Lisia (Ghjuvanna Benedetti), guidée par son père (Saveriu Santucci), entre emprise et tendresse.
Aux côtés de la fille d’un parrain corse avec le film de Julien Colonna, avec une jeune Japonaise chahutée par ses émotions et ses pulsions avec Yôko Yamanaka, des films à la fois intenses et troublants.
Découverts au Festival de Cannes en marge de la compétition officielle, ces deux films qui sortent ce 13 novembre sont des révélations. L’un et l’autre centrés sur un personnage étonnant de jeune fille, mais dans des contextes et des styles extrêmement différents, ils ont en commun d’ouvrir de grands espaces de trouble et de questionnement grâce à leur héroïne et autour d’elle.
Déjouant les codes dans lesquels elles semblaient s’inscrire, ces deux réalisations traduisent, dans chaque cas avec une grande originalité, les possibilités imprévues de mise en scène qu’une sensibilité très personnelle élabore à partir d’expériences vécues par les cinéastes mais profondément transformées par leurs choix de cinéma.
«Le Royaume» de Julien Colonna
Elle est jeune, elle est belle, elle a du sang sur le visage. C’est au début du film. Le sang est celui d’un sanglier, qu’elle a découpé, retour de la chasse où elle se trouve mêlée à ce méchoui entre hommes, ambiance saturée de testostérone et de fierté corse. Très peu de paroles. Des plans longs, solaires, qui laissent affleurer ce qui s’impose sans s’énoncer, et qui définit un monde.
Lisia, adolescente, est la fille du parrain de ce gang corse des années 1990. Elle est au point de bascule entre enfance et… ce qu’on ne sait pas nommer, qui ne serait plus l’enfance sans être l’âge adulte, mais sans qu’«adolescence» paraisse ici approprié tant les enjeux de vie et de mort alentour sont trop puissants pour ce qu’évoque ce mot.
Elle est aussi, et le film avec elle, à la limite entre crudité du gangstérisme ultra-violent et mythologie du hors-la-loi, particulièrement vive en Corse, sans que l’île en ait le monopole, loin s’en faut. Corollaires omniprésents, la puissance vitale et mortelle des liens familiaux, des allégeances claniques et des liens avec la nature, avec les beautés des forêts, des maquis et des rivages corses.
Le premier film de Julien Colonna invente, avec un sens cinématographique d’emblée très convaincant, les manières de mettre en relation (vibrante) ces deux lignes de crête: celle, personnelle, d’une jeune fille en quête d’une place dans la vie, et celle d’un milieu et des représentations qui s’y rattachent.
Lui-même biographiquement lié à l’environnement qu’il décrit, le cinéaste travaille à inventer une autre position, comme créateur d’images et de récits, que la condamnation ou l’exaltation. Il compose séquence après séquence un ensemble de situations autour de ce qui se joue entre la fille et son père, où passent sans peser de multiples mythes, grecs aussi bien que hollywoodiens.
Complots et fusillades, élans d’affection fusionnelle et trahisons, ce sont clairement des ressources pour faire spectacle. Mais ces ressorts sont aussi présents comme motivations ou justifications de choix individuels dont certains sont juste intimes, individualistes, éventuellement égoïstes, et d’autres collectifs –et dans nombre de cas meurtriers.
La beauté de la mise en scène telle que la pratique Julien Colonna tient à la proximité de sa position de cinéaste avec celle de Lisia, incapable de remettre entièrement en cause ce que font son père et ses acolytes, fascinée par les dimensions les plus apparemment ludiques, avec camping sauvage au bord de la mer ou évasion en hors-bord, et témoin de violences atroces, qui frappent des proches eux-mêmes auteurs de crimes similaires.

Lisia, avec et à l’écart de la bande, microcosme masculin, violent, chaleureux et secret. | Ad Vitam / Chi-Fou-Mi Productions
Le Royaume laisse ainsi un véritable espace à chaque spectateur ou spectatrice pour recomposer, avec les situations du récit mais aussi avec le jeu des références dont chacune et chacun dispose, une compréhension de ce qui s’active, compréhension d’ailleurs susceptible d’évoluer pendant le déroulement du film, et ensuite.
L’actualité amène inévitablement à mettre en relation ce film avec À son image de Thierry de Peretti, sorti le 4 septembre. La place centrale confiée à une jeune femme dans l’adaptation du roman de Jérôme Ferrari par le cinéaste d’Une vie violente restait (volontairement?) une place en creux, dont personne, ni les personnages ni la réalisation, ne parvenait à construire l’articulation vivante avec le milieu au sein duquel elle existe.
Cette place est cette fois habitée, avec ambiguïté et dynamisme, par Lisia, remarquablement incarnée par Ghjuvanna Benedetti, actrice non professionnelle comme la plupart des interprètes du film, tous d’une impressionnante présence.
Il est très beau que le réalisateur, avec ses acteurs, sache ainsi faire partager l’affection que lui-même continue d’éprouver pour ses personnages, à commencer par le père, bon vivant et gentil papa, chef charismatique, truand et assassin impitoyable, sans jamais chercher à nous y faire adhérer.
«Desert of Namibia» de Yôko Yamanaka
La jeune femme prénommée Kana ne va pas très bien. Elle a pourtant un métier, un appartement, un amoureux plein d’attention, un autre soupirant, des amies. Ou peut-être est-ce aussi pour tout cela qu’elle ne va pas bien.
Quelque part très loin de Tokyo, dans un désert africain, des animaux qui ont été sauvages viennent boire à des plans d’eau artificiels, devant des caméras de surveillance. Quand elle ne sait plus du tout quoi faire de sa vie, Kana les regarde sur son téléphone. Après, elle ne va pas mieux.

Kana (Yuumi Kawai), énigme vivante aux yeux de tous, à commencer par elle-même. | Eurozoom
Ayant rompu avec son compagnon et quitté sa coloc, elle s’installe chez le jeune scénariste qui lui plaisait aussi, sans y trouver davantage de raison d’aimer sa propre existence, ni celles et ceux qui l’entourent, et qui représentent pourtant des comportements très variés.
Insaisissable, Desert of Namibia est une comédie au burlesque ultra-mélancolique, un vaudeville slow burn, un film fantastique sans monstres ni fantômes –ou alors entièrement peuplé de monstres et de fantômes, mais aux apparences on ne peut plus quotidiennes. (…)