La mort de Pema Tseden, le cinéaste qui a donné une existence au cinéma tibétain

Réalisateur, écrivain, traducteur et mentor, Pema Tseden est décédé à l’âge de 53 ans, le 8 mai 2023.

La disparition brutale du cinéaste Pema Tseden, qui a joué un rôle décisif pour donner une visibilité à la culture tibétaine, principalement en ce qui concerne le monde occidental grâce à ses films, est une nouvelle sinistre à plus d’un titre. La quasi totalité de ses films avaient été distribués en France, ou présentés dans de grands festivals (notamment ceux de Vesoul, des Trois Continents à Nantes et de La Rochelle), depuis Sur la route (2009) jusqu’aux récents et particulièrement mémorables Jinpa (2018) et Balloon (2019). Il était également écrivain, et plusieurs de ses textes ont été traduits en français dans les livres neige et J’ai écrasé un mouton, l’un et l’autre chez Philippe Picquier. Outre la mort d’un grand artiste, et d’un homme en pleine force de l’âge (depuis qu’il s’était remis des conséquences des mauvais traitement que lui avait infligé la police chinoise en 2016), elle constitue la perte d’une principales figures d’une diversité des langages et des écritures, enjeu plus que jamais majeur, en particulier dans l’espace soumis à l’autorité de la République populaire de Chine.

Ci-dessous, une traduction de la nécrologie très bien documentée du grand spécialiste des cinémas d’Extrême-Orient Tony Rayns.

Au cours de ses 53 années de vie, aujourd’hui écourtées par une crise cardiaque apparemment provoquée par le mal de l’altitude, Pema Tseden a fait plus que quiconque pour forger une culture cinématographique tibétaine moderne. Il a réalisé sept longs métrages (un huitième, Snow Leopard, serait en cours de post-production, un neuvième, Strangers, a également été tourné) et plusieurs courts métrages, publié un grand nombre de fictions et d’essais, traduit d’autres écrivains entre le tibétain et le chinois, et fait éclore plusieurs nouveaux talents. Bien sûr, il n’était pas seul dans chacun de ces domaines, mais il était le seul artiste à les combiner. Ses films définissent le cinéma tibétain, ses écrits ont commencé à être traduits en anglais et aucun participant aux tables rondes et aux questions-réponses n’était plus habile à affirmer une identité tibétaine tout en restant (de justesse) sans outrepasser ce qu’auraient interdit les censeurs de Pékin. La perte est incalculable.

Il était né dans une famille d’éleveurs nomades de la région de l’Amdo, dans la province de Qinghai, et a reçu une éducation en langue tibétaine (ce qui était inhabituel à l’époque de la révolution culturelle de Mao), qui aurait été renforcée par sa proximité avec son grand-père, qui adorait les textes bouddhistes tibétains. Entre ses études littéraires à l’école normale des nationalités de Tsolho et à l’université des nationalités du Nord-Ouest à Lanzhou, il a travaillé pendant un certain temps comme enseignant. Mais sa passion pour le cinéma l’a conduit à Pékin, où son nom a été sinisé en Wanma Caidan : il a suivi deux cours de réalisation cinématographique à l’Académie du film de Pékin, le premier (2002-2004) lui permettant de réaliser des courts métrages tels que The Grassland (2004), qui a remporté un prix, et le second (2006-2009) lui permettant d’obtenir un doctorat et de réaliser son deuxième long métrage, Sur la route (2009). Il avait tourné son premier long métrage, The Silent Holy Stones (2005), dans son village natal ; il écrivait à l’époque qu’il avait voulu percer le « voile de mystère » entourant la culture tibétaine et contrer l’impression dominante selon laquelle le Tibet est « un Shangri-la ou une contrée sauvage coupée du monde extérieur ».

Ses deux premiers films témoignent d’une réticence évidente à suivre des formules commerciales : le cadrage et le rythme de The Silent Holy Stones sont quelque peu redevables aux premiers films de Hou Hsiao-Hsien et Sur la route s’inspire directement de films d’Abbas Kiarostami qui font appel à des acteurs non-professionnels, en particulier Au travers des oliviers (1994). Sous la contrainte, il a écrit et réalisé un film mélodramatique conventionnel, The Sacred Arrow (2014), sur la rivalité entre deux champions de tir à l’arc de villages voisins ; ce film respectait les traditions tibétaines, mais ressemblait beaucoup à un film chinois grand public. Ensuite, les quatre autres longs métrages qu’il a réalisés – Old Dog (2011), Tharlo (2015), Jinpa (2018) et Balloon (2019) – sont des représentations de la vie tibétaine sous la domination chinoise, qui équilibrent l’observation sociale avec des mystères spirituels et mentaux magnifiés par une mise en scène magistrale.

Les complexités politiques de la situation de Pema Tseden étaient difficiles à comprendre pour les étrangers. Une fois, j’ai partagé avec lui une table ronde au King’s College de Londres, au cours de laquelle il a parlé avec prudence des contraintes qui pèsent sur l’identité tibétaine dans la Chine contemporaine ; il a été contesté par une étudiante chinoise du continent qui croyait tout ce que le gouvernement communiste lui avait appris, et il a judicieusement mis fin au débat en disant qu’ils devaient accepter de ne pas être d’accord. À une autre occasion, lors du Festival de Busan, je l’ai présenté à un jeune cinéaste en herbe de la communauté tibétaine exilée en Inde ; leur conversation a duré moins de 30 secondes, sans doute parce que le jeune homme voulait entendre une opposition franche à Pékin. En 2019, en visite à Pékin depuis son domicile de Xining, il a déclaré à un journaliste du New York Times : « Il est difficile d’être un artiste dans le système chinois. Mais la liberté est un concept relatif. Et c’est à cette terre que j’appartiens ».

Les derniers films partent tous d’un incident ou d’une situation anodine et en développent habilement les répercussions et les implications. L’élément déclencheur est souvent une tension entre les modes de pensée tibétains et chinois : le marché (noir) des dogues tibétains en Chine dans Old Dog, la demande de Pékin que tous les Tibétains aient une carte d’identité dans Tharlo, les politiques nationales visant à restreindre la taille des familles dans Balloon. Mais Jinpa transcende ces questions : il s’agit d’une fable à la Borges sur un camionneur qui renverse un mouton en traversant le plateau de Kekexili et découvre qu’il partage son nom avec un jeune auto-stoppeur qui a pour projet d’assassiner un ennemi. Le film explore la morale bouddhiste et les notions de temps cyclique, sapant progressivement le réalisme de base de son observation. Il s’agit, selon moi, du plus grand film de Pema Tseden.

Ces dernières années, il a produit des films en tibétain pour plusieurs jeunes collègues, notamment A Song for You (2019, en partenariat avec Jia Zhangke) pour le musicien Dukar Tserang et Lost (2021) de Lotan. Mais son principal protégé est son ancien directeur de la photographie et concepteur de production, Sonthar Gyal, qui a maintenant réalisé quatre longs métrages[1] presque aussi mémorable que ceux de Pema Tseden.

Remerciements à Tony Rayns pour avoir autorisé la publication de son texte. La version originale se trouve sur le site du British Film Institue à cette adresse.

[1] Dont un, Ala Changso, a été distribué en France en 2020.

Bruno Muel, un homme à la caméra, dans son siècle

Bruno Muel devant les usines Peugeot, à Sochaux, durant un tournage du groupe Medvedkine, début des années 1970

Le cinéaste Bruno Muel est mort le 13 avril 2023 à l’âge de 88 ans. Comme réalisateur et comme opérateur, il aura accompagné nombre des grands combats de la deuxième moitié du 20e siècle, présent aux côtés des ouvriers de Sochaux en 1968 comme des guérilleros latino-américains, des combattants de l’indépendance en Afrique, des résistants à la dictature de Pinochet. Ses engagements auront toujours été aussi l’occasion d’une réflexion en actes quant à la manière de mobiliser les ressources, techniques et formelles, du cinéma. En 2016, l’ouvrage Rushes de Bruno Muel réunissait un ensemble de documents rendant compte de son parcours. Celui-ci est raconté ci-dessous par son ami l’historien Tangui Perron, sous la forme de la notice écrite pour Le Maitron, cet immense dictionnaire tenant registre de la  mémoire des luttes sociales et de celles et ceux qui l’ont fait vivre, qui continuent de la faire vivre.   Merci à Tangui Perron d’en avoir autorisé la reproduction. J.-M.F.

BRUNO MUEL. Né à Saint-Cloud, le 30 avril 1935.  Cinéaste, producteur et écrivain, membre des groupes Medvedkine de Besançon et Sochaux de 1967 à 1974, adhérent du PCF de 1969 à 1974.

