Karsh (Vincent Cassel) et Terry (Diane Kruger), découvrant ce qu’il est advenu du corps de Rebecca.
Le film de David Cronenberg invente une élégante techno-fable du deuil, à laquelle le cinéaste canadien inflige ensuite d’étranges tourments.
Dans certaines régions d’Afrique, il est d’usage de se saluer avec la formule «comment ça va avec la douleur?» –Raymond Depardon en fit autrefois le titre d’un film. Avec la douleur, sa propre douleur, ça ne va pour personne, nulle part.
Mais lorsque l’on est riche, puissant et savant, il est possible d’en fabriquer un artefact, fût-il au sens strict monstrueux. Et c’est ce que fait Karsh, homme d’affaires et scientifique, affublé d’un nom où résonnent à la fois les échos de Crash et de «cash». Lorsque l’on est un cinéaste reconnu, il est possible d’en fabriquer un film, lui aussi au sens strict monstrueux.
Monstrueux en ce qu’il est destiné à être montré (c’est le sens originel du mot «monstre») et parce qu’il concerne le fait de montrer, de rendre visible (ce qui n’est pas supposé l’être). Et monstrueux en ce qu’il est un assemblage «contre-nature» d’éléments hétérogènes.
Quelle nature? La nature biologique, celle qui organise les corps –en particulier les corps humains– et leurs transformations selon un cycle réglé. Mais aussi la nature culturelle, si l’on peut dire, celle qui gère les rapports entre le vivant et le mort, le montré et le caché, le public et l’intime. Soit tout ce que transgressent, chacun avec ses outils, le personnage de Karsh et le réalisateur David Cronenberg.
Élégant et glacial, Karsh est inconsolable de la mort de sa femme, Rebecca. De cette incapacité à surmonter cette perte, il a fait un business prospère, grâce à des technologies qui permettent de voir, en temps réel sur son smartphone, l’évolution du corps des défunts, de rester en contact visuel avec eux, après qu’ils ont été enterrés dans des lieux équipés de dispositifs vidéo perfectionnés et connectés.
Le film pose comme acquis qu’il y a, dans le monde entier, des gens fortunés prêts à payer pour cela. Il est bien possible que ce soit le cas. Aux confins du voyeurisme morbide, de la tech et de la financiarisation globalisée, on voit comment un scénario «cronenbergien» pourrait ainsi émerger du deuil bien réel du cinéaste canadien. Il est en effet de notoriété publique que David Cronenberg a affronté dans une douleur extrême la mort, en 2017, de sa femme Carolyn, qui était aussi sa plus proche collaboratrice comme productrice depuis Chromosome 3 en 1979.
Les Linceuls mobilise donc une certaine approche de la «question des images», plutôt du côté de ceux qui les regardent (les spectateurs, donc) que de ceux qui les créent, par exemple les cinéastes. Au centre du film, se creuse le vertige inépuisable de la pulsion scopique, où s’engouffrent ensemble Éros et Thanatos.
Simultanément, le film mobilise aussi les effets possibles des technologies, avec une part singulière dédiée à l’intelligence artificielle (IA) et la fantasmatique associée aux rapports érotisés avec les machines. Autant de motifs qu’on ne s’étonne pas de retrouver chez l’auteur de Vidéodrome (1983), de La Mouche (1986), de Faux-semblants (1988), de Crash (1996), d’eXistenZ (1999), des Promesses de l’ombre (2007) ou de Cosmopolis (2012).
Sur cette voie, la première partie des Linceuls est stimulée par une rigueur graphique impeccable, où se font écho l’apparence de Vincent Cassel –qui, à l’écran, semble être un avatar stylisé de lui-même– et les architectures épurées des cybercimetières de Karsh, le design des corps en décomposition et celui des costumes de samouraïs de la vision ultime.

Le vidéo-parc d’attractions mortuaire, mystérieusement vandalisé. | Pyramide Distribution
De l’épure à la surenchère
On s’interroge sur ce qui se produit ensuite, avec l’introduction en force d’autres ingrédients, eux-mêmes aussi issus de la palette de David Cronenberg. (…)