Harun Farocki : mort d’un artiste chercheur

harun-farocki-Au milieu des années 1960, Jean-Luc Godard commence à affirmer, et à mettre en œuvre, les capacités du cinéma comme outil d’enquête sur les rapports humains, en inventant avec Une femme mariée, 2 ou 3 choses que je sais d’elle, Masculin-féminin des dispositifs qui déjouent les catégories de « fiction » et de « documentaire ». Un des très rares réalisateurs à emprunter sérieusement cette voie aussitôt après est un Allemand à peine sorti de l’Académie du cinéma et de la télévision de Berlin, Harun Farocki. A partir de 1966, il commence à tourner les premiers des quelque cent films de toute durée et de tout format qu’il signera.

einbd3Une image, 1983

Ceux-ci mettent à jour les mécanismes à l’œuvre dans la production du discours politique, l’organisation de l’univers de la mode ou celui de la musique de variétés, le fonctionnement des médias, l’espace urbain, le commerce du nu, la présence de l’héritage du nazisme dans la société allemande, la difficulté à percevoir d’autres réalités – en 1969, dans Un feu inextinguible, il se brûle lui-même à l’écran avec une cigarette, 7,5 fois moins chaude que le napalm massivement utilisé au Vietnam par l’armée américaine, pour questionner la manière de construire une relation entre un fait et un public. Entre 1974 et 1984, il est également rédacteur en chef d’une excellente revue, Filmkritik. En 1988, il réalise ce qui restera sans doute comme son œuvre majeure, Images du monde et inscription de la guerre, vaste réflexion sur les dispositifs de vision et la manière dont ils influencent la réalité, y compris les guerres.

bilderwImages du monde et inscription de la guerre, 1988

Tout en continuant un travail pratique et théorique fondé sur le cinéma, Farocki aura de plus en plus élargi à la fois les modes de production d’images et les dispositifs de partage. Portant une attention aigue à la vidéosurveillance aussi bien qu’aux jeux vidéo, il produit des installations qui déploient d’autres modes de perception et d’intelligence des effets de pouvoir des manières de voir, et sont montrées dans les plus grands musées d’art contemporain.

Cette recherche très féconde, dont on trouve les traces sur un site internet aux innombrables ressources (dont ses textes en français publiés par la revue Trafic), aura toujours reposé sur le refus de distinguer démarche scientifique et démarche artistique, capacité d’analyse et affirmation d’une subjectivité sensible aux formes. Cette approche, qui fait de l’œuvre de Farocki un sommet de ce qu’on appelle le « film-essai », se fonde sur la certitude, confortée par d’innombrables résultats probants (mais probants seulement pour qui regarde et écoute les films), d’une puissance d’intelligence propres à la perception des formes – le meilleur sens du mot « esthétique ».

Screen-Shot-2014-02-10-at-11.21.20-AM-590x222Serious Games, 2009

Enseignant (notamment à Berkeley), cinéaste, vidéaste, écrivain (1), Harun Farocki n’aura cessé de porter les outils de sa réflexion sur les enjeux d’actualité, des suites de la chute du Mur (Vidéogrammes d’une révolution, 1992, coréalisé avec un autre grand praticien du film-essai, Andrej Ujica) aux outils d’entrainement de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan (Guerre à distance, 2003, Serious Games, 2009), sans délaisser les enjeux de l’histoire longue (Respite, 2007) ni des représentations sociales : auteur d’une lumineuse enquête sur l’absence, c’est à dire l’exclusion du monde du travail du cinéma mondial (Les Ouvriers sortent de l’usine, 1995), il avait mis en place avec Antje Ehmann un vaste dispositif d’enregistrement des gestes du travail dans le monde, Labour in a Single Shot devant donner lieu durant cinq ans (2011-2015) à des tournages dans 15 villes et à de multiples expositions.

Haroun Farocki est mort le 30 juillet. Il avait 70 ans, et ne les faisait pas.

(1) En français, Harun Farocki : reconnaître et poursuivre,  textes réunis et introduits par Christa Blümlinger (Théâtre Typographique, 2002).

 

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