Le père de Bruno Muel, Roger Muel (1902-1977), exerça la profession de notaire à Saint-Cloud et sa mère, Antoinette Muel, née Ohresser (1905-2004), fut longtemps mère au foyer avant d’exercer comme psychologue de l’enfance. Lecteur du Figaro, le père de Bruno Muel était d’opinion conservatrice tandis que sa mère était de sensibilité progressiste. Cadet d’une fratrie de trois fils, Bruno eut pour aînés Philippe Muel (1926-1984), sculpteur et peintre, et Bernard Muel (1929-2012), biophysicien.

Ce n’est donc pas par l’entourage familial ni l’environnement social et géographique que Bruno Muel devint un cinéaste engagé et internationaliste, un temps communiste. Après une scolarisation d’abord compromise par le contexte de la Seconde Guerre mondiale (il ne se rendit pas à l’école primaire), Bruno Muel fréquenta le lycée de garçons (public) de Saint-Cloud et obtint le baccalauréat en mathématiques élémentaires en 1954. Jeune lecteur mais n’appréciant ni l’école ni l’encadrement disciplinaire, il goûtait particulièrement la littérature de Joseph Conrad, Herman Melville et Arthur Rimbaud et rêvait, comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération, de voyages lointains et exotiques.

Contrairement à ses aînés René Vautier et Yann Le Masson, Bruno Muel s’est formé comme cinéaste sur le tas. D’abord technicien polyvalent, il put faire des essais de caméras, fort concluants, grâce à son employeur, propriétaire de la petite société Images de France, à Paris. Il devint ainsi opérateur, bénéficiant aussi des conseils de caméramen travaillant souvent pour la télévision. Autre différence avec plusieurs pairs du cinéma militant (Antoine Bonfanti, Mario Marret, René Vautier), Bruno Muel, du fait de son jeune âge, n’a pas été mêlé aux combats de la Seconde Guerre mondiale. Il participa par contre, à son corps défendant, à la guerre d’Algérie où il effectua son service militaire de septembre 1956 à avril 1958, dans l’Ouarsenis, au Nord-Ouest de l’Algérie, avec le grade de caporal. Si le jeune homme fut marqué par la beauté du peuple et des paysages algériens, il fut aussi le témoin de sévices que l’armée française faisait subir à la population, en particulier par le biais de la politique des suspects qui consistait à arrêter pour une plus ou moins longue durée, à malmener et humilier systématiquement tous les hommes de plus de quinze ans. Sans en être le témoin direct, Bruno Muel savait également, ne serait-ce que par les cris entendus, que la torture était pratiquée au sein de sa garnison, qui occupait l’ancienne ferme de gros colons. Autre souvenir marquant, si ce n’est traumatisant : avec quelques hommes, il dut aller récupérer le cadavre d’un berger qu’un de ses condisciples était allé égorger la nuit lors d’une expédition punitive. Bruno Muel n’a donc pas collaboré cinématographiquement, politiquement ou militairement avec le FLN algérien (contrairement à Vautier, Le Masson ou Pierre Clément). Si sa sensibilité de gauche et son opposition au conflit colonial se sont aiguisées durant cette période, cette position de relatif retrait explique pour partie, sans doute, une conception moins guerrière (si ce n’est viriliste) du cinéma militant ainsi qu’une volonté de poursuivre par la suite, plus activement, les combats pour la libération des peuples.

Son parcours de cinéaste se superpose, durant les années 1960 et 1970, à la carte de nombreux foyers révolutionnaires internationaux. L’Algérie et l’Amérique du Sud y tiennent une place importante. Libéré de ses obligations militaires, Bruno Muel retourne en Algérie pour participer en tant qu’opérateur au film de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent, Algérie, année zéro (1962) – y perce déjà sa belle capacité, souvent caméra sur l’épaule et en plans séquences, à filmer la foule avec empathie. Il participe également au documentaire de William Klein Le Festival panafricain d’Alger (1969) et à la fiction de l’acteur et réalisateur algérien Mohamed Zinet, Tahya ya Didou (1971), singulier portrait de la ville d’Alger et violent réquisitoire contre les exactions du colonialisme français. Avant de participer au documentaire de William Klein, Bruno Muel s’était rendu, seul, en République centrafricaine (en 2 CV) pour réaliser un court métrage, Sangha (1968), qui dénonce le pillage de la production diamantaire par les sociétés minières et les acheteurs occidentaux.

L’Algérie et l’Afrique ne sont pas les seuls terrains cinématographiques du jeune voyageur. Comme opérateur, le cinéaste s’est aussi rendu en 1965 en Colombie avec Jean-Pierre Sergent pour filmer, après une pénible traversée de l’Amazonie à pied et en mulet, la guérilla des Farc (Rio Chiquito, 1965). Bruno Muel réalisa également une interview du prêtre révolutionnaire Camilo Torrès avant que celui-ci ne rejoigne la guérilla et soit assassiné par l’armée, en 1966. (C’est en montant Camilo Torrès, chez Dovidis, à Paris, que Bruno Muel fit la connaissance de l’explorateur et cinéaste Mario Marret qui allait devenir un de ses plus fidèles amis). Durant cette épopée colombienne, Bruno Muel fut incarcéré pendant un mois par l’armée, qui l’interrogea tous les jours. Le consulat français et une campagne de mobilisation relayée par Le Monde et animée par sa compagne de l’époque, la sociologue Claudine Vidal, obtinrent sa libération. Ayant laissé sa caméra en Colombie aux mains de forces progressistes et du Farc (comme l’avait prévu un accord préalable avec le Parti communiste colombien), Bruno Muel put également récupérer à Paris, grâce à ces réseaux militants internationaux, Viernes santo e policarpa (1966), court reportage sur l’occupation des terres par un groupe de mal-logés. Dernière contribution majeure, pour cette période, aux luttes en Amérique Latine : Bruno Muel réalise Septembre chilien (1973), précoce et bouleversant documentaire sur le coup d’état au Chili, réalisé clandestinement avec son comparse de l’époque, Théo Robichet (preneur de son sur le film). Outre les témoignages de militantes et militants persécutés par les partisans du coup d’État, Septembre chilien (prix Jean Vigo du court métrage en 1974) comporte une très forte séquence montrant les obsèques de Pablo Neruda, première manifestation d’opposition à la junte de Pinochet.

Pour cette période, cependant, l’expérience politique et cinématographique la plus riche pour Bruno est sans doute la participation à l’aventure des groupes Medvedkine rassemblant cinéastes, éducateurs culturels et ouvriers à Besançon et Sochaux, entre 1967 et 1974. Si son implication au sein du groupe de Besançon est relativement modeste (quoiqu’il soit l’auteur du très beau plan séquence de l’ouvrière et syndiquée Suzanne Zédet, en partie repris dans Classe de lutte (1968)), elle est essentielle pour le groupe de Sochaux. Il fut en effet le cinéaste parisien le plus productif et le plus présent au sein du deuxième collectif qui regroupait, entre autres, Antoine Bonfanti, Pol Cèbe, Chris Maker, Théo Robichet, Ana Ruiz ou la chanteuse Colette Magny. Bruno Muel y noua des amitiés durables avec certains ouvriers souvent membres de la CGT et du PCF, en particulier avec des jeunes militants tels Christian Corouge et René Le Digherer, Dominique et Jean-Claude Bourgon ou avec des vieux prolétaires, tel Antonio Paléo, antifasciste espagnol réfugié en France en 1946 et ouvrier à la fonderie. Tous se retrouvaient à Clermoulin, centre de loisir et de culture du Comité d’entreprise de Peugeot qui en avait confié la direction à Pol Cèbe. Le film que Bruno Muel réalisa avec Pol Cèbe et de jeunes travailleurs, Sochaux, 11 juin 68 – qui retrace avec de poignants témoignages et des images d’archives la répression qui s’abattit sur les ouvriers métallurgistes (2 morts et 150 blessés) –, fut diffusé avec succès par la CGT locale, à partir du 11 juin 1970. Il participa grandement à l’ancrage du cinéaste et lui valut la confiance de nombreux ouvriers. Pour la réalisation de Week-end à Sochaux (1972) et d’Avec le sang des autres (1974), le réalisateur bénéficia aussi de l’aide et du précieux soutien de la sociologue Francine Muel-Dreyfus, épousée le 7 mars 1970. (Le titre de ce dernier film marquant l’histoire du documentaire et de la sociologie du monde ouvrier fut au départ inspiré par Mario Marret).

Si Bruno Muel fut le plus productif et le plus créatif lors de cette faste période du cinéma militant, il ne put néanmoins réaliser ou mener à bien tous ses projets. Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens semblent s’être opposés à ce que le jeune cinéaste et la critique et cinéaste Michèle Firk soient envoyés en République dominicaine avec pour objectif d’y réaliser un documentaire militant. Quoique bénéficiant du soutien financier de Costa-Gavras, le cinéaste internationaliste et Théo Robichet ne purent rentrer de Grèce avec assez d’éléments pour réaliser un film qui devait dénoncer la dictature des colonels. Enfin, le sketch, aujourd’hui disparu, co-réalisé avec Ruy Guerra pour le film collectif Loin du Vietnam (1967), ne fut pas retenu au montage par Chris Marker (tout comme les sketches de Jacques Demy et Agnès Varda).

