairement à la malhonnêteté de 90% des documentaires, sans s’exhiber ni en faire une affaire, la réalisatrice ne dissimule pas que, pour que l’on voit ce que l’on voit, il a bien fallu au moins une personne (ici deux avec le preneur de son) aux côtés des protagonistes.

Ce n’est qu’une des facettes de la probité attentive de ce cinéma au plus près des êtres, humains et non humains, mais aussi des lumières et des températures, de tout ce qui fait au sens propre un environnement. (…)

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«Les Siffleurs», sous le signe du film noir

Entre le flic (Vlad Ivanov) et la vamp (Catrinel Marlon), qui manipule qui? | Via Diaphana

Le nouveau film de Corneliu Porumboiu mobilise avec brio les codes du polar hollywoodien pour un très actuel jeu de masques, ludique et acéré.

Insuffisamment remarqué lors de sa présentation en mai dernier à Cannes, Les Siffleurs est pourtant une proposition de cinéma aussi plaisante que subtile.

On la doit à Corneliu Porumboiu, qui fut avec Cristian Mungiu et Cristi Puiu l’une des principales figures du jeune cinéma roumain, découvert à partir du milieu des années 2000 et consacré par la Palme d’or de 4 mois, 3 semaines, 2 jours en 2007.

Avec ce nouveau film, le réalisateur révélé par 12h08 à l’est de Bucarest (Caméra d’or du Festival de Cannes 2006), l’un des meilleurs films sur la chute des dictatures d’Europe de l’Est, accentue le virage observé avec son précédent long-métrage de fiction, Le Trésor, vers davantage de romanesque.

Les Siffleurs est un polar, un vrai, avec gangsters, flics véreux, trahisons, rebondissements, poursuites et fusillades –ou plus exactement, c’est un film noir, avec aussi la femme fatale et le portrait désenchanté d’une société sans foi ni loi.

Une déclaration d’amour

C’est aussi, et peut-être même surtout, une déclaration d’amour à la fiction cinématographique.

Le film multiplie les citations de grands films américains, au premier degré (un extrait de La Prisonnière du désert de John Ford), au deuxième degré (une séquence qui rappelle explicitement Vertigo d’Alfred Hitchcock, un personnage qui pastiche Anthony Perkins dans Psychose, la femme fatale qui se prénomme Gilda), au troisième degré (une scène vue à la télévision d’un film roumain imitant lui-même les films de gangsters hollywoodiens), voire au quatrième degré (la scène de bataille entre policiers et bandits a lieu dans des décors de films d’un studio à l’abandon).

Les ressorts du film de gangsters, et leur mise en abyme. | Via Diaphana

Mais si les ingrédients sont clairement empruntés au cinéma de genre, la construction est quant à elle très inventive, et d’ailleurs d’abord déroutante –ce qui est une autre manière de faire confiance à la fiction, au-delà des règles de la narration classique.

Circulant avec allégresse parmi les signes du film de genre, Porumboiu ne perd pas en chemin les dimensions plus souterraines qui l’intéressent, notamment l’interrogation sur le langage, dont son mémorable Policier, adjectif avait en particulier exploré les effets politiques. (…)

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«Séjour dans les Monts Fuchun» et «Ghost Tropic», au long du fleuve et à travers la ville

Pour commencer 2020, deux films singuliers et poétiques, la première œuvre prometteuse du Chinois Gu Xiao-gang et l’odyssée nocturne d’une femme étonnante par le Belge Bas Devos.

Ce fut la plus inattendue des révélations du dernier Festival de Cannes, qui fut si riche en belles propositions. Découvert dans la sélection de la Semaine de la critique, ce premier film d’un jeune réalisateur chinois jusque-là inconnu au bataillon de la cinéphilie mondiale s’imposait immédiatement.

Cette fresque de deux heures et demie accompagne un an durant la vie d’une famille composée de trois générations, faisant preuve d’un souffle narratif et d’une élégance de réalisation rares.

