Louis (Louis Garrel), Martha (Esther Garrel), Lena (Lena Garrel), dans l’élan d’un jeu de dédoublement, avec l’artifice des marrionettes comme avec leur véritable existence.
Le nouveau film de Philippe Garrel sort au moment où le réalisateur est accusé par plusieurs actrices de propositions sexuelles lors de rendez-vous professionnels. Il faut bien sûr écouter leur parole. Il faut aussi voir le film qui n’a rien, lui, d’inapproprié.
Les films naissent et vivent dans le monde réel. Les films y meurent aussi, pour reprendre une formule célèbre. Il n’y a pas d’espace hors du monde où se trouveraient les œuvres d’art et autres productions dites de l’esprit.
Au Festival international du film de Berlin, au mois de février dernier, j’ai vu le nouveau film de Philippe Garrel, son 32e depuis Marie pour mémoire, qui date de 1967. Auparavant, j’ai vu tous les autres films de Philippe Garrel. Je les aime tous. Pas tous autant, certains m’importent plus que d’autres, mais tous m’ont touché, me touchent encore, m’importent. À Berlin, j’ai adoré Le Grand Chariot, éperdument, absolument.
Depuis, des actrices qui ont travaillé, ou failli travailler, avec Philippe Garrel ont décrit des comportements inappropriés de sa part vis-à-vis d’elles, avant ou pendant le travail. Mediapart, puis d’autres médias, s’en sont fait l’écho. Ce qu’elles dénoncent est précis, argumenté, il n’y a aucune raison de ne pas les croire. Par l’intermédiaire de son avocate, le cinéaste n’a d’ailleurs pas nié, il s’est excusé.
Désormais le film sort, comme on dit, la formule est assez juste. Il sort dans le monde, il apparaît devant tous. Il apparaît, aussi, dans cette lumière nouvelle créée par les témoignages de ces femmes. Je lis ce qu’elles disent, il me semble que c’est important qu’elles prennent la parole, qu’il faut que s’entendent enfin toutes ces voix de femmes qui ont subi ce qu’elles ne désiraient pas, qui leur a été imposé par les rapports de travail, les rapports d’inégalité entre femmes et hommes, le prestige dont bénéficient certains, par exemple des artistes reconnus.
Les films ne sont pas innocents
Je n’ai jamais, jamais considéré qu’être un artiste faisait échapper à ce qu’il est souhaitable que soient les relations entre les humains (et d’ailleurs aussi avec les non-humains). Si Philippe Garrel, immense cinéaste, s’est mal comporté avec des personnes, son talent, son génie singulier n’ont aucune raison de réduire la réalité de ces relations ni de minimiser le fait qu’elles doivent être dénoncées.
Alors, je repense au Grand Chariot. Je cherche de mon mieux ce qui, dans le film, traduirait en quelque façon ces rapports de domination, ou de désir à sens unique de la part de quelqu’un qui se sent autorisé à vouloir ce que l’autre ne veut pas.

Louis et sa grand-mère (Francine Bergé), porteuse d’une mémoire vive de la tradition du spectacle itinérant et d’une révolte qui ne s’éteint pas. | Ad Vitam
Le Grand Chariot est une histoire de famille et de spectacle. Il est interprété par les enfants de Philippe Garrel, Louis, Esther et Lena, qui composent une troupe de marionnettistes sous la direction de leur père (joué par Aurélien Recoing) jusqu’à la mort subite de celui-ci. Il et elles devront ensuite inventer leur chemin personnel.
Dans cette histoire, telle qu’elle est contée, je ne vois que générosité, délicatesse, attention aux autres, aux singularités des personnes, aux possibilités des existences.
Je repense aux autres films du même auteur, où les enjeux des rapports entre hommes et femmes sont omniprésents. Je songe aux embardées écorchées de L’Enfant secret, à l’envolée poétique et politique de Liberté, la nuit, à la vibration fantomatique et tendre de J’entends plus la guitare, à l’incandescence des Amants réguliers, aux nuances fulgurantes de La Jalousie (parmi tant d’autres). Et non, décidément, rien.
Il ne s’agit pas ici de la vieille rengaine de la séparation de l’artiste et de son œuvre. Il y a des artistes, nombreux, dont le rapport au monde, éventuellement toxique, se voit dans leurs œuvres. Les films (ou livres, ou pièces, ou chansons, etc.) ne sont pas plus innocents par principe que celles et ceux qui les créent. À chaque fois, il y a lieu de regarder, d’écouter, de se rendre sensible à ce qui se joue éventuellement de rapports de domination, de mépris, d’exclusion, dans les relations entre les personnages d’une œuvre et de ce qui se joue entre celle-ci et ses spectateurs.
Dans les films de Philippe Garrel, ce n’est pas seulement que je ne trouve rien de tel, c’est que j’y trouve le contraire: la fragilité, l’inquiétude, des vertiges émotionnels où nul ne détient un pouvoir légitime, où les liens doivent être sans cesse questionnés avec les puissances du rire, de la folie, de la beauté, du désespoir. (…)