Opérateur réputé, Bruno Muel participa à différents collectifs et maisons de productions engagés, florissants durant « les années 1968 ». On trouve ainsi son nom au générique de films signés par le collectif communiste Dynadia, d’Uni/Cité (dépendant du PCF), de SLON et Iskra (animés par Chris Marker et Inger Servolin) et de l’UPCB (Union de production cinématographie bretonne), créée par René Vautier et Nicole et Félix Le Garrec. Proche de René Vautier, Bruno Muel a tourné une large partie des images du documentaire réalisé par Soazig Chappedelaine et le cinéaste breton, Quand les femmes ont pris la colère (1978). On y relève sa capacité à filmer avec douceur, en gros plan, les visages de ses protagonistes. Au début des années 1970, il signe également l’image de plusieurs courts métrages du cinéaste né à Camaret (Les Ajoncs, Les Trois cousins, La Caravelle, Mourir pour des images…).

Sur le plan organisationnel, Bruno Muel fut membre du PCF de 1969 à 1974. Avec Francine Muel-Dreyfus, il fut membre de la cellule Danielle Casanova, dans le 13ème arrondissement de Paris (où il vendait l’Humanité-Dimanche à l’angle de la rue de l’Espérance et de la rue de la Providence), avant d’être reversé à la cellule des cinéastes communistes, dirigée par Jean-Patrick Lebel – ce qu’il regretta tant le couple préférait l’ambiance chaleureuse d’une cellule de quartier. Si Week-end à Sochaux fut vertement critiqué par plusieurs militants d’extrême gauche (dont le réalisateur et producteur Richard Copans), le cinéaste bénéficia toujours du soutien du cinéaste communiste Louis Daquin. Bruno Muel quitta néanmoins le parti quand il découvrit que le PCF s’opposait à la diffusion de Septembre chilien, suspecté d’être trop favorable aux militants du MIR, selon le jugement de Georges Fournial, responsable du secteur Amérique latine-Caraïbes du PCF. Il regretta de plus de ne pas bénéficier du soutien de la cellule des cinéastes communistes lors de cette mise à l’index mais il ne fit pas état publiquement de son départ du PCF. Le réalisateur continua à collaborer avec certains cinéastes communistes qu’il appréciait, et Avec le sang des autres fut un temps diffusé par Uni/Cité tandis que Septembre chilien était projeté à la Fête de l’Humanité. En 1975 et 1977, Bruno Muel se rendit avec Marcel Trillat et Antoine Bonfanti en Angola pour jeter les bases d’une cinématographie socialiste et d’une télévision nationale (Guerre du peuple en Angola, 1975). Le cinéaste y réalisa aussi, avec les étudiants en formation audiovisuelle, A luta continua (1977), portrait d’un enfant de la guerre à Luanda.

Bruno Muel fut également membre du syndicat CGT des techniciens avant de rejoindre celui des réalisateurs. Si le cinéaste se tint toujours, politiquement, à distance de l’extrême gauche, il entretint cependant, sans sectarisme, des relations professionnelles et amicales avec plusieurs de ses militants. Il participa ainsi à la réalisation de deux films de Jean-Pierre Thorn : Oser lutter, oser vaincre (1969) et Le Dos au mur (1980).

La maladie et le reflux du cinéma militant à la fin des années 1970 éloignèrent un temps Bruno Muel de l’univers du documentaire engagé, ce qui ne l’empêcha pas de réaliser deux films pour la télévision (sans être cette fois opérateur). Le cancer est à la base de Rompre le secret (1981) – sur un registre intime Bruno Muel revient sur l’épreuve qu’il vient de traverser, en partageant son expérience avec d’autres anciens malades (dont son camarade Paléo). Son second et dernier reportage pour le petit écran, Longues marches (1983) est également une revanche sur la maladie, doublée d’un défi physique (retourner vingt ans après dans les maquis colombien). Le cinéaste voyageur et internationaliste (ayant aussi tourné au Kurdistan irakien, en Jordanie et au Pays basque espagnol) fut de plus producteur, soit au sein d’Iskra soit de manière autonome – il permit ainsi la réalisation de deux documentaires de Renaud Victor, Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1989) et De jour comme de nuit (1992), consacré à la prison des Beaumettes à Marseille. Le cinéaste est par ailleurs l’auteur de deux récits introspectifs, Le Baume du Tigre (1979) et Un charroi en profil d’espérance (1990) publiés, avant et après son opération, chez Maurice Nadeau. C’est seulement à partir des années 2000, que l’apport, fondamental, de Bruno Muel à l’histoire du cinéma militant et du cinéma documentaire a été redécouvert, en particulier dans le cas des groupes Medvedkine. L’ensemble de ses créations témoigne d’une œuvre sensible et parfois mélancolique, éloignée de la propagande, se mettant au service de la libération des peuples et de l’émancipation économique et culturelle des individus. Elles donnent aux paroles recueillies la puissance du témoignage ; ce sont en fait, selon la formule de Bruno Muel, des « déclarations ».

Francine Muel Dreyfus et Bruno Muel sont les parents de Julien Muel, réalisateur, né le 26 novembre 1970.

Tangui Perron

Œuvres : Films en tant que réalisateur principal ou unique : Camilo Torrès (1966), Sengha (1968), Sochaux, 11 juin 68 (1970), Septembre chilien (1973), Avec le sang des autres (1974), A luta continua (1977), … Aide-mémoire pour une autre histoire (1977, co-réalisé avec Pierre Todeschini), Rompre le secret (1981), Longues marches (1983).

Films en tant qu’opérateur unique ou au sein de collectifs : Algérie, année zéro (1962) de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent, Rio Chiquito (1965) de Jean-Pierre Sergent, Classe de lutte (1968) du Groupe Medvedkine de Sochaux, Oser lutter, oser vaincre (1969) de Jean-Pierre Thorn, Le Festival panafricain d’Alger (1969) de William Klein, Les Immigrés en France. Le Logement. (1970) de Robert Bozzi et du collectif Dynadia, Les Trois cousins (1970) de René Vautier, Les Ajoncs (1971) de René Vautier, La Caravelle (1970) de René Vautier, Bobigny, ville nouvelle (1971) du collectif Dynadia, Les trois quarts de la vie (1971) du Groupe Medvedkine de Sochaux, Tahya ya Didou (1971) de Mohamed Zinet, Week-end à Sochaux (1972) du Groupe Medvedkine de Sochaux, Guerre du peuple en Angola (1975) de Marcel Trillat, Antoine Bonfanti et Bruno Muel, Quand les femmes ont pris la colère (1978) de Soazig Chappedelaine et René Vautier, Le Dos au mur (1980) de Jean-Pierre Thorn…

Livres : Le Baume du Tigre, Paris, Maurice Nadeau, 1979, 152 p. ; Un charroi en profil d’espérance, Paris, Maurice Nadeau, 1990, 163 p.

Sources : entretiens avec Bruno Muel en 2003 et 2004 ; entretiens et échanges avec Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus en juillet 2022 et janvier 2023 ; revue L’Image, le monde, n°3, automne 2002 ; « Les transgressions d’un homme à la caméra », entretien avec Bruno Muel par Françoise Audé et Tangui Perron, Positif n°529, avril 2005 ; Bruno Muel, « Les riches heures du groupe Medvedkine », Images documentaires n°37-38, 2000 ; Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus « Week-ends à Sochaux (1968-1974) », Mai Juin 68 (collectif), Paris, éditions de l’Atelier, 2008, pp 329-343 ; Rushes, Marseille, éditions commune, 2016, livre-dvd, 229 p. ; Collectif, Les Groupes Medvedkine, 1967-1974, Les Mutins de Pangée et Iskra, coffret de 3 DVD et livre de 170 p., 2018 ; Maxime Grember, « Les Années Angola de Marcel Trillat », émission « La Marche du monde », RFI, 5 septembre 2021.

Bruno Muel devant les usines Peugeot, à Sochaux, durant un tournage du groupe Medvedkine, début des années 1970.

Jean-Luc Godard, une lumière quand même dans le noir du temps

Portée par la joie de l’invention même aux tréfonds de la mélancolie, l’œuvre multiforme du cinéaste traverse soixante-dix ans de notre histoire, en avant ou à côté, toujours en mouvement.

l y a mille façons d’essayer d’évoquer ce qu’a fait Jean-Luc Godard au cours de sa vie, qu’il a choisi d’interrompre, à 91 ans le 13 septembre 2022, et les effets de ce qu’il a fait. L’une d’elles serait de partir d’une date qui n’est ni le début, ni le milieu, ni le seul tournant de sa longue et prolifique activité de cinéaste, mais peut-être le moment qui éclaire le mieux l’ensemble. Cette date, ce serait le début de 1968.

