«Nome», «The Sweet East», «Lettre errante», «Il reste encore demain», vertus de l’impureté

Nome (Marcelino Antonio Ingira), l’exclu du village, qui deviendra un héros de la libération nationale –et après?

Extrêmement différents entre eux, les films de Sana Na N’Hada, de Sean Price Williams, de Nurith Aviv et de Paola Cortellesi naissent tous d’une hybridation féconde.

Parmi les nombreuses nouveautés en salles, où se glisse aussi un film sorti la semaine précédente, les titres les plus mémorables ont tous un côté hybride, mais d’une façon singulière à chaque fois.

Nome est une fiction incorporant des documents filmés par le même cinéaste un demi-siècle plus tôt. The Sweet East s’avère être une virée fantastique pour évoquer le trop réaliste état de son pays. Lettre errante se construit à partir des sens sous-jacents du langage que révèle une seule consonne. Il reste encore demain est un mélodrame racoleur où fait irruption une évocation d’un moment historique libérateur, poussant très loin le contrepoint.

Il y a bien longtemps que le cinéma a été, à juste titre, réputé impur. Son impureté est sa richesse et elle se manifeste de multiples façons, toujours à réinventer. Cette belle impureté, c’est aussi que des propositions aussi diverses relèvent toutes du cinéma.

«Nome», de Sana Na N’Hada

Dans ce village d’Afrique de l’Ouest, l’homme est mort. Il était musicien et griot. Son fils, à peine un adolescent, doit partir seul en forêt, choisir le bois qui servira à construire le nouvel instrument de musique qui assurera sa place et son rang.

Mais ce village est dans un pays en guerre, une guerre de libération nationale contre les colonisateurs portugais. Un autre jeune homme, qui lorgnait la place du garçon, ce que lui interdit sa naissance hors du village, s’en va rejoindre la guérilla. Il s’appelle Nome, c’est-à-dire que son nom est personne –ou tout le monde.

Dans la forêt, un esprit, un djinn amical ou hostile, surveille les opérations menuisières ou guerrières. Lorsque commence le film, le long et douloureux combat des Bissaoguinéens et Cap-Verdiens est loin, très loin, de la victoire.

Des images, comme mangées par le temps, la chaleur, l’humidité ou l’oubli, documentent cette lutte dont le réalisateur Chris Marker dira un jour qu’elle fut si impitoyable que les combattants africains en vinrent à plaindre les soldats portugais de devoir les affronter dans de telles conditions.

Ces phrases sont dans un film de 1980, qui est un chef-d’œuvre du réalisateur français, Sans soleil. On y voyait des images tournées pendant la guerre de libération nationale par le réalisateur de Nome, Sana Na N’Hada, alors très jeune.

Celui-ci fut en effet, dans les années 1960, un des quatre apprentis cinéastes envoyés à Cuba par le leader de la guerre de libération de Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amílcar Cabral, pour apprendre le cinéma.

Les images qui apparaissent dans le film de 2023, découvert au dernier Festival de Cannes dans le cadre de la sélection ACID, il les a tournées il y a cinquante ans. Ce sont les rares plans survivants d’une dramatique histoire politique et cinématographique qui a vu disparaître la plus grande partie de ces archives, histoire racontée par un autre beau film, La Lutte n’est pas finie de Filipa César.

Nome, au croisement de la grande histoire, de l’intimité et des légendes. | The Dark

Film de guerre, film d’archives, film fantastique, fresque épique et méditation désabusée sur les lendemains qui déchantent, Nome entrelace plusieurs récits et plusieurs tonalités, pour composer une invocation du même élan historique, magique et intime.

Œuvre-mémoire d’une lutte très tôt trahie, aujourd’hui oubliée, il évoque aussi les suites de la victoire, les dérives et les renoncements, avec un alliage de réalisme et de fable, illuminé des splendeurs de ses images, celles d’aujourd’hui comme celles de jadis, et de l’intensité des émotions qui portent encore le vieux lutteur qui les assemble.

