Bird (Franz Rogowski), l’homme-oiseau perché et pas seulement sur les toits de la cité pourrie.
De la toute jeune héroïne du film d’Andrea Arnold aux joueurs de baseball vieillissants chez Carson Lund, deux trajectoires à vif, sur le fil entre chronique et fantastique.
D’un bout à l’autre de la vie? Les deux plus beaux films de ce 1er janvier 2025 ne sont consacrés ni à la naissance ni à la mort. Métaphoriques, leurs titres renvoient plutôt à un envol chez Andrea Arnold et chez Carson Lund à des atterrissages au terme de ce autour de quoi on a cru construire une existence.
Il est beau que des films inventent ainsi, de manières différentes, individuelle en Angleterre, collective aux États-Unis, des façons de capter des parcours. Art du mouvement, le cinéma l’est ici pleinement, au sens où il élabore des traductions sensuelles des évolutions qui affectent des êtres –une jeune fille, des hommes vieillissants– dans toutes leurs dimensions.
«Bird», d’Andrea Arnold
Désormais valeur sûre du cinéma d’auteur (et d’autrice) européen, la Britannique Andrea Arnold impose séquence après séquence à la fois une véritable héroïne de cinéma, Bailey, et une manière bien à elle de raconter son histoire.
Ça démarre à fond, au son tonitruant du hard rock et des exubérances violentes des voix, qui répondent à l’agressivité des tatouages et des gestuelles. Dans les cités déshéritées de l’Angleterre pauvre, entre terrain vague, squat et immeubles pourris, il n’y a pas vraiment de sens à être une fille de 12 ans.
C’est bien ainsi que le vit Bailey, qui affirme une maturité et une combativité intraitables, face à son père infantile et possessif qui va se marier, à son demi-frère dont la copine de 14 ans est enceinte, aux mecs qui traînent, friment ou menacent.
Pourtant, quelque chose d’autre va se frayer un chemin, qui ne change pas Bailey, mais la rend plus forte et plus complexe, lorsqu’elle croise en plein champ le curieux type qui dit s’appeler «Bird». Et qui, de fait, semble passer l’essentiel de son temps perché sur les toits. Ce qui advient entre elle et lui, tout aussi perché quand il descend du toit pour arpenter la campagne, est l’un des fils conducteurs du film, mais pas le seul.
Une des beautés de Bird, une des très heureuses découvertes du dernier Festival de Cannes, est de ne pas s’en tenir à une histoire, mais d’en convoquer six ou sept; de ne pas se définir uniquement par l’univers «sociétal» (l’adolescence au féminin en milieu défavorisé), mais selon une multiplicité de rapports au monde, de l’onirisme délirant au réalisme ras du bitume.
La manière dont, avec ses multiples protagonistes pas tous humains (les oiseaux, les chevaux, les chiens et d’autres encore ont un rôle à eux dans l’affaire), la cinéaste de Fish Tank (2009) et d’American Honey (2016) circule entre ces lignes de récits poétiques, brutales, joueuses, raides dingues, affectueuses. Voilà la véritable merveille du film.
Elle fait que celui-ci, au-delà de ses personnages pourtant de plus en plus attachants, devient une sorte de conte épique, à la fois très contemporain et mythologique.

Bailey (Nykiya Adams) et son père déjanté (Barry Keoghan). | Ad Vitam
Le film d’ado en crise est sinon un genre, du moins un thème massivement occupé par un nombre incalculable de films depuis Monika d’Ingmar Bergman (1953), Graine de violence de Richard Brooks (1955) et Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959). Au fil des ans, il s’est chargé de poncifs, dont Bird aide à percevoir combien leur si fréquent simplisme et leur côté volontiers racoleur, versant condescendant comme versant exaltation, tient surtout à la manière dont ils sont mis en scène.
Une bonne partie des tribulations de Bailey ressemble à ce que l’on a vu advenir à de nombreux adolescents au cinéma. Mais c’est, tout autant que la circulation entre elle et les êtres humains (père, frère, inconnu de rencontre) et non-humains (animaux, espaces, mer, vent, lumière), la manière de filmer d’Andrea Arnold qui fait la générosité attentive et tonique de Bird.
«Eephus, le dernier tour de piste», de Carson Lund
Surgi de nulle part, ce premier film au titre obscur surprend et séduit selon des voies singulières. Sur un terrain de baseball promis à une destruction imminente, une quinzaine de messieurs pour la plupart vieillissants disputent leur dernier match. D’autres personnes viennent parfois les regarder.
Non seulement, on peut apprécier Eephus, le dernier tour de piste sans connaître grand-chose aux règles de ce sport, mais il est bien possible que cette ignorance augmente le plaisir de la vision, en donnant aux règles du jeu, au vocabulaire et aux rituels qui y sont associés un côté mystérieux, entre codes enfantins et ésotérisme absurde.
Les Rouges et les Bleus, Ed, Rich, Lee, Graham, Troy et les autres, et aussi bien le vieillard Franny qui observe depuis sa chaise et compte les points, ont des âges différents, des vies différentes, des problèmes différents. Ils ne sont pas forcément sympathiques, ils ne s’apprécient pas nécessairement. Mais ils ont quelque chose en commun.
Quelque chose qui se manifeste par la pratique du baseball, par les uniformes des deux équipes auxquelles ils appartiennent et qui s’affrontent depuis qu’ils sont gosses sur le terrain de cette petite ville de Nouvelle-Angleterre, dans le nord-est des États-Unis.
Quelque chose qui se manifeste ainsi, mais ne se résume pas aux gestes de lancer la balle, de la frapper avec une batte, de courir de base en base autour d’un terrain. Quoi alors? (…)