Jean-Luc Godard n’est alors rien de moins que l’artiste vivant le plus célèbre du monde –disons un des trois, avec Pablo Picasso et Bob Dylan. Au cours de l’année qui vient de se terminer sont sortis dans les salles de France et du monde quatre nouveaux longs-métrages, ce qui est proprement hallucinant: Made in USA, Deux ou trois choses que je sais d’elle, La Chinoise, Week-end, auxquels il faut ajouter un court-métrage important, Camera Eye, sa contribution à Loin du Vietnam, le film collectif coordonné par Chris Marker.

Ne plus être l’artiste le plus célèbre du monde

Sans approcher la renommée de ses films alors (et encore aujourd’hui) les plus célébrés, À bout de souffle, Le Mépris, Pierrot le fou, ces cinq titres suffiraient à prendre la mesure des puissances inédites du cinéma qu’il a alors déployées.

On y trouve en effet, selon des modalités à chaque fois différentes, toutes ensemble une inventivité du langage cinématographique et une mobilisation des moyens du cinéma pour décrire et comprendre les évolutions de la société dans tous les domaines, de la géopolitique à la vie du couple.

Jean-Luc Godard (à droite), le poète Alain Jouffroy (2e gauche) et le poète communiste Eugène Guillevic (3e gauche) en compagnie des membres du Syndicat des acteurs, pendant la grève générale de mai-juin 1968, à Paris le 29 mai 1968. | AFP

En 1968, dans une atmosphère politique et un sentiment de l’état du monde qui sont devenus aujourd’hui quasiment incompréhensibles, Godard casse tout cela. Il le fait au nom d’un espoir et d’un projet qui s’appelle alors –pas sûr que le mot non plus reste compréhensible, du moins au(x) sens qu’il avait– la révolution.

La révolution, cela signifie pour Jean-Luc Godard tout changer. Ne pas cesser de faire des films, mais ne rien garder de l’ensemble des manières de penser et d’agir, de montrer et de raconter, d’utiliser les corps, les machines, les images, les sons, les imaginaires, l’argent, la célébrité, etc. hérités d’un monde qu’il s’agit de renverser.

On peut assurément trouver cela utopique. On peut éventuellement trouver cela ridicule. On ne peut pas nier la cohérence, le courage et l’honnêteté de la démarche, y compris dans des formes ayant pu s’exprimer brutalement, notamment au moment de sa rupture ouverte avec son vieil ami des Cahiers du cinéma François Truffaut.

Ce basculement va non seulement déterminer l’ensemble de l’activité des douze années qui suivent, mais continuer de définir l’esprit des suivantes jusqu’à sa mort, soit la plus grande part d’une trajectoire de quelque soixante dix ans d’activité cinématographique.

Virtuose des formules qui frappent, Godard avait dit qu’être critique aux Cahiers du cinéma dans les années 50, c’était faire du cinéma avec un stylo faute de pouvoir le faire avec une caméra, n’ayant pas accès aux studios de tournage.

Âgé d’à peine plus de 20 ans, il avait rejoint en janvier 1952, soit moins d’un an après sa création, la revue dirigée par André Bazin. En compagnie de Truffaut, d’Éric Rohmer, de Jacques Rivette et de Claude Chabrol, il fait partie desdits «Jeunes Turcs» qui bouleversent alors les valeurs établies du cinéma. Son style inventif et érudit, volontiers farceur et souvent lyrique, l’impose comme une des principales signatures.

Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

La continuité entre les aspirations à d’autres manières de filmer que celles qui dominent alors le cinéma français «de qualité» et ce qu’il fera comme réalisateur est évidente. Les porte-drapeaux de la Nouvelle Vague issus des Cahiers ont tous effectivement fait des films avec leurs stylos avant de pouvoir les faire avec des caméras, même si ce sera chacun d’une façon différente. Mais Godard est celui qui tout aussi bien continuera à faire de la critique en étant devenu cinéaste.

Selon des modalités très variées, toute son œuvre comporte cette réflexivité, des interrogations sur les moyens utilisés, la manière dont la nouvelle proposition s’inscrit dans une histoire, etc.

Deux fois un premier film

Après une poignée d’essais en format court qui témoignent d’une liberté dans la recherche et feront ensuite, rétrospectivement, office de signes annonciateurs, À bout de souffle en 1960 est perçu comme un événement majeur.

La Nouvelle Vague existe alors de manière publique depuis un an, depuis la présentation à Cannes en 1959 des 400 Coups de Truffaut et de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. En fait, elle a commencé avec La Pointe courte d’Agnès Varda en 1955, et Le Beau Serge de Chabrol avait tiré avant ses copains.

Qu’importe, c’est bien avec les tribulations comico-policières vers un fatal destin du débutant et rayonnant Belmondo qu’est identifiée toute la nouveauté transgressive et créative du mouvement qui balaie alors le cinéma français, et va devenir une référence dans le monde entier.

À bout de souffle est un film pétaradant d’inventions, de déclarations d’amour au cinéma (américain surtout), et comme tout grand film est aussi un vibrant documentaire sur son époque et sur le Paris d’alors. C’est tout de même encore un film adolescent.

La guerre, la torture, la photo, la réflexion… et l’apparition d’Anna Karina dans Le Petit Soldat. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

À certains égards, le vrai premier film de Godard est le suivant, qui commence par cette phrase riche de sens: «Pour moi, le temps de l’action a passé. J’ai vieilli. Le temps de la réflexion commence.» Ce n’est pas qu’il n’y aura pas d’action dans les films de Godard, c’est qu’une certaine innocence, ou prétention à l’innocence dans la possibilité de montrer à l’écran des actes, doit être dépassée.

Le contraire d’un dogme

Cette phrase est au début du Petit Soldat, film incandescent habité par la guerre d’Algérie et la torture, cherchant déjà à inventer ce que le cinéma peut en faire d’autre que les discours militants, moralisateurs ou journalistiques. Le film est immédiatement interdit –le député Jean-Marie Le Pen demandera même alors l’expulsion du Franco-Suisse.

Le public ne pourra donc pas le voir. D’ailleurs, lorsque le film redeviendra visible, la guerre finie, les foules ne se précipiteront pas pour découvrir cette proposition trop complexe, trop ouverte, trop ennemie des simplismes… et donc, pour cela même, cette grande œuvre antifasciste, quoi que certains en aient dit alors.

Le déraillement radical que tente Godard à partir de 1968 n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs lui reprochera.

Le Petit Soldat marque aussi deux autres dimensions importantes. D’abord il y a ce plan magique, cette pure déclaration d’amour par le cinéma, et donc aussi au cinéma, lorsque Michel Subor voit pour la première fois Anna Karina dans la rue et que la caméra tourne autour d’elle.

Ensuite, on entend dans le film une de ces formules qui seront citées ad nauseam durant les décennies qui suivent: «La photographie c’est la vérité, et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde.»

«Est-ce que vous m’aimez?» Raymond Devos et Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le fou. | Société nouvelle de cinématographie / Rome-Paris Films

Godard n’a jamais cru que la photo ni le cinéma étaient la vérité. L’expression, comme tant d’autres par la suite, et d’une certaine manière comme ses films également, ne se veut ni descriptive ni affirmative, mais suggestive, interrogative, stimulante pour un déplacement, un débat, une remise en jeu. Le contraire d’un dogme, surtout lorsque la forme de l’énonciation paraît dogmatique.

Quatorze longs-métrages scandent la première période de Godard réalisateur, de 1960 à 1967 –c’est énorme. Le succès est loin d’être toujours au rendez-vous, mais l’indifférence n’y est jamais.

Rieur, explosif, tragique, coloriste, musicien, amoureux, sentimental, érudit, Godard met en scène et en question la guerre du Vietnam et l’essor des banlieues, le statut des femmes et la beauté du cinéma muet, la culture polarisée par le marché de la jeunesse et modélisée par les États-Unis, le goût des hommes pour la guerre, la montée et les errements de l’extrême gauche et les formes fossilisées de l’art officiel, l’héritage colonial et l’omniprésence de la voiture, le statut de l’artiste engagé, la société des loisirs et les codes dominants du récit policier, de science-fiction, de la comédie et du mélodrame. Qui d’autre a fait ça? Qui d’autre a fait la moitié ou le quart de ça? Personne.

Sortir vraiment de la route

«Oh le petit con, le petit con», dira/chantera Marianne Karina quand Ferdinand Belmondo fonce dans la mer avec la décapotable volée après avoir échappée aux sbires de l’OAS.

Le petit con Godard sort de la route, fonce dans le bleu. Arthur Rimbaud veille de son mieux, et Raymond Devos. Dans le train de La Chinoise, le professeur courageux essaie de faire la leçon à l’impétueuse révolutionnaire, mais où va le train?

