Vera (Lola Dueñas), habitée par une quête et par un combat.
Le premier film de Victor Iriarte fusionne les genres pour accorder ensemble des êtres en butte aux oppressions passées et présentes.
On se croyait entrés dans la zone de faible intensité de l’offre de cinéma, entre 14 juillet et 15 août, période d’ordinaire jalonnée de blockbusters estivaux et de comédies familiales sans conséquence. Et voilà que surgit Dos Madres, invention surprenante, séduisante, troublante et tout à fait réjouissante.
Ce premier long-métrage du réalisateur espagnol Victor Iriarte semble d’abord emprunter des voies qui seraient, elles, très reconnaissables. Le film se situe en effet au point de convergence d’une dénonciation d’un des grands crimes de la dictature franquiste et d’un thriller de vengeance. Mais c’est pour mieux inventer toute autre chose.
Très tardivement révélé, plus de vingt ans après la mort de Franco, le kidnapping de milliers de bébés (peut-être 300.000) volés à leurs parents ou le plus souvent à leur mère isolée durant des décennies pour «éradiquer le gène marxiste», selon la formule d’un psychiatre fou conseiller du général dictateur, est la toile de fond du récit consacré au combat de Vera.
Double combat, pour retrouver son fils, qui lui a été enlevé à sa naissance vingt ans plus tôt, et aussi contre ceux, juges, hauts fonctionnaires et religieux, qui ont été liés à ces enlèvements, et qui, même après le retour de la démocratie, continuent de dissimuler cette pratique et de protéger ceux qui l’ont mise en œuvre.
Tandis que des images d’archives rappellent ce que fut le fascisme espagnol, voici donc cette femme en guérillera urbaine solitaire et inventive. Elle mène des enquêtes périlleuses, organise des opérations clandestines et des rendez-vous secrets selon le répertoire du polar. La voix off et un montage serré contribuent à créer cette tension particulière.
Et pourtant, l’activisme de l’héroïne s’intègre à une attention aux rues de la ville, et à des pratiques –formation de sténotypistes, entraînement de choristes, déménagement d’un piano– qui n’ont apparemment aucun lien avec l’intrigue.
Délicatesse et émotions électriques
Surtout, il règne dans chaque plan une forme de délicatesse gracieuse qui, malgré les émotions électriques, circule depuis cette séquence d’ouverture étrangement belle où une main suit une piste sur une succession de cartes et de plans. Et finit, hors cartes, par trouver une autre main. L’enquête sur des lieux et des trajets, possiblement utile aux investigations de Vera, y devient poème visuel, à la fois graphique et attentif aux territoires, et à ce qui les dépasse.
Ignorée par les puissants, vaincue de la grande histoire mais décidée à ne pas se laisser faire, Vera dit: «Il ne me reste que mon histoire et ma façon de la raconter.» Sa façon de la raconter, qui est aussi la façon qu’a Iriarte de construire son film, est une lutte, aux conséquences inattendues.
L’enquête de Vera n’était que le premier chapitre, présenté comme une lettre de la mère à ce fils qu’elle ne connaît pas. Mais voici que, dans le deuxième chapitre, apparaissent le fils, Egoz, et sa mère adoptive, Cora. Voici que se nouent d’autres tensions, d’autres manières de faire exister des histoires individuelles, intimes, dans des environnements multiples et reliés.
La lettre du premier chapitre, Vera l’a écrite et envoyée, en deux exemplaires, à Egoz et à Cora dont elle a fini par retrouver la trace. Elle dit qu’elle sera dans une maison, au loin, dans le nord du Portugal. Egoz, le jeune homme, part à sa rencontre. Cora le suit.
Ce qu’il adviendra entre eux trois, il ne convient pas de le dire ici. Il faut dire plutôt combien ces récits, ces conflits, ces émotions, ces souvenirs s’inscrivent dans un univers étonnamment riche, se fondent dans des scènes qui semblent sans rapport direct et relèvent de tonalités différentes, et qui pourtant s’harmonisent.
Dos Madres raconte l’histoire de Vera, Egoz et Cora. Mais leur histoire prend place dans un monde plus vaste, où des gens différents font des choses différentes. «Font des choses», drôle d’expression, mais assez appropriée ici tant ce qui se pratique sous nos yeux relève du domaine du «faire»: transporter des meubles, accorder un piano, exercer son visage et sa gorge pour mieux chanter…

Pas à pas, l’invention d’un système de signes et de modes de reconnaissance entre Egoz (Manuel Egozkue) et ses deux mères, Cora (Ana Torrent) et Vera. | Shellac
Vera, Egoz et Cora s’approcheront, s’accorderont comme s’accordent des danseurs à mesure qu’une chorégraphie commune s’inventent entre eux. Ils s’accordent aussi à leur environnement, comme la mise en scène s’accorde à ses personnages et aux situations de la fiction, et aux tensions qui en émanent. Accords intimes et précis, attentifs, quoique sans illusion sur les duretés et les laideurs du monde. (…)