 

Un réel en mouvement

Son titre reprend celui de l’un des plus célèbres rouleaux de la peinture traditionnelle chinoise. L’important n’est pas tant que le film contemporain se déroule dans ces lieux qui furent peints au XIVe siècle (la ville de Fuyang, dans le sud du pays, où est né et a grandi le réalisateur), mais qu’il invente avec bonheur des équivalents cinématographiques des techniques picturales d’alors.

Si l’utilisation de longs travellings latéraux rappelle en effet la manière dont l’œil parcourt les rouleaux de shanshui, bien d’autres choix de mise en scène font écho à cette esthétique, notamment l’importance du vide, du non peint, dont l’ellipse est l’une des possibles traductions au cinéma.

Pourtant, si son esthétique singulière s’inspire de l’art pictural classique en Chine, le film de Gu Xiao-gang n’est pas du tout une œuvre formaliste. C’est un vaste récit qui raconte des histoires d’amour, d’amitié, de trahison, mais aussi les mutations de la société chinoise, de la ville chinoise, de la famille chinoise.

Les gangsters, les enfants, les poissons du fleuve, les poésies anciennes, la neige et les arbres, les problèmes d’argent, d’honneur et de respect des traditions, les questions de travail, de transport et de logement, en tissent la riche trame romanesque, avec une admirable fluidité suggestive.

Se déroulant (c’est ici vraiment le verbe approprié) durant les quatre saisons de l’année, Séjour dans les monts Fuchun compose un récit aux multiples ramifications. Film de fiction qui évoque les sagas familiales, il est nourri d’une riche texture documentaire.

Via ARP Sélection.

Mieux, celle-ci tient précisément au grand nombre de récits entrelacés, certains à peine esquissés, d’autres suivis de manière plus soutenue, quelques-uns ressurgissant après avoir semblé abandonnés. Selon ce qui n’est qu’apparemment un paradoxe, la multiplication des fictions alimente la puissance de description du réel, et d’un réel en mouvement.

Ce mouvement est essentiellement temporel, tout comme le grand art de la peinture de rouleau était déjà une manière de figurer le passage du temps et ses effets plus encore que de représenter un espace. Par quoi, en même temps qu’en référence à un art traditionnel, le film de Gu Xiao-gang est en phase avec le documentaire contemporain, et singulièrement avec le documentaire chinois actuel.

Grâce à la légèreté et au faible coût des instruments numériques, de nombreux documentaires venus de Chine accompagnent l’évolution d’un personnage, d’une famille, d’un village ou d’un quartier sur de très longues durées, souvent plusieurs années.

Réappropriées par un conteur, ce qu’est à l’évidence le jeune Gu, ce sont ces approches qui contribuent à la force de son film, en même temps qu’un sens plastique indéniable.

Une femme dans la ville

D’abord elle rit. À ce moment, on ne sait pas encore qu’elle sera l’héroïne de cette aventure épique. Elle est avec ses collègues, qui la nuit font le ménage dans des bureaux. Nuit, hiver, métro, fatigue, sur le chemin du retour, Khadija s’est endormie. Maintenant à Bruxelles, il n’y a plus de transports, il faut rentrer à pied. C’est loin.

Ghost Tropic accompagne cette mère de famille arabe à travers la grande ville européenne. C’est une odyssée, une anabase. Rien, à aucun moment, ne se passera comme prévu –du moins comme prévu par les schémas narratifs qui inévitablement surgissent en réponse à cette situation.

Le parcours de Khadija sera semé de rencontres: un vigile, un SDF ivrogne, des flics, le gérant d’une épicerie de nuit, des infirmières, une caissière de station-service, sa fille avec des copines et un garçon… Et chaque fois, en lieu et place du cliché, s’ouvre une écoute, un possible, l’hypothèse d’un embranchement.

Rien d’idyllique ni de gentillet dans cette succession de situations, juste l’affirmation paisible qu’aucun scénario n’est joué d’avance, que la fiction peut –doit?– aussi mener dans d’autres directions, sur le chemin de la maison.

Cette femme incarnée avec une présence intense, mais jamais aguicheuse par l’actrice Saadia Bentaïeb. Elle traverse la nuit froide, prend des décisions parfois rationnelles et parfois improbables, ou discutables, avec une force qui donne au film son mouvement intérieur, puissant et lent.

Si son héroïne emporte le film dans son sillage obstiné, la mise en scène du réalisateur, le Belge Bas Devos, sait ménager des accélérations, des bifurcations, des échappées du côté du fantastique urbain.

Via JHR Films.

Les espaces, les lumières, les lieux désertés en pleine nuit, les sons de la cité assoupie, tantôt menaçants et tantôt d’une étrange musicalité, participent de cette composition apparemment toute simple, mais qui réussit à associer des éléments qui pourraient sembler incompatibles.

La vibration un peu mystérieuse qui émane de l’écran tient aussi à la pellicule 16mm couleur, aux antipodes de ce qu’impose l’image numérique, surtout en situation de basse lumière.

On a dit «d’abord elle rit», parce que c’est ainsi que nous avons vu pour la première fois Khadija. Mais au début de ce film qui se souvient de Chantal Akerman, il y avait eu ce prologue où le jour baissait doucement dans une pièce d’un appartement sans luxe et sans misère –celui du personnage principal, sans doute, mais on ne le sait pas.

Et une voix, la sienne, mais on l’ignore aussi, dit que les lieux où nous vivons sont faits de la superposition invisible des traces de nos actes. Avec son voyage nocturne et doucement physique, c’est ce qu’aura capté Tropic Ghost.

Émouvant et décalé, linéaire et fragmentaire, incarné et onirique, ce troisième film lui aussi découvert à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, vibre d’une pulsation qui doit tout à la mise en connivence de la ville, d’une femme et des moyens du cinéma. Mémorable alchimie.

Séjour dans les monts Fuchun

de Gu Xiao-gang, avec Qian You-fa, Wang Feng-juan, Sun Zhang-jian, Sun Zhang-wei, Zhang ren-liang, Zhang Guo-yin.

Séances

Durée: 2h30. Sorti le 1er janvier 2020.

 

Ghost Tropic

de Bas Devos, avec Saadia Bentaïeb, Maaike Neuville, Stefan Gota, Cédric Luvuezo.

Séances

Durée: 1h25. Sorti le 1er janvier 2020

À Noël, dites-le avec des DVD

Si la diffusion de masse des films, en particulier les plus vendeurs, se fait désormais en ligne, l’édition DVD couvre un large éventail de propositions où des trésors sont à découvrir.

Youssef Chahine, 1954-1979

Le cinéma est-il «l’arme la plus puissante que l’on puisse opposer à l’ignorance et à la mystification», comme l’affirma un jour le grand cinéaste égyptien? Du moins son œuvre témoigne d’une tentative titanesque de donner chair et vie à cet espoir. Avec comme ressource une richesse moins partagée qu’on ne le croit: un amour illimité pour le cinéma, sous toutes ses formes. Comme en témoigne son œuvre, le réalisateur alexandrin aura tout aimé du cinéma, et tout parié sur lui. Il aura aimé le réalisme et la fiction, l’engagement politique et la comédie musicale, les films de genre hollywoodiens et le cinéma populaire égyptien, les essais, le documentaire, les fresques, le néoréalisme, l’autobiographie, les actrices et les acteurs, éperdument.

Lorsqu’on rencontre ses films, la formule «le grand cinéaste égyptien» devient réductrice. Égyptien, Arabe, homme du «Sud», Chahine le fut passionnément, mais son œuvre l’inscrit sans hésitation parmi les grandes figures du cinéma mondiales, par-delà les appartenances tout autant que grâce à elles.

