Francis Marmande, l’ami parti

Allons bon, manquait plus que ça. Comme si ce monde n’était pas déjà assez sinistre. Voilà que Francis Marmande est mort. Le jour de Noël, n’importe quoi !

Il était mon ami. Un ami un peu particulier, on ne se voyait presque jamais, en tout cas au cours des vingt dernières années, on ne s’appelait pas, on ne s’écrivait pas souvent, il n’est jamais venu manger chez moi ni nous n’avons partagé d’agapes chez lui. Ça avait failli se faire plusieurs fois, ne s’est pas fait, c’est dommage mais pas le plus important. Il est plus d’une façon d’avoir un ami.

Le plus important c’est qu’existait cet esprit, ce savoir-rire, cette pensée agile, cet amour des aventures du corps et de l’esprit ensemble et qui trouvait sans cesse des mots pour se dire. Moi qui n’ai jamais eu le moindre goût pour la tauromachie ni mis les pieds dans une arène, je n’aurais pour rien au monde manqué un de ses articles d’aficionado érudit et poète. Alors le reste…

Je ne vais pas me ridiculiser ici à essayer d’expliquer la merveille qu’auront été ses textes consacrés à ce qu’il lui prenait de temps en temps le goût de décréter ne pas devoir être appelé le jazz – ce qu’il justifiait parfaitement, bien sûr. Le génie, il est dans tel ou tel article, il est surtout dans l’ensemble. Dans cette justesse tenue durant des décennies, au fil des pages du quotidien Le Monde. Sortir un article inspiré, joyeux, inattendu, bouleversé, stimulant, savant, politique, vibrant d’une musique de mots en phase avec la musique des notes évoquée, bien peu y parviennent. Mais le refaire à chaque fois…

Pourtant, de tous ses papiers, je crois bien que celui qui m’a le plus bluffé, qui a touché au plus exact ce dont cet homme de liberté et d’espérance était porteur n’est pas, ou n’a pas l’air d’être un article sur le jazz. C’est un drôle de texte, paru le 20 octobre 1994 et intitulé « Les chaudrons au tableau ! ». Soit le fabliau vécu cartographiant les chemins par où l’enfance, la révolution, John Coltrane et le frisson du désir convergent. La suite la plus directe, fastueusement en marge, ce serait, dans la vague de 40 ans de ses écrits pour  sa manière d’accompagner pas à pas l’épopée des cinglés d’Uzeste, Bernard Lubat et sa clique fraternelle.

Du temps où j’y travaillais, au Monde, chaque apparition de Francis dans les bureaux du journal était une jubilation, œil qui frise, aphorisme double figue et triple raisin, présence affectueuse et prompte à débattre, voire à couper les cheveux en quatre ou cinq. Et quand je suis parti à reculons du quotidien du soir où je m’étais senti si bien chez moi comme critique de cinéma pour devenir directeur des Cahiers du cinéma, dans une assez complète et hostile solitude, il est venu. Il a dit : « je viens, j’écris ou pas, je passe ». Sous l’intitulé « Dictionnaire déraisonné », il a rédigé à partir de novembre 2003 et durant deux ans et quatre mois, pour autant de numéros de la revue, un article sur le mode de l’abécédaire, imparable et modeste. Il venait le soir, on ouvrait une bouteille avec Paul-Raymond Cohen qui faisait la maquette, Claudine Paquot la responsable des éditions si elle était restée. Il repartait par ce portail du Passage de la Boule blanche, Paris 12e, où je l’avais vu pour la première fois, sur une photo déjà mythique, en compagnie d’un quarteron de lumineux gaillards pour qui musique, cinéma et mise à bas de ce monde d’injustice allaient de concert – dont notre camarade à tous deux Jean-Louis Comolli, avec qui Marmande cosigna un film mémorable à propos de leur camarade à tous deux, Michel Portal, Le Concerto de Mozart.

Du musicien Marmande, que j’ai entendu jouer quelque fois, je savais déjà grâce à la photo cette contrebasse en proportion de son propre volume, j’ai surtout su le premier des trois grands accidents qui – à mon imparfaite connaissance – auront scandé son existence. La lecture de La Housse partie est un de ces moments qu’une expression trop convenue mais tout à fait exacte, au-delà de la lapalissade, dit qu’il y a un avant et un après. Dans le paysage d’écriture très peuplé de celui qui était aussi, tout autant que vélivole et dessinateur, professeur de littérature, il y a Georges Bataille et Choderlos de Laclos, et il n’en faut pas moins pour transformer le rapt de son instrument en épopée intime et méditative, sentimentale et précise. Je n’ai pas lu tous les livres de Francis, j’aime tous ceux que j’ai lus, mais La Housse partie pourrait très bien me suffire.

Après il y a eu cette chute dans une cave, à rompre les os de plus d’un mais qui nourrit une des meilleures parts de Chutes libres, et puis la grande catastrophe du 1er mai 2021, quand un incendie a détruit soixante ans d’archives, d’objets chéris, de traces de mille rencontres, ainsi que foison de textes de diverses natures et à divers degrés d’avancement, si on en croit le mail de pur désespoir vêtu d’élégance qu’il adressa alors. Cancer ou autre, ça vous tue un homme, même ancien troisième ligne né natif de Bayonne comme nul ne pouvait longtemps l’ignorer.

Il faudrait ne pas en rester à cela. Ce texte que j’écris n’a pas grand-chose à apprendre à quiconque, mais il m’importe de l’avoir écrit. Pour ce que Francis Marmande a représenté, pour ce qu’il a incarné, pour ce qu’il a fait résonner, sa mort est une infinie tristesse. Lui aurait, en similaires circonstances, trouvé d’inoubliables et toujours judicieuses arabesques de mots. Là, maintenant, les mots manquent.    

Laisser un commentaire