Les puissances occultes et lumineuses de «Zombi Child»

Fanny (Louise Labeque), possédée par un diable qui n’a rien d’exotique

Entre Haïti jadis et la France actuelle, le nouveau film de Bertrand Bonello invoque les magies blanche et noire du cinéma pour faire se répondre tragédie historique et drame sentimental.

Il y a un cérémonial, des funérailles, à Haïti. Et puis quelque chose d’anormal advient. C’est là-bas, c’est jadis.

Ce sont des manifestations de forces qui ne sont pas «rationnelles» –mais la passion amoureuse ou la fureur vengeresse ou la volonté de pouvoir sont-elles rationnelles? Les pulsions humaines sont-elles rationnelles?

D’où ça sort, ça? Des jeunes filles vêtues de costumes étranges, obéissant à des rituels bizarres.

Ce n’est pas du vaudou haïtien, c’est un héritage de la Révolution française et de l’administration napoléonienne. Ce culte-là porte le nom de Demoiselles de la Légion d’honneur. Ce rituel se nomme Éducation nationale. Cette épreuve initiatique, adolescence. C’est en France aujourd’hui.

Le film se passe ici et maintenant, mais aussi là-bas et jadis. Le voyage entre le monde des vivants et celui des morts est aussi un voyage dans l’espace, entre France et Haïti, et un voyage dans le temps, entre présent, époque de la traite et ère de la dictature Duvalier.

On entre dans le film de Bertrand Bonello sans comprendre où il nous emmène. Tant mieux! Il y aura ce film fantastique, fantomatique et cruel, là-bas aux Antilles et ce film d’adolescentes, ici dans cette institution en banlieue parisienne.

Il y aura une histoire d’amour enflammé d’une jeune fille, Fanny, un cours d’histoire de Patrick Boucheron. Il parle de Jules Michelet qui parle du peuple, c’est bien de cela qu’il s’agit –et on peut se souvenir qu’il a aussi parlé de celles qu’on appela sorcières, qu’ailleurs on nomme mambo.

Mambo Kathy (Katiana Millfort) en action

D’étranges chemins de désir et de chagrin mèneront de la classe du prof à l’autel de la prêtresse. Il faudra avoir affaire au zombi, et peut-être au redoutable Baron Samedi.

Captain Zombi et l’ombre des morts

Les zombis (sans «e»), ces êtres entre la vie et la mort qui font partie de la culture haïtienne, n’ont pas grand-chose à voir avec les zombies de la pop culture hollywoodisée d’aujourd’hui même s’il y a eu une filiation passée par le sublime Vaudou de Jacques Tourneur et, plus tard, La Nuit des morts-vivants et ses suites de George Romero.

Ce sont plutôt des âmes en peine, mais des âmes qui ont encore un corps, un corps qui peut être exploité.

Clairvius (Mackenson Bijou), qui fut zombifié

Il y aura la jeune fille haïtienne, Mélissa, qui se lie au groupe d’élèves, les jeux, les défis, les rivalités, les amitiés de jeunes filles d‘aujourd’hui, le lycée, le rap. Mais Melissa est aussi fille de résistante à l’oppression macoute et, peut-être, descendante de zombi.

En filigrane, la présence subliminale de ça:

Je sais où sont enterrés

Nos millions de cadavres

(…)

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«Les Particules», un autre monde à portée de jeunesse

Entre banalité du quotidien au lycée et expérience surnaturelle, le premier film du Suisse Blaise Harrison trouve sa place singulière dans le domaine très peuplé du cinéma de l’adolescence.

Il est là, tout le temps, mais pas tout à fait. On a peine à percevoir son nom, pas un nom d’ailleurs, juste des initiales, P-A. Il faudra attendre le dernier quart d’heure du film pour qu’il soit clairement appelé Pierre-André.

Sa capuche est plus visible que son visage, son silence plus présent que ses mots. Des mots le plus souvent murmurés, bafouillés, pas écoutés des autres. Surtout des filles. Mais même de ses copains.

Lui et eux sont en terminale dans un lycée d’une région rurale, entre ville moyenne, zone pavillonnaire et forêt. Pas n’importe quelle région pourtant, le Pays de Gex, à la frontière franco-suisse.

Pour toutes les métaphores que vous voudrez, la frontière est importante. Mais dans ce lieu là se trouve aussi le plus grand accélérateur de particules du monde, l’anneau cosmique et souterrain du LHC.

Les particules dont il sera ici question ne sont pourtant pas celles émises et observées par les scientifiques du CERN. Ce sont à la fois ces adolescents projetés dans le cyclotron de l’existence, et les composants prompts à entrer en collision qui font cet être réel et instable que les autres appellent P-A.

Un chemin très fréquenté

Les Particules raconte son histoire (celle de P-A, celle du jeune réalisateur), leur histoire, celle de jeunes gens qui vivent et s’inventent dans un rapport au monde et aux autres qui n’a pas l’usage des adultes –dans le film, ceux-ci, parents, profs ou autres, n’existent qu’à la marge, quasiment hors champ.

Pour son premier long-métrage, qui fut l’une des belles découvertes du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des Réalisateurs), le cinéaste suisse Blaise Harrisson emprunte un chemin très fréquenté par le cinéma depuis exactement soixante ans et la découverte des Quatre cents Coups. Mais le film est situé aujourd’hui; ces adolescents vivent dans la deuