À voir en salles: «L’Enlèvement», «Marx peut attendre», «Le Garçon et le héron», «MMXX», «Zorn I, II, III»

L’immense brasier d’images et de sentiments allumé par Hayao Miyazaki pour son dernier film.

Bellocchio, Miyazaki, Puiu, Amalric: abondance de beaux films, d’autant plus incomparables entre eux que tous valent mise en œuvre des puissances d’émotions et de compréhension du cinéma.

Guère de semaines où l’on ne se plaigne de la déferlante de nouveautés sur les grands écrans, avec les risques d’embouteillage et de confusion que le phénomène engendre. Mais il est exceptionnel qu’il s’accompagne d’une offre à la fois aussi riche et aussi diverse. Avec en outre une caractéristique tout à fait singulière: parmi les titres qu’on tient à accompagner dans les lignes qui suivent, deux dans un cas et trois dans un autre sont signés d’un même auteur, Marco Bellocchio pour les uns et Mathieu Amalric pour les autres.

N’importe, un beau film est un beau film, quels que soient son style et les conditions dans lesquelles il est distribué. C’est le cas de tous ceux-là, y compris la fulgurante œuvre-testament du vieux maître Miyazaki, y compris la nouvelle proposition de ce grand artiste solitaire, chroniqueur sans concession de notre temps et de notre monde qu’est Cristi Puiu.

«L’Enlèvement», de Marco Bellocchio

L’Enlèvement est un nouveau et important chapitre de l’œuvre désormais imposante de Marco Bellocchio –on ne parle pas tant ici de ses trente longs-métrages depuis Les Poings dans les poches en 1965, que d’un ensemble de films, depuis La Nourrice en 1999, sur les imaginaires du pouvoir en Italie, imaginaires dont le fascisme est une donnée majeure, mais qui trouve d’autres traductions comme en a aussi témoigné l’an dernier l’immense Esterno Notte.

L’Enlèvement est un film historique qui a pourtant trouvé d’étranges échos contemporains à Cannes, où fut projeté à plusieurs reprises en avant-programme un court-métrage évoquant l’actuelle opération de vols d’enfants ukrainiens menée à grande échelle par les sbires de Vladimir Poutine.

​Comment ne pas faire le rapprochement avec cet épisode qu’évoque le film, lorsque qu’au milieu du XIXe siècle, l’Église apostolique et romaine entreprit, sous la direction du pape d’alors, Pie IX, de voler des enfants juifs pour les convertir et leur laver le cerveau?​

Le nouveau film retrouve cette forme opératique, qui affectionne de grandes envolées lyriques et des effets de contraste puissants dans un univers visuel très sombre qu’a souvent travaillé le cinéaste. La référence à l’opéra, forme artistique en phase avec cette époque en Italie, est ici tout à fait logique.

Un enfant et sa mère, appartenant à une minorité, encerclés par les puissants qui veulent leur destruction: quand un fait historique est aussi une fable de toutes les époques. | Ad Vitam

À partir d’un événement précis, oublié mais bien documenté, L’Enlèvement poursuit en fait un travail au long cours du cinéaste sur des formes de domination et de manipulation, indissolublement psychologiques et politiques. Comme Marco Bellocchio le faisait dans d’autres contextes avec récemment Buongiorno, notte ou Le Traître, il déconstruit les mécanismes d’adhésion, d’appartenance, de multiples allégeances sentimentales, religieuses, culturelles, politiques, familiales…

Aux côtés du jeune Edgardo Mortara, dont le sort devint à l’époque le symbole de ces épisodes sinistres, le film met à jour un écheveau de folies mêlées, folies qui ne se limitent assurément pas à la seule période historique décrite –ni d’ailleurs à l’Italie, même s’il s’agit en grande partie de décrire un processus fondateur lié à cette nation, au moment même où elle se constituait comme telle.

L’Enlèvement de Marco Bellocchio avec Enea Sala, Leonardo Maltese, Paolo Pierobon

Séances

Durée: 2h15   Sortie le 1er novembre 2023

«Marx peut attendre», de Marco Bellocchio

À la fresque d’époque qu’est L’Enlèvement fait pendant ce documentaire intime, où le cinéaste se met en scène entouré des membres de sa famille. Des membres toujours présents (ses frères et sœurs plus âgés), pour évoquer le drame qui a traversé l’histoire des Bellocchio et, singulièrement, celle de Marco. Au point de littéralement hanter son œuvre cinématographique.

Ce drame, c’est le suicide, à 29 ans, du frère jumeau de celui qui était déjà à ce moment, en 1968, un cinéaste fêté pour Les Poings dans les poches et La Chine est proche. Juste après Noël de cette année-là, Camillo s’est pendu.

Par petites touches à la fois attentives et souvent cruelles, associant témoignages, souvenirs, archives publiques et privées, le film explore avec une honnêteté disponible à toutes les remises en question, y compris du cinéaste lui-même, les méandres d’une histoire longue et sombre.

Cette histoire est celle d’une famille particulière, bien sûr. C’est aussi à bien des égards une histoire collective, celle de l’Italie de l’après-guerre, et la mise à jour des fonctionnements de la famille comme mode d’organisation, de contrôle, de transmission et, dans tant de cas, de soumission.

Les survivants de la fratrie Bellocchio (dont Marco, le cinéaste, à droite), témoins et acteurs d’un drame familial. | Ad Vitam

À ce titre, Marx peut attendre s’inscrit de plein droit dans l’ensemble de la formidable filmographie de l’auteur du Saut dans le vide, d’Au nom du père et du Sourire de ma mère. Il n’en donne pas la clé (quel intérêt?), il en déploie un peu plus les profondeurs et les abîmes.

Marx peut attendre de Marco Bellocchio

Séances

Durée: 1h36  Sortie le 1er novembre 2023

«Le Garçon et le héron», de Hayao Miyazaki

Il faut un peu de temps pour prendre la mesure de ce que propose le grand maître de l’anime. Le film s’ouvre par une évocation réaliste d’une enfance durant la Seconde Guerre mondiale sous les bombardements, la mort de la mère, le départ du garçon, Mahito, dans une campagne aux allures de paysage et de château de conte de fées.

Puis, selon des cheminements qui font écho à pratiquement toutes les précédentes réalisations du cinéaste de Mon voisin Totoro, comme à de multiples autres références, d’Alice au pays des merveilles au Roi et l’oiseau, de Blanche-neige au Tombeau des lucioles, les tribulations du jeune garçon dans plusieurs mondes oniriques connectés par des voies improbables s’emballent en un maelström de graphismes, d’aventures, de personnages, de symboles.

C’est lui, Miyazaki, ce garçon audacieux et malheureux, et c’est lui aussi ce vieux sage démiurge, maître d’un cosmos instable et constamment à réinventer.

La puissance de l’accumulation des récits, l’énergie surhumaine dans leur déploiement et la modestie dans la manière de toujours rester à hauteur d’humain, de jeune humain, sont la véritable magie de cette offrande somptueuse qu’est le douzième long-métrage du fondateur du Studio Ghibli. (…)

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