De Sana Na N’Hada
Avec Marcelino António Ingira, Binete Undonque, Marta Dabo, Helena Sanca, Paulo Intchama, Abubacar Banora
Durée: 1h52
Sortie le 13 mars 2024

«The Sweet East» de Sean Price Williams

Bienvenue chez les monstres. Le premier long-métrage comme réalisateur du chef opérateur Sean Price Williams est un voyage dans une galerie des horreurs: l’Amérique contemporaine.

Aux côtés d’une lycéenne en fugue, fausse oie blanche aux comportements imprévisibles, se succèdent les spécimens d’un catalogue d’individus et de situations où règnent la violence, le repli identitaire, le complotisme délirant, les comportements stéréotypés, etc.

L’incontestable énergie du film se nourrit d’un étrange mélange, d’un double trouble. Le premier tient au fait que tous les protagonistes sont à l’évidence des caricatures, mais qu’on ne sait que trop bien que, notamment aux États-Unis, ces caricatures aberrantes existent véritablement et en nombre significatif.

Le dingue armé d’un flingue qui vient fouiller les caves grouillant de pédophiles dans une pizzeria de Washington, les maladresses déjantées d’activistes en rupture de socialisation s’épuisant dans l’outrance des transgressions, les sectes fascinées par les armes et le nazisme, les groupes ethniques qui s’entraînent à la guérilla dans les bois, l’incapacité meurtrière à distinguer la réalité de la fiction… Good Morning America!

Aux côtés de cette Alice au pays des horreurs qu’est le personnage incarné avec beaucoup de finesse par Talia Ryder, se déploie simultanément l’autre trouble qui anime le film, celui de la relation du cinéaste au monde qu’il dépeint.

Lilian (Talia Ryder), lycéenne à la vie ordinaire devenue héroïne hallucinée et princesse loufoque d’un cauchemar réel connu sous le nom d’États-Unis d’Amérique. | Potemkine Films

Il réussit en effet, tout en jouant sur le grotesque, à montrer à la fois l’inquiétude et l’affection que lui inspire cette espèce de zoo que sont, devant sa caméra, les États-Unis.

C’est la réussite mais aussi la limite du film, selon le procédé si fréquent qui consiste à capitaliser à fond sur ce qu’on prétend du même mouvement dénoncer. Où l’inventivité et le sens du rythme ne se sépare jamais d’une certaine duplicité, et d’un sens du show à tout prix, pas si éloigné de ce qu’il entreprend dénoncer.

De Sean Price Williams
Avec Talia Ryder, Earl Cave, Simon Rex, Ayo Edebiri, Jeremy O. Harris, Jacob Elordi, Rish Shah
Durée: 1h44
Sortie le 13 mars 2024

«Lettre errante» de Nurith Aviv

Il arrive parfois que ce qu’on a fréquenté depuis toujours sans y prêter attention prenne soudain un sens ou une importance évidente, irréfutable. C’est ce genre de révélation que propose Nurith Aviv en poursuivant sa longue méditation sur les puissances du langage et ce qu’il active dans l’inépuisable irisation des langues et de ce qui circule entre elles.

Depuis D’une langue à l’autre il y a vingt ans, Lettre errante est son dixième film qui explore ainsi certains aspects de ce qui se joue entre les humains, entre les imaginaires, entre les rapports aux autres et au monde du fait des manières de (se) parler. Chantier sans fin, souvent placé sous les auspices de la traduction sous toutes ses formes, où le cinéma apporte ses propres ressources, parfois essentielles et parfois discrètes.

Le nouveau film de Nurith Aviv, entreprise qui semble un jeu digne de l’Oulipo et se révèle riches de significations et d’enjeux –politiques et intimes– bien au-delà de l’exercice formaliste, concerne la seule lettre «R».

(…)

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