En réunissant, d’une façon qui semble devoir davantage à la disponibilité des droits qu’à un assemblage concerté, neuf des vingt-six premiers films de Youssef Chahine, ce coffret donne accès à quelques titres majeurs. Certains étaient déjà disponibles, à commencer par l’essentiel Gare centrale (1958), qui marque l’avènement du cinéma moderne au Moyen-Orient, et Le Moineau (1972), jalon historique du rapport entre cinéma et politique dans le monde arabe. D’autres rendent accessibles des titres importants, et déploient la diversité des formes cinématographiques mobilisées par Chahine, du mélodrame (C’est toi mon amour, 1957) à la fresque historique (Saladin, 1963).

Le coffret, qui reprend de manière un peu différente une précédente parution du même éditeur, comprend de nombreux bonus inédits, et également un livret aussi intéressant qu’étonnamment mal conçu. Malgré ses défauts, à commencer par l’absence de table des matières, celui-ci recèle de nombreuses informations passionnantes et, une fois n’est pas coutume, donne largement la parole aux auteurs arabes, notamment égyptiens.

Youssef Chahine 1954-1979  La complainte égyptienne Editions Tamasa

«La Bataille de l’eau lourde», de Jean Dréville

Du début des années 1930 au milieu des années 1960, Jean Dréville a réalisé quelque trente-cinq longs-métrages très inégaux parmi lesquels deux films importants, inspirés par la Seconde Guerre mondiale, La Bataille de l’eau lourde et Normandie-Niemen (1960), auxquels il faut ajouter ses contribution au film collectif Retour à la vie (1949), films qui ont en commun d’évoquer des aspects méconnus ou refoulés de l’histoire officielle du conflit.

La Bataille de l’eau lourde évoque une opération de la résistance norvégienne ayant permis de priver le Reich d’un produit susceptible de lui donner accès à l’arme atomique. Cet épisode authentiquement héroïque, qui inspirera plus tard le dernier film d’Anthony Mann, Les Héros du Telemark (1965) avec Kirk Douglas, est reconstitué dans le film de 1948 avec une formidable précision, qui n’enlève rien à l’intensité dramatique. La quasi-totalité des principaux protagonistes du récit est incarnée par les véritables acteurs de cette opération qui a vu deux commandos de Norvégiens traverser à ski des centaines de kilomètres de montagnes enneigées pour aller d’abord faire sauter l’usine produisant le produit lourd de menaces, puis détruire le bateau transportant les réserves d’eau lourde accumulées par les nazis. On y voit également l’inventeur du procédé de fission atomique contrôlé par l’eau lourde, le savant Frédéric Joliot-Curie, lui aussi dans son propre rôle, de chercheur et de résistant.

Film d’action, La Bataille de l’eau lourde incorpore avec maestria des images documentaires, en suivant un récit dans le style des «actualités filmées», énoncé par le journaliste Jean Marin, qui a été une des voix de la France Libre sur les ondes la BBC, et a écrit l’article ayant inspiré le film. À cet audacieux assemblage de fiction, de documentaire et de re-enactment s’ajoute la somptuosité des images sur les pentes et les cimes enneigées, dans un noir et blanc inspiré, témoignage tardif de ce que fut cet art singulier des années 1920-1930, le cinéma de montagne.

Il reste toutefois un mystère: toute la documentation en français concernant le film l’attribue au seul Jean Dréville, alors que le générique énonce une mise en scène de Titus Vibe-Müller, assisté de W. Gran, Dréville étant ensuite crédité d’une «supervision» dont on ignore la nature.

Le Norvégien Vibe-Müller était à la fois réalisateur et un monteur chevronné, et il y aurait quelque justice à lui refaire une place au crédit de ce film toujours impressionnant, soixante-dix ans après.

La Bataille de l’eau lourde de Jean Dréville (1948) Editions Montparnasse.

«Roubaix, une lumière», d’Arnaud Desplechin

Disons-le sans ambages, et sans attendre les éventuelles récompenses, prix, trophées et classements –ou absence de–, pour Roubaix, une lumière. Le film d’Arnaud Desplechin est magnifique, et le plus beau film français de 2019. À tous ceux qui auraient étourdiment oublié d’aller suivre en salle l’enquête du commissaire Daoud, cette édition offre l’opportunité d’un rattrapage salvateur, aux autres la possibilité de garder à la maison la possibilité de revoir ce joyau illuminé de l’intérieur par Roschdy Zem en flic habité d’une intelligence des êtres et des situations qui déplace tous les codes du film policier.

Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin. Le Pacte

«The Rolling Stones on Stage», de Bruno Juffin / «Shine a Light», de Martin Scorsese

Souvent gadget, l’adjonction d’un DVD à un livre aura rarement été aussi judicieuse. En 190 pages trépidantes, Bruno Juffin raconte cinquante-et-un concerts des Rolling Stones, du Marquee Club de Londres le 12 juillet 1962 au Stade Vélodrome de Marseille le 26 juin 1918, en passant par Hyde Park, Madison Square, Altamont… et le Beacon Theatre de New York, où Scorsese les a filmés. Soit tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un tel ouvrage, amour et lucidité de l’auteur, épopée rock et légende sociétale, langue fleurie et énergie haut voltage. Sans omettre la très belle iconographie, même si assez prévisible.

À cela s’ajoute la justesse de la présence du film de 2008, à l’époque injustement sous-évalué. S’il n’atteint pas le génie du film dédié par Scorsese à Bob Dylan trois ans plus tôt, No Direction Home, son Shine a Light réussit une prouesse rare, et qui fait très justement écho à l’ouvrage de Juffin: montrer, avec attention et précision, les Stones au travail. Enregistrés par seize caméras pilotées par une floppée de chef opérateurs multi-oscarisés, les interprétations sur la scène du Beacon rendent sensible comme rarement l’extraordinaire déploiement de professionnalisme, d’invention improvisée, d’obligation de refaire, et de refaire bien ce qu’ils font depuis un gros demi-siècle, l’énergie, l’humour, le travail physique…

Ni la présence en live aux concerts, ni l’écriture, ni évidemment la télé (pauvre d’elle!) ne pourraient rivaliser, seul le cinéma, et le cinéma mis en œuvre par un grand cinéaste, peut faire cela. Juffin a certainement raison de dire que nul n’expliquera jamais pourquoi ces types ont réussi si longtemps à tenir le rang unique qui est le leur. Mais Scorsese aura au moins montré un peu comment ils l’ont fait.

The Rolling Stones on Stage  de Bruno Juffin, Shine a Light de Martin Scorsese. GM Editions

LIRE LA SUITE, A PROPOS DE

«Jeanne la pucelle», de Jacques Rivette

«Film», de Samuel Beckett et «NotFilm», de Ross Lipman

«Renaud Victor présence proche», Cinéma hors capital(e) n°7

Avec les moines de terrain de «Tenzo», vivre dans un monde abimé

Le nouveau film de Katsuya Tomita explore avec douceur, humour et exigence une multiplicité de réponses quotidiennes aux tragédies et tracas de l’existence.

Passé relativement inaperçu dans la grande lessiveuse du Festival de Cannes, ce film modeste présenté au dernier par la Semaine de la critique était pourtant un des plus beaux parmi ceux qu’on put voir sur la Croisette en mai dernier. Cette œuvre d’à peine une heure est la nouvelleproposition du remarquable jeune réalisateur japonais Katsuya Tomita, déjà repéré grâce à deux films majeurs, Saudade et Bangkok Nites.

Avec Tenzo, il accompagne ici le quotidien de deux moines zen dans le Japon de l’après Fukushima. L’un de ces moines joue son propre rôle, le deuxième est interprété par un autre moine, les touches de fiction ne servent qu’à rendre plus sensibles les multiples manières très concrètes, voire triviales, dont des personnes se consacrent à rendre moins invivable l’existence de leurs contemporains.

Ils sont fragiles, marrants, sérieux, ces moines de terrain, ils inventent des plats délicieux, se rendent disponibles à ceux qui veulent se tuer, jouent avec les gosses ou explorent les ruines mortellement contaminées avec la même détermination. Ils n’échappent ni à l’angoisse, ni à la lassitude. L’un picole, l’autre se bat contre l’asthme de son enfant, on est les pieds sur terre, entièrement, même dans les scènes oniriques.