Anne Wiazemsky et Francis Jeanson, le philosophe porteur de valises dans La Chinoise.

Le déraillement radical que tente Jean-Luc Godard à partir de 1968 est un pari perdu, mais ce n’est pas la trahison qu’une grande partie de ses admirateurs des années 60 lui reprochera. (…)

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Jean-Louis Trintignant, un homme pour l’éternité

Dans un de ses plus grands rôles, Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

L’acteur à la filmographie pléthorique est mort le 17 juin à l’âge de 91 ans. Il aura marqué le cinéma français par la singularité intense et mystérieuse de sa présence.

Cent-vingt ou cent-trente films, le chiffre varie dans les nécrologies consacrées à Jean-Louis Trintignant. On dira que le nombre exact n’a rien d’essentiel, l’importance de l’acteur s’affirmant surtout grâce à une quinzaine de titres vraiment mémorables. Pas si sûr…

La bonne centaine de films interprétés par Trintignant durant les trois décennies (les années 1960, 70 et 80) où il a été extrêmement actif disent une chose décisive, perceptible dans la quasi-totalité d’entre eux: il adorait jouer. Il adorait jouer, et ça se voyait.

En cela il est certes loin d’être le seul, mais il y avait chez lui la singularité d’une jubilation intérieure, qui pariait sur une plus grande force de ne pas afficher les ressources de son immense talent. Sa légendaire timidité explique peut-être en partie ce processus, mais les timides sont légion, et Trintignant est unique.

D’une fulgurante retenue

À la différence de tant d’acteurs, y compris parmi les plus grands et assurément parmi les plus célébrés, trop souvent au nom de cette notion douteuse de «performance», Jean-Louis Trintignant avait, très tôt, poussé à l’extrême la force d’une intensité retenant tous les signes extérieurs.

Ce n’est pas nécessairement le cas du premier film qui le fait remarquer, Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim en 1956, où de toute façon la bombe sensuelle Brigitte Bardot aspire tout l’oxygène, capte toute la lumière, occupe tout l’espace.

Avec Eleonora Rossi Drago dans Un été violent. | Ad Vitam

Ce sera le cas dans un film aujourd’hui trop oublié mais passionnant à plus d’un titre, Un été violent de Valerio Zurlini, et qui est sans doute son premier véritable grand rôle.

La retenue typique de son jeu y est d’autant plus remarquable qu’il se déploie dans un cinéma italien où les acteurs (et les actrices) d’alors affichent volontiers leurs effets –même les plus grands, même Gassman, même Mastroianni. Dix ans plus tard, un autre réalisateur italien, Sergio Corbucci, offrira à Trintignant les conditions d’une manifestation extrême de son style avec le rôle du héros muet du beau western épuré qu’est Le Grand Silence.

L’intériorité habitée, ou même hantée, dont est porteuse la présence à l’écran de Jean-Louis Trintignant est l’un des atouts du film si intense et mystérieux qu’est le thriller politique d’Alain Cavalier Le Combat dans l’île (1962), premier film en tous points mémorable sur fond d’attentats de l’OAS et de fascination de la violence à l’extrême droite, qui est aussi un tournant dans la carrière de Romy Schneider.

On y voit parfaitement que s’il est alors un autre acteur français à qui le comparer parmi les emplois de jeune premier, ce n’est ni Delon ni Belmondo, mais bien cette grande figure, désormais un peu oubliée (fort injustement), Maurice Ronet.

Et il est probable que jamais Un homme et une femme (1966) n’aurait connu le triomphe qui fut le sien sans le contraste entre le sentimentalisme lyrique de Claude Lelouch et l’apparente froideur du jeu de l’interprète.

Comme on sait, le film établira la renommée, nationale et internationale, du réalisateur et de l’acteur –qui interprétait un rôle en partie liée à sa vie, lui qui était également pilote de voitures de course.

Aux tournant des années 1960-70, trois sommets

En trois films, les années 1969-1970 vont offrir à Jean-Louis Trintignant peut-être ses trois plus grands rôles.

Ce sera d’abord, sommet de cet art du retrait, l’efficacité absolue du juge de Z de Costa-Gavras, où son personnage déjoue le complot en se faisant rouage méthodique face au déchainement des passions mauvaises déclenchées par les militaires fascistes mais aussi en se tenant à l’écart des engagements émotionnels de ceux qui s’opposent à eux.

Avec Françoise Fabian dans Ma nuit chez Maud. | Les Films du Losange

Ce sera ensuite, la même année 1969, son rôle de l’ingénieur catholique de Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer. Il faut une finesse alliée à une présence physique intense quoique sans le moindre effet pour assumer cette double joute, intellectuelle et de séduction, avec l’ami marxiste que joue Antoine Vitez et avec la jeune femme à l’esprit libre incarnée par Françoise Fabian.

Et enfin, retour en Italie pour le plus haut sommet des trois (en ce qui concerne Trintignant), grâce à ce vertigineux déploiement d’érotisme maléfique, de puritanisme torride, d’impuissance à se comprendre et de violence à la fois pitoyable et impardonnable du sbire fasciste Marcello dans Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

Une figure sombre et en retrait

Tout à fait à part, généreuse et ironique, sera sa contribution au dernier film de François Truffaut, Vivement dimanche! en 1983. Il y a, de façon allusive, un commentaire amusé sur son propre statut, et son propre rapport au cinéma, dans ce rôle d’homme enfermé dans un sous-sol (mais qui «entend des trompettes» sonnant depuis l’au-delà) durant l’essentiel de cette comédie policière toute entière dédiée à magnifier une jeune actrice, Fanny Ardant.

Ce sera au fond la même fonction qu’il remplira, au service d’une autre débutante, en metteur en scène mentor sans illusion de Juliette Binoche dans Rendez-vous d’André Téchiné.

En imprécateur misanthrope dans Ceux qui m’aiment prendront le train. | Bac Films

Reclus, figure effrayante ou dépressive, voire déjà au royaume des morts, ainsi apparaît-il dans ces autres œuvres particulièrement mémorables que sont Trois Couleurs: Rouge de Krzysztof Kieślowski (1994) et Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau (1998). (…)

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Adieu à Gaspard Ulliel, qui avait encore tant à jouer

Dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan. 

L’acteur et mannequin est mort des suites d’un accident de ski le 19 janvier. Il était âgé de 37 ans.

En une vingtaine de films depuis le début des années 2000, il s’était imposé comme un des jeunes premiers de l’écran français –ou plutôt francophone, son rôle chez Xavier Dolan dans Juste la fin du monde restant un des plus marquants.

Il a d’ailleurs été récompensé ou nominé à de multiples reprises, d’abord comme meilleur espoir masculin (César pour le rôle principal d’Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, 2004) puis, souvent, comme meilleur acteur.

À 19 ans, la révélation du film d’André Téchiné Les Egarés. | Mars Distribution

La singularité de son talent, à la fois charmeur, énergique, rêveur et avec de possibles zones d’ombre, avait été révélée par un des plus grands découvreurs d’acteurs du cinéma français depuis un demi-siècle, André Téchiné, grâce au premier rôle masculin dans Les Égarés, face à Emmanuelle Béart (2003).

Cette première reconnaissance significative durant les années 2003-2004 lui permet ensuite de s’essayer à une carrière internationale dans la deuxième moitié de la décennie, avec peu de résultats sur le plan artistique. En 2010, au moment où il se tourne à nouveau vers des productions hexagonales, il devient également l’égérie du parfum Bleu de Chanel.

Visage mis en valeur par les couvertures de magazines, il fera dans les années qui suivent plusieurs choix très pertinents quant aux œuvres de cinéma auxquelles il apporte sa personnalité complexe sous les apparences d’une éternelle «gueule d’ange».

Face à lui-même et à ses démons, qui sont d’abord ceux d’une époque et d’un univers, dans Saint Laurent de Bertrand Bonello. | Europa Corp Distribution

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Jean-Paul Belmondo, deux fois trois décennies pour construire le Bébel national

Jean-Paul Belmondo, à jamais inoubliable dans Pierrot le Fou.

Vedette incontestée du cinéma français, l’acteur, révélé par Godard et célébré pour ses multiples rôles de justicier acrobate, aura accompli un étonnant parcours, à la fois plein d’éclats, de charme et de faux-semblants.

À l’heure où ce texte sera mis en ligne, nul n’ignorera plus que Jean-Paul Belmondo est décédé, le 6 septembre, à l’âge de 88 ans, ni qu’il convient de saluer en lui un monument national. Dont acte.

Mais de quoi est fait au juste ce monument? Figure en vue d’une génération brillante de jeunes acteurs de théâtre frais émoulus du conservatoire (Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer, Pierre Vernier…), Belmondo aura quitté la scène pour l’écran à la fin des années 1950 et mis très longtemps à retrouver les planches.

Lorsqu’il le fera, à la fin des années 1980, sa carrière triomphale est en déclin. Un déclin qui est aussi celui d’une époque, et pas seulement une époque du cinéma français dont il aura été la vedette la plus bankable durant trois décennies.

La principale nouvelle à l’heure de sa disparition est peut-être que, soixante ans après, l’organe officiel de Hollywood annonce la disparition de Bébel comme étant celle de l’acteur de À bout de souffle.

Le titre du périodique Variety annonçant le décès de l’acteur. | Capture d’écran via Variety

Pour le monde entier, hors la France, c’est Michel Poiccard, et le Ferdinand de Pierrot le Fou, qui restent associés à la figure de Jean-Paul Belmondo: celle d’un jeune homme rebelle, en phase avec l’énergie moderne qui a irradié le cinéma à l’enseigne de la Nouvelle Vague.

Il y a là un intrigant décalage avec ce qu’incarne en France celui qui est devenu assez vite, et durablement, une valeur sûre du cinéma commercial français dans ce qu’il a pu avoir de plus répétitif, de plus convenu. Plus qu’un décalage, un symptôme.

La trace Nouvelle Vague, essentielle et minime

L’association, dans de nombreux esprits, de Belmondo et de la Nouvelle Vague est largement illusoire. Si son premier grand rôle est bien aux côtés d’un ancien critique des Cahiers du cinéma, Claude Chabrol pour À double tour (1959), et si sa participation inoubliable de liberté insolente à À bout de souffle (1960), film immédiatement identifié comme une œuvre majeure du nouveau cinéma, est assurément un moment-clé, c’est quand même sur une autre voie qu’il construira l’essentiel de sa carrière.

Le véritable début, la construction du Bébel national, se produit en 1962. À ce moment, il est déjà célèbre. Grâce à Godard, avec qui il tourne à nouveau la comédie musicale colorée et faussement joyeuse Une femme est une femme, il a croisé la route de deux autres figures majeures du cinéma français, Claude Sautet, autre débutant, pour Classe tous risques et Jean-Pierre Melville pour qui il a fait merveille en curé pétillant de vitalité dans Léon Morin, prêtre et en gangster manipulateur dans Le Doulos.

Deux greffes décisives

Mais ensuite, il y a Cartouche et Un singe en hiver, toujours en 1962. Chacun des deux opère, à sa manière, une greffe décisive.

Ce qui a changé? Les corps, les intonations, la gestuelle… Bogart fait davantage référence que le Prince de Hombourg, Belmondo prend le relai d’un héros très français du genre dit de cape et d’épée, genre encore florissant, mais avec un parfum au goût du jour. Avec une grande énergie et un incontestable sens du show, L’Homme de Rio (1964) en déploiera bientôt les ressources.

Aussitôt après Cartouche, il y aura Un singe en hiver, l’adoubement. Le vieux patron des écrans français, Jean Gabin, partage et transmet à son véritable successeur, pour le meilleur et pour le plus conventionnel, le plus macho, le plus réactionnaire aussi, le flambeau de la tête d’affiche.

Bébel et Delon

Toujours sous la direction d’Henri Verneuil, Gabin fera d’ailleurs exactement de même aussitôt après avec l’autre prétendant à sa couronne, Alain Delon, dans Mélodie en sous-sol (1963).

Le box-office enregistrera des succès en série pour l’un et l’autre au cours des années 1970 et 1980, et le marketing entretiendra savamment leur supposée rivalité, jusqu’à organiser deux fois des retrouvailles à l’écran, aussi nulles en 1970 (Borsalino) qu’en 1998 (Une chance sur deux). Mais ce sont en réalité deux profils très différents, deux persona presque antagonistes. (…)

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Jean-Claude Carrière, le traducteur majuscule

 
Jean-Claude Carrière sur la scène du théâtre de la Gaîté Montparnasse, le 18 mai 2005 à Paris, lors d’une répétition des Mots et la chose. | Stéphane De Sakutin / AFP

L’écrivain, scénariste et dramaturge aux innombrables curiosités est mort le 8 février, à l’âge de 89 ans. Il laisse une œuvre d’une foisonnante richesse, où il est possible de suivre quelques lignes de force.

Deux grandes motivations définissent sa longue et féconde vie d’auteur, depuis le début des années 1960, la curiosité et la générosité. Le titre d’une de ses dernières publications, Utopie, quand reviendras-tu?, livre d’entretiens consacré à son parcours, fait écho à ces qualités cardinales. Dans la profusion des activités et des œuvres de Jean-Claude Carrière se dessinent en effet un inlassable appétit de rencontres et d’expériences, et un goût jamais altéré de partager.

Lorsque disparaît une personnalité, il est d’usage de trouver génial tout ce qu’elle a fait. Tout ce qu’a fait Jean-Claude Carrière, immense liste, n’est pas génial. Mais c’est l’élan qui l’a porté qui est, oui, assez génial. Il est ici moins intéressant d’égrener la longue liste des livres, scénarios et pièces de théâtre auxquels est attaché son nom que de repérer dans cette forêt si dense quelques sentiers particulièrement féconds.

Mais bien sûr sans oublier la forêt elle-même, cette profusion de contributions, dont un grand nombre de manière anonyme, dont certaines alimentaires, mais qui participent ensemble du côté rabelaisien du personnage et de l’auteur Carrière.

Lui qui n’aura cessé de se réjouir d’habiter dans un ancien bordel transformé en palais des intelligences et des cultures à deux pas de Pigalle ne se contentait pas de pratiquer le rire et la bonne chère, du même mouvement qu’un humanisme exigeant et de longtemps tout aussi attentif aux non-humains.

Il en faisait ouvertement une éthique pour chaque jour. La multiplicité –des savoirs, des amitiés, des façons de dire et de faire– qualifie cet érudit débonnaire qui aurait pu faire sienne l’exclamation de Boris Vian: «Sachons tout! L’avenir est à Pic de la Mirandole.»

Les labyrinthes de l’adaptation

S’il fut assurément un auteur, sa créativité et son sens artistique se sera déployé de manière particulièrement puissante et singulière dans ce qu’on nomme, d’un terme bien discutable, l’adaptation.

D’Octave Mirbeau, dont il adapte Le Journal d’une femme de chambre, sa première collaboration avec Luis Buñuel en 1964 à Homère dont il aura élaboré une proposition scénique d’après L’Odyssée aux côtés d’Irina Brook (2001), les transpositions d’un art à l’autre, de l’écrit (ou du conte oral) au cinéma ou au théâtre matérialisent du même geste un gigantesque savoir, des intuitions lumineuses, et le désir inextinguible de relever de nouveaux défis.

 

Si tous ces défis n’aboutissent pas (Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, de pesante mémoire), certains sont de véritables exploits. On songe évidemment à l’immense cycle du Mahabharata conçu aux côtés de Peter Brook en 1985, à l’intelligence des puissances de la scène déployées par les deux complices pour magnifier à des yeux occidentaux et ignorants l’immense saga hindoue.

«Le Mahabharata» est un tour de force presqu’inimaginable.

Événement inoubliable, à Avignon, au Théâtre des Bouffes du Nord ou en tournée mondiale, pour tous ceux qui l’ont connue –et dont témoignera à nouveau le film réalisé par Brook à nouveau avec l’aide de Carrière, qui n’est pas une captation mais une nouvelle adaptation au sens le plus élevé, du théâtre vers le cinéma, par les mêmes auteurs– est un tour de force presqu’inimaginable.

 

Moins célébrée que sa connivence avec Luis Buñuel, la proximité de Carrière avec Peter Brook depuis l’arrivée de celui-ci en France en 1970 est pourtant la plus constante des multiples fidélités qui balisent son parcours.

Elle avait débuté avec les coups de tonnerre que furent les mises en scène de Timon d’Athènes de Shakespeare et plus encore Les Iks –dont Carrière n’a pas fait l’adaptation depuis l’ouvrage source de Colin Turnbull, mais la transposition en français d’une adaptation pour la scène préexistante, ce qui est un autre exercice, qui ne s’appelle «traduction» qu’en rendant à ce terme toute sa profondeur et sa complexité.

Mais si Le Mahabharata est à l’évidence un accomplissement hors norme, l’exploit que constitue, en 1990, l’accompagnement vers l’écran de Cyrano de Bergerac, ce monument dangereusement intouchable du théâtre français, ne l’est pas moins. Cyrano est absolument un film de Jean-Paul Rappeneau, et il ne serait pas déraisonnable de dire que c’est, aussi, absolument un film de Gérard Depardieu. Mais sans Carrière…

Mieux on connaît la pièce de Rostand, et ce qu’elle représente pour une part du public potentiel du film, comme tout autant ce qu’elle ne représente pas pour tous les autres, mieux on mesure le travail au trébuchet qui rend possible cette trajectoire aussi impeccable qu’un tir de flamboyante fusée réussi dans une fenêtre de tir terriblement étroite.

Jean-Claude Carrière chez lui à Paris, en 2001. | Jean-Pierre Muller / AFP

Mais pour évoquer l’intelligence de l’adaptation de Jean-Claude Carrière, on pourrait tout autant évoquer un de ses échecs, dont il souffrit, échec d’une injustice égale aux plus grands succès qu’il a souvent connus. Comme avec Buñuel, comme avec Brook, il s’agit d’un des très grands artistes dont il aura été un compagnon au long cours, Miloš Forman.

Carrière était à ses côtés lors de l’arrivée du cinéaste tchèque exilé aux États-Unis (intrigante situation en partie similaire avec l’arrivée en France de l’Espagnol et du Britannique, celle d’un nouveau début d’un grand artiste au parcours déjà très riche), avec l’audacieux et assez inabouti Taking Off en 1971. Et il sera aussi avec Forman pour son dernier film, le crépusculaire et si beau Les Fantômes de Goya en 2007.

Entre les deux, Carrière mène l’ambitieuse transposition des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui devient ainsi Valmont (1989), en s’écartant du texte pour être mieux fidèle à l’esprit d’un roman par lettres (donc dans l’après-coup des faits) quand le cinéma est au présent des mêmes faits. Le contre-exemple juste avant du brillamment racoleur Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, avec son escadron de stars, signera la défaite en rase campagne d’une proposition autrement subtile et ambitieuse.

Les vertiges de l’inconscient

Irréductible à un genre ou à un style, le travail de scénariste de Jean-Claude Carrière est marqué par une attention particulière aux puissances de la pulsion, aux troubles intérieurs, troubles que les mécaniques «psychologiques», avec leurs causalités souvent bébêtes, sont loin d’expliquer.

Il faut sans doute attribuer à la fréquentation dès ses débuts de Buñuel, et à travers lui de l’esprit du surréalisme, cette capacité à traduire en situations incarnées les mouvements du désir et de la phobie.

 

Présents mais de manière subliminale, encore fardés de motivations sociologiques et de morale dans Le Journal d’une femme de chambre, ces dynamiques obscures peuvent prendre toute leur ampleur avec Belle de jour en 1967, après avoir été esquissées sans assez de conviction, la même année, par Le Voleur de Louis Malle, d’après l’écrivain anarchiste Georges Darien. Jouisseur et dérangeant, irréductible et cinglant, Belle de jour, sans doute encore plus nécessaire à voir aujourd’hui qu’alors, peut à bon droit faire office de manifeste.

Et bien sûr viennent à l’esprit les autres films conçus aux côtés de Luis Buñuel. C’est évident, inventif, parfaitement jubilatoire et infiniment désespéré: Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) explorent à tâtons un dépassement des idées volontiers simplistes de la transgression en une période qui se veut révolutionnaire et est déjà en train de sombrer dans un absurde consumérisme et individualisme promu comme libérateur.

C’est bien aux côtés d’autres que l’essentiel de son art aura trouvé à s’exprimer.

C’est peut-être encore plus riche avec ce très étrange et courageux et déroutant La Voie lactée (1969), où Buñuel et Carrière s’entendent comme larrons en foire pour saborder ensemble cléricalisme et anticléricalisme convenus, au nom d’un mystère qui ne se laisse circonscrire par aucune religion, et n’en exclue aucune. (…)

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En souvenir de la vie prodigieuse de Michel Piccoli, artiste moderne

Michel Piccoli en décembre 2005

L’acteur et cinéaste est mort le 12 mai à l’âge de 94 ans. Son parcours d’une époustouflante richesse condense et magnifie tout un pan de l’histoire du cinéma.

C’est ennuyeux. Quand les gens meurent, il faut toujours en dire du bien. Les éloges à l’artiste et à l’homme Piccoli sembleront donc convenus, injustice flagrante à propos de quelqu’un d’aussi peu conventionnel. Mais pour avoir eu la joie de passer en plusieurs occasions un peu de temps avec lui, il faut tout de même bien dire la merveille d’homme, d’humain qu’il fut.

Dire l’incroyable disponibilité aux autres, la curiosité toujours en éveil, le souci du monde et de celles et ceux qui le peuplent qui s’éprouvaient immédiatement, et sans faille, en le fréquentant.

Quand les Cahiers du cinéma lui dédièrent, en 2005, un numéro spécial, les deux personnes avec lesquelles il souhaita s’entretenir n’étaient ni gens de pouvoir ni figures de sa corporation, mais une grande artiste photographe, Sophie Ristelhueber, et un historien, Paul Veyne. Et cela n’a rien d’anecdotique.

Michel Piccoli était acteur. Sur le grand écran, il était déjà remarquable en 1949, à 24 ans, dans Le Point du jour de Louis Daquin. Et cela faisait alors trois ans qu’il avait débuté au théâtre. Soixante ans durant, il n’aura pas cessé d’être acteur, merveilleusement.

Mais il aura aussi été un cinéaste très original, injustement peu et mal considéré, avec cinq titres de films courts ou longs, dont deux merveilles qui disent beaucoup de lui, Alors voilà (1997) et C’est pas tout à fait la vie dont j’avais rêvé (2005), écrit avec la scénariste Ludivine Clerc, son épouse depuis 1978.

Il est mort le 12 mai d’un AVC à 94 ans.

Lui qui fut le plus grand acteur de sa génération (au moins), mais ni star ni monstre sacré, n’aura jamais fait comme les autres.

À une époque où ce n’est pas courant, il devient une vedette populaire grâce à un mémorable Don Juan réalisé par Marcel Bluwal pour une télévision qui, en ces temps (1965), faisait son travail. Il ne ressemblait pas du tout à Delon, à Belmondo ni à Maurice Ronet, encore moins à Gérard Philippe. Il ne ressemble à personne, d’ailleurs.

La séduction, la finesse, quelque chose d’animal mêlé à quelque chose d’infiniment civilisé, dangereux peut-être, attirant sûrement. Tout est là.

Buñuel plus encore que Godard

À ce moment, en 1965, il a tenu trente rôles déjà, dont deux inoubliables: Paul Javal dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, bien sûr, face à Brigitte Bardot, mais aussi le patron de Jeanne Moreau dans Le Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel, tous les deux en 1963.

Le Mépris est un film si important, et Piccoli y était si parfait d’ambivalence maladroite, à la fois lâche, amoureuse et malheureuse, qu’on n’en dira pas davantage ici, c’est à bon droit l’un des films qui a suscité le plus de glose, et de reprises à l’écran plus ou moins avouées, qu’on n’en finirait plus. Et puis le plus significatif, c’est sans doute l’autre.

Buñuel, qui avait déjà fait appel à lui pour La Mort en ce jardin en 1956, a réalisé six films avec Piccoli, dont deux où celui-ci occupe une place décisive, Le Journal et Belle de jour. La connivence de l’intelligence et de la sensualité qui se déploie comme un champ magnétique entre le réalisateur et l’interprète sont d’une évidence dont on trouve peu d’autres exemples.

Après, il y a plus de 200 films, dont une longue traînée de merveilles. Pas forcément besoin du premier rôle d’ailleurs, on l’a vu chez Buñuel. Le Monsieur Dame des Demoiselles de Rochefort (1966) de Jacques Demy est inoubliable, tout comme l’est le mari de Dominique Sanda dans Une chambre en ville du même auteur, seize ans plus tard.

Avec Françoise Dorléac dans Les Demoiselles de Rochefort, 1967.

Piccoli, qui a joué pour des dizaines de réalisateurs, est aussi un homme de fidélité. La plus évidente concerne Claude Sautet. Les Choses de la vie reste le plus repéré mais, loin des emplois de grand bourgeois qu’un certain cinéma français assez convenu lui attribuera à répétition dans les années 1970 et 1980, son plus beau rôle pour ce réalisateur est sans doute dans Max et les Ferrailleurs. On ne saurait non plus oublier sa relation au long cours avec le délicat Michel Deville.

Toutefois, le cinéaste avec lequel il a le plus souvent travaillé est bien différent. Marco Ferreri peut être regardé à bien des égards comme le successeur de Buñuel. Le rôle hallucinant de Dillinger est mort (1968) ouvre un compagnonnage où les frasques de La Grande Bouffe (1973), la vaillance iconoclaste de Touche pas à la femme blanche puis quatre autres films tous d’une grande audace composent l’une des îles principales de l’immense archipel de ses présences à l’écran.

L’équipe de La Grande Bouffe de Marco Ferreri (à droite), le cinéaste avec lequel Michel Piccoli a le plus souvent tourné.

 

Le monde moins Hollywood

Sans lien familial avec l’Italie (son patronyme vient d’un ancêtre tessinois), il aura souvent travaillé dans la péninsule après Le Mépris, aux côtés de Marco Bellocchio surtout, mais aussi de Vittorio De Seta, de Liliana Cavani, de Sergio Corbucci, d’Elio Petri, de Luciano Tovoli –pour le très beau Général de l’armée morte, dont il fut aussi coscénariste et producteur–, d’Ettore Scola, de Sergio Castellitto.

Et c’est chez Nanni Moretti qu’il aura offert son ultime grand rôle, la foudroyante interprétation du pontife qui ne voulait pas l’être de Habemus Papam (2011), où se dessine une dernière fois toute une morale du jeu d’acteur aux antipodes de la performance et de l’effet.

Lui qui était prêt, lorsqu’elles avaient un sens, à toutes les transgressions ne fut jamais un histrion, comme le cinéma français en compte tant, y compris parmi les noms les plus révérés. (…)

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Deux femmes sont parties

Hélène Châtelain dans La Jetée, Sarah Maldoror à la caméra.

La cinéaste, écrivaine et éditrice Hélène Châtelain et la cinéaste et militante anticolonialiste Sarah Maldoror viennent de mourir.

Pour le pire, une dernière fois l’histoire les aura rapprochées. Elles sont mortes à quarante-huit heures d’écart, de cette maladie du XXIe siècle, le coronavirus, ces deux femmes si exemplaires des engagements les plus généreux du XXe siècle. Hélène Châtelain décédée le 11 avril à 84 ans et Sarah Maldoror le 13, à 90 ans.

Une personnalité au moins tissait un lien explicite entre elles, celle de Chris Marker. Avant de devenir la compagne de vie et de création d’Armand Gatti, Hélène Châtelain fut l’inoubliable visage féminin de La Jetée, le court-métrage de science-fiction qui est sans doute l’œuvre la plus célèbre de Marker. Sarah Maldoror, liée à Présence africaine qui commanda à Marker et Alain Resnais Les statues meurent aussi (1953), fut une inlassable militante des combats pour l’indépendance des colonies portugaises, dont Marker accompagna la victoire en allant créer en Guinée-Bissau une école de cinéma en 1979, à l’invitation du ministre de la culture du jeune gouvernement, Mário Pinto de Andrade, compagnon de Sarah Maldoror à l’époque.

Si la manière dont s’écrit l’histoire amène ainsi à les rapprocher l’une et l’autre de personnages masculins, cela ne saurait occulter combien elles furent, chacune à sa façon, des figures du féminisme dans des environnements qui étaient loin d’y être toujours accueillants.

Hélène Châtelain (1935-2020)

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En 2009 aux côtés de l’écrivain Vassili Golovanov dont elle a traduit et publié Eloge des voyages insensés

Née en Belgique, fille d’immigrants russes, elle débute comme comédienne notamment au sein du TNP de Jean Vilar, et bientôt Jean-Marie Serreau, Kateb Yacine, Georges Wilson. Sa bouleversante apparition dans La Jetée en 1962 n’aura pas de suite comme interprète pour le grand écran. Dès le milieu de la décennie, elle accompagne, comme interprète, comme metteuse en scène et comme autrice de textes, l’œuvre d’Armand Gatti. Cet écrivain, dramaturge, réalisateur et activiste, résistant de toujours, est une figure majeure des engagements artistiques et intellectuels des années 1960 et 1970, resté très actif pratiquement jusqu’à sa mort à 93 ans en 2017.

Hélène Châtelain co-réalise avec Gatti en 1976 Le lion, sa cage et ses ailes, ensemble de six films filmés en vidéo, alors outil innovant de tournage militant, avec les ouvriers de Peugeot à Montbéliard. Elle avait alors commencé son activité de cinéaste, filmant en 1973 Les Prisons aussi, dans le cadre du Groupe Information Prison dont Michel Foucault était la figure la plus connue.

On lui doit une vingtaine de réalisations pour le cinéma ou la télévision, jusqu’à 2004, dont un grand nombre consacrées aux grandes figures politiques et littéraires victimes du goulag et de l’écrasement par les pouvoirs soviétiques des espoirs de liberté nés de la Révolution russe. Ainsi le portrait du dirigeant anarchiste ukrainien Nestor Makhno (1996) et un Boulgakov cosigné avec Iossif Pasternak pour la collection «Écrivains de notre temps» d’Arte.

État major de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, au premier rang de gauche à droite Victor Belach, Galina Andreievna (femme de Makhno), Makhno et ses deux frères Savelli et Grigori (debout), extrait du documentaire Nestor Makhno.

Lorsque la revue Trafic (n°96, Hiver 2015) publie un ensemble de documents et de textes concernent Hélène Châtelain, on y découvre un passionnant projet de film inspiré du Sablier, mémoires de la révolutionnaire Ekaterina Olitskaïa, qui a passé la quasi-totalité de sa vie dans les geôles soviétiques, et qu’Hélène Châtelain avait aidé à traduire et fait publier aux éditions féministes Tierce.

Cette recherche et cet engagement sont également le cœur de son activité de traductrice et d’éditrice, notamment dans le cadre de la collection «Slovo» qu’elle crée et dirige aux Éditions Verdier, et qui publient notamment en 2003 Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, et les autres écrits de cet auteur majeur.

Ici figure un bel hommage à elle rendu.

 

Sarah Maldoror (1929-2020)

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Née en France d’un père guadeloupéen et d’une mère gasconne, celle qui a très tôt choisi son pseudonyme en l’honneur de Lautréamont débute au théâtre en créant en 1956 une des premières troupes entièrement composée de comédien(ne)s noir(e)s, Les Griots, dont fait également partie la chanteuse haïtienne Toto Bissainthe. La troupe monte notamment La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire et Les Nègres de Jean Genêt. (…)

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Jean Douchet, l’homme qui aimait les films

Le critique, enseignant, cinéaste et bon vivant est mort le 21 novembre, à l’âge de 90 ans.

Il pouvait parler des heures d’un plan de John Ford, d’une séquence de Fritz Lang, de la circulation des regards appelée par une image de Brian De Palma ou de Hou Hsiao-hsien, mais aussi de bonne chère et de bons vins.

Il y avait dans sa parole et dans ses écrits ce qui manque à tant de critiques: une gourmandise de bon aloi et un rire, le plus souvent en réserve, tapi dans l’ombre des mots, la modulation des intonations.

Une cinémathèque porte son nom –même si elle aussi est en danger de mort. Voilà plus de soixante ans qu’il répandait une bonne parole, une parole d’amour du cinéma, d’amour de la pensée avec les films, de la compréhension de ce qui se joue dans l’organisation des espaces et des corps, des gestes et des sons, des rythmes et des silences. Film par film.

Savant parce qu’amoureux

Le premier recueil de textes du critique des Cahiers du cinéma, qui les a dirigés quelques années (entre 1959 et 1963) aux côtés d’Éric Rohmer, s’intitule L’Art d’aimer.

De cet écrivain de cinéma, chaque texte est une proposition sans arrogance théoricienne ni étalage d’érudition.

Le titre du recueil est, lui, un manifeste. Il est la revendication d’un rapport affectif, sensitif, émotionnel, mais aussi d’une exigence amoureuse, où les immenses attentes vis-à-vis des films sont aussi ce qui légitime la colère et la vindicte contre ceux qui trahissent et méprisent le cinéma –et avec lui le public.

Écrivain, Douchet aura été plus encore un orateur hors pair. Ses étudiant·es des universités de Vincennes, Jussieu et Nanterre n’en finiront jamais d’évoquer sa faconde pour entrer dans les sens plus ou moins cachés des films qu’on croyait les mieux connus, les mouvements de sa crinière tôt argentée accompagnant la joie, qui jamais n’a diminué, de parler et parler encore des ressources du cinéma, de ses promesses, tenues ou non.

Pratiquement jusqu’à la fin, cinéphile épicurien, Douchet aura continué d’animer régulièrement deux ciné-clubs, à la Cinémathèque française et au cinéma Le Panthéon, tout en intervenant ponctuellement en de multiples occasions un peu partout en France et en Europe.

Cinéaste un peu, mentor beaucoup

Critique, enseignant, passeur d’amour et de pensée, il aura encore été autre chose.

Membre de la rédaction des Cahiers du cinéma des débuts, dont les autres jeunes membres voulaient tous devenir cinéastes, il se sera trouvé aux côtés de Godard, Rohmer et Chabrol dans le cadre d’un des films manifestes de la Nouvelle Vague, le film collectif Paris vu par… (1965), dont il tourne un épisode, «Saint-Germain-des-Prés».

On peut regretter qu’il n’ait pas poursuivi dans la voie de la réalisation, au vu de son seul long-métrage, le tardif La Servante aimante (sorti en salle en 1996), passionnante variation sur les ressources du cinéma et du théâtre à partir d’une pièce de Goldoni. Sans doute la figure alors tout à fait établie du critique aura-t-elle fait de l’ombre à l’encore possible cinéaste.

Douchet fut aussi, génération après génération, le mentor de jeunes cinéastes à leur début, avec un goût très sûr. (…)

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