Aux commandes de sa drôle de voiture et de sa propre survie, Clarisse (Vicky Krieps), la femme qui est partie. Ou qui est restée.
Avec émotion, délicatesse et liberté, le nouveau film de Mathieu Amalric invente une forme de mise en scène à l’unisson de la catastrophe qui a ravagé une famille.
Quelque chose est arrivé. Un séisme. Il y avait un monde, et il a volé en éclats. C’était un petit monde, bien sympa, rien de fou, un papa, une maman, deux enfants, une maison, des amis. Dans la plupart des films, la question serait: que s’est-il passé? Ou: pourquoi? Ou: qu’est-ce qui va arriver ensuite? Ici, non.
Ici, l’enjeu, le moteur, c’est le séisme lui-même. Ce sont des personnes, des corps, des émotions, des imaginaires –et aussi des lieux– balayés par l’onde de choc. Un choc qui perturbe tout aussi bien le temps lui-même, les enchaînements entre des moments, les traces laissées, la perception des états des uns et des autres.
Il y a eu la maison et la voiture, la mer et la montagne, l’été et l’hiver. Il y a eu de l’amour, beaucoup d’amour, et puis sans doute autre chose, qui n’a pas forcément de nom, ou dont les noms masqueraient plutôt qu’éclaireraient.
Amalric, grand cinéaste occulté par la gloire (méritée) de l’acteur
Avec son septième film, Mathieu Amalric confirme qu’il est un grand cinéaste, un des meilleurs de sa génération, à qui il est arrivé l’étrange mésaventure d’avoir si bien réussi comme acteur que cela en éclipse l’importance de ses réalisations, un sans-faute depuis Mange ta soupe (1997) et Le Stade de Wimbledon jusqu’au récent et magnifique Barbara.
C’est pourtant metteur en scène qu’il voulait être et pas comédien, et lorsqu’il est arrivé sur le plateau d’Arnaud Desplechin en 1995, c’était pour être assistant réalisateur. Sans avoir prévu de se retrouver dans le rôle principal de Comment je me suis disputé…, qui lui a valu un César et a lancé son autre carrière.
Si elle fait une ombre injuste à son parcours de cinéaste, il est du moins probable que son désormais considérable parcours d’acteur ait contribué à l’excellence, dans tous ses films, de l’interprétation. Et c’est avec éclat ce qui se produit à nouveau, en particulier autour de Vicky Krieps.
L’actrice révélée par Phantom Thread de Paul Thomas Anderson est aussi admirable que dans son interprétation de l’autre film présenté à Cannes cette année et où elle tenait également la tête d’affiche, Bergman Island de Mia Hansen-Løve, mais dans un rôle complètement différent, et joué différemment.
Souvenir, ou imaginaire, de la petite famille heureuse (Anne-Sophie Bowen-Chatet, Arieh Worthalhter, Sacha Ardilly). | Gaumont
Elle y est cette mère qui, à un moment, n’est plus à sa place dans le petit monde dont elle était l’épicentre. Et de là, tout bascule. Même ces instantanés en principe irréfutables, les polaroïds du quotidien, deviennent des traces labiles, soumises aux vibrations du désir et du malheur, des forces contradictoires qui traversent le film comme elles traversent la famille.
Que s’est-il passé? C’est une énigme et la matière d’une enquête. La mort est passée, il y a des policiers. Mais Serre moi fort n’est pas un film policier –étrange expression quand on y songe, qui suggère implicitement du cinéma en uniforme, du cinéma-flic. Il paraît qu’il est très nécessaire aujourd’hui de promouvoir le conformisme du cinéma de genre, et le verrouillage du scénario. Avec Amalric, c’est tout le contraire. Plutôt du cinéma en cavale, du cinéma échappée belle.
Une double confiance qui permet toutes les audaces
Si ce cinéaste est un des auteurs importants de notre temps, c’est que toute son œuvre, dans sa très grande diversité, se nourrit d’une double confiance absolument affirmée, en prenant tous les risques en son nom: confiance dans les puissances du cinéma, confiance dans l’intelligence et la sensibilité des spectateurs.
Cette fois, Mathieu Amalric convie à une circulation où il est bientôt clair qu’il faut renoncer à certains repères, se laisser porter par les arpèges de piano d’une petite fille, le rire d’une femme, le silence d’un homme, plutôt que d’exiger sans cesse des chaînes de causes et d’effets.
Tout ce qui advient raconte un monde qui n’a rien d’étranger, mais le film invente sa propre forme à l’unisson de la catastrophe intime qui le traverse. La folie? Oui, sans doute, ou peut-être au contraire une forme de sagesse salvatrice, face à l’intolérable.
Un voyage dans le temps, l’espace et l’émotion
Mais aussi la fiction comme planche de salut, quand une AMC Pacer devient machine à voyager dans le temps aussi bien que dans l’espace, quand les photos d’avant deviennent les possibles de demains qui pourraient advenir.
Il y a, pas plus cachée que la lettre volée, l’explication rationnelle de ces embardées dans le temps dans la logique, dans la place relative des protagonistes. Mais Serre moi fort n’est pas un casse-tête ou un récit à clé, et s’il tient du puzzle, c’est un puzzle qui, tout en étant figuratif, serait en trois ou quatre dimensions, avec des pièces manquantes, et d’autres qui appartiennent à un autre jeu. (…)