Autour d’eux, c’est toute une farandole de personnes, celles que d’ordinaire on ne filme jamais, une danse délicate et un peu fantomatique de récits que nul n’écoute, de gestes auxquels on ne prête pas attention, et qui se déploient avec une sorte de grâce tendue, entre énergie vitale et présence du malheur.

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Tenzo de Katsuya Tomita, avec Chiken Kawaguchi, Ryugyo Kurashima. Durée : 1h03. Sortie le 27 novembre 2019.

 (Ce texte est la reprise de celui publié sur Slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes)

Jean Douchet, l’homme qui aimait les films

Le critique, enseignant, cinéaste et bon vivant est mort le 21 novembre, à l’âge de 90 ans.

Il pouvait parler des heures d’un plan de John Ford, d’une séquence de Fritz Lang, de la circulation des regards appelée par une image de Brian De Palma ou de Hou Hsiao-hsien, mais aussi de bonne chère et de bons vins.

Il y avait dans sa parole et dans ses écrits ce qui manque à tant de critiques: une gourmandise de bon aloi et un rire, le plus souvent en réserve, tapi dans l’ombre des mots, la modulation des intonations.

Une cinémathèque porte son nom –même si elle aussi est en danger de mort. Voilà plus de soixante ans qu’il répandait une bonne parole, une parole d’amour du cinéma, d’amour de la pensée avec les films, de la compréhension de ce qui se joue dans l’organisation des espaces et des corps, des gestes et des sons, des rythmes et des silences. Film par film.

Savant parce qu’amoureux

Le premier recueil de textes du critique des Cahiers du cinéma, qui les a dirigés quelques années (entre 1959 et 1963) aux côtés d’Éric Rohmer, s’intitule L’Art d’aimer.

De cet écrivain de cinéma, chaque texte est une proposition sans arrogance théoricienne ni étalage d’érudition.

Le titre du recueil est, lui, un manifeste. Il est la revendication d’un rapport affectif, sensitif, émotionnel, mais aussi d’une exigence amoureuse, où les immenses attentes vis-à-vis des films sont aussi ce qui légitime la colère et la vindicte contre ceux qui trahissent et méprisent le cinéma –et avec lui le public.

Écrivain, Douchet aura été plus encore un orateur hors pair. Ses étudiant·es des universités de Vincennes, Jussieu et Nanterre n’en finiront jamais d’évoquer sa faconde pour entrer dans les sens plus ou moins cachés des films qu’on croyait les mieux connus, les mouvements de sa crinière tôt argentée accompagnant la joie, qui jamais n’a diminué, de parler et parler encore des ressources du cinéma, de ses promesses, tenues ou non.

Pratiquement jusqu’à la fin, cinéphile épicurien, Douchet aura continué d’animer régulièrement deux ciné-clubs, à la Cinémathèque française et au cinéma Le Panthéon, tout en intervenant ponctuellement en de multiples occasions un peu partout en France et en Europe.

Cinéaste un peu, mentor beaucoup

Critique, enseignant, passeur d’amour et de pensée, il aura encore été autre chose.

Membre de la rédaction des Cahiers du cinéma des débuts, dont les autres jeunes membres voulaient tous devenir cinéastes, il se sera trouvé aux côtés de Godard, Rohmer et Chabrol dans le cadre d’un des films manifestes de la Nouvelle Vague, le film collectif Paris vu par… (1965), dont il tourne un épisode, «Saint-Germain-des-Prés».

On peut regretter qu’il n’ait pas poursuivi dans la voie de la réalisation, au vu de son seul long-métrage, le tardif La Servante aimante (sorti en salle en 1996), passionnante variation sur les ressources du cinéma et du théâtre à partir d’une pièce de Goldoni. Sans doute la figure alors tout à fait établie du critique aura-t-elle fait de l’ombre à l’encore possible cinéaste.

Douchet fut aussi, génération après génération, le mentor de jeunes cinéastes à leur début, avec un goût très sûr. (…)

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