Pour commencer 2020, deux films singuliers et poétiques, la première œuvre prometteuse du Chinois Gu Xiao-gang et l’odyssée nocturne d’une femme étonnante par le Belge Bas Devos.
Ce fut la plus inattendue des révélations du dernier Festival de Cannes, qui fut si riche en belles propositions. Découvert dans la sélection de la Semaine de la critique, ce premier film d’un jeune réalisateur chinois jusque-là inconnu au bataillon de la cinéphilie mondiale s’imposait immédiatement.
Cette fresque de deux heures et demie accompagne un an durant la vie d’une famille composée de trois générations, faisant preuve d’un souffle narratif et d’une élégance de réalisation rares.
Un réel en mouvement
Son titre reprend celui de l’un des plus célèbres rouleaux de la peinture traditionnelle chinoise. L’important n’est pas tant que le film contemporain se déroule dans ces lieux qui furent peints au XIVe siècle (la ville de Fuyang, dans le sud du pays, où est né et a grandi le réalisateur), mais qu’il invente avec bonheur des équivalents cinématographiques des techniques picturales d’alors.
Si l’utilisation de longs travellings latéraux rappelle en effet la manière dont l’œil parcourt les rouleaux de shanshui, bien d’autres choix de mise en scène font écho à cette esthétique, notamment l’importance du vide, du non peint, dont l’ellipse est l’une des possibles traductions au cinéma.
Pourtant, si son esthétique singulière s’inspire de l’art pictural classique en Chine, le film de Gu Xiao-gang n’est pas du tout une œuvre formaliste. C’est un vaste récit qui raconte des histoires d’amour, d’amitié, de trahison, mais aussi les mutations de la société chinoise, de la ville chinoise, de la famille chinoise.
Les gangsters, les enfants, les poissons du fleuve, les poésies anciennes, la neige et les arbres, les problèmes d’argent, d’honneur et de respect des traditions, les questions de travail, de transport et de logement, en tissent la riche trame romanesque, avec une admirable fluidité suggestive.
Se déroulant (c’est ici vraiment le verbe approprié) durant les quatre saisons de l’année, Séjour dans les monts Fuchun compose un récit aux multiples ramifications. Film de fiction qui évoque les sagas familiales, il est nourri d’une riche texture documentaire.
Via ARP Sélection.
Mieux, celle-ci tient précisément au grand nombre de récits entrelacés, certains à peine esquissés, d’autres suivis de manière plus soutenue, quelques-uns ressurgissant après avoir semblé abandonnés. Selon ce qui n’est qu’apparemment un paradoxe, la multiplication des fictions alimente la puissance de description du réel, et d’un réel en mouvement.
Ce mouvement est essentiellement temporel, tout comme le grand art de la peinture de rouleau était déjà une manière de figurer le passage du temps et ses effets plus encore que de représenter un espace. Par quoi, en même temps qu’en référence à un art traditionnel, le film de Gu Xiao-gang est en phase avec le documentaire contemporain, et singulièrement avec le documentaire chinois actuel.
Grâce à la légèreté et au faible coût des instruments numériques, de nombreux documentaires venus de Chine accompagnent l’évolution d’un personnage, d’une famille, d’un village ou d’un quartier sur de très longues durées, souvent plusieurs années.
Réappropriées par un conteur, ce qu’est à l’évidence le jeune Gu, ce sont ces approches qui contribuent à la force de son film, en même temps qu’un sens plastique indéniable.
Une femme dans la ville
D’abord elle rit. À ce moment, on ne sait pas encore qu’elle sera l’héroïne de cette aventure épique. Elle est avec ses collègues, qui la nuit font le ménage dans des bureaux. Nuit, hiver, métro, fatigue, sur le chemin du retour, Khadija s’est endormie. Maintenant à Bruxelles, il n’y a plus de transports, il faut rentrer à pied. C’est loin.
Ghost Tropic accompagne cette mère de famille arabe à travers la grande ville européenne. C’est une odyssée, une anabase. Rien, à aucun moment, ne se passera comme prévu –du moins comme prévu par les schémas narratifs qui inévitablement surgissent en réponse à cette situation.
Le parcours de Khadija sera semé de rencontres: un vigile, un SDF ivrogne, des flics, le gérant d’une épicerie de nuit, des infirmières, une caissière de station-service, sa fille avec des copines et un garçon… Et chaque fois, en lieu et place du cliché, s’ouvre une écoute, un possible, l’hypothèse d’un embranchement.
Rien d’idyllique ni de gentillet dans cette succession de situations, juste l’affirmation paisible qu’aucun scénario n’est joué d’avance, que la fiction peut –doit?– aussi mener dans d’autres directions, sur le chemin de la maison.
Cette femme incarnée avec une présence intense, mais jamais aguicheuse par l’actrice Saadia Bentaïeb. Elle traverse la nuit froide, prend des décisions parfois rationnelles et parfois improbables, ou discutables, avec une force qui donne au film son mouvement intérieur, puissant et lent.
Si son héroïne emporte le film dans son sillage obstiné, la mise en scène du réalisateur, le Belge Bas Devos, sait ménager des accélérations, des bifurcations, des échappées du côté du fantastique urbain.
Via JHR Films.
Les espaces, les lumières, les lieux désertés en pleine nuit, les sons de la cité assoupie, tantôt menaçants et tantôt d’une étrange musicalité, participent de cette composition apparemment toute simple, mais qui réussit à associer des éléments qui pourraient sembler incompatibles.
La vibration un peu mystérieuse qui émane de l’écran tient aussi à la pellicule 16mm couleur, aux antipodes de ce qu’impose l’image numérique, surtout en situation de basse lumière.
On a dit «d’abord elle rit», parce que c’est ainsi que nous avons vu pour la première fois Khadija. Mais au début de ce film qui se souvient de Chantal Akerman, il y avait eu ce prologue où le jour baissait doucement dans une pièce d’un appartement sans luxe et sans misère –celui du personnage principal, sans doute, mais on ne le sait pas.
Et une voix, la sienne, mais on l’ignore aussi, dit que les lieux où nous vivons sont faits de la superposition invisible des traces de nos actes. Avec son voyage nocturne et doucement physique, c’est ce qu’aura capté Tropic Ghost.
Émouvant et décalé, linéaire et fragmentaire, incarné et onirique, ce troisième film lui aussi découvert à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, vibre d’une pulsation qui doit tout à la mise en connivence de la ville, d’une femme et des moyens du cinéma. Mémorable alchimie.
Séjour dans les monts Fuchun
de Gu Xiao-gang, avec Qian You-fa, Wang Feng-juan, Sun Zhang-jian, Sun Zhang-wei, Zhang ren-liang, Zhang Guo-yin.
Durée: 2h30. Sorti le 1er janvier 2020.
Ghost Tropic
de Bas Devos, avec Saadia Bentaïeb, Maaike Neuville, Stefan Gota, Cédric Luvuezo.
Durée: 1h25. Sorti le 1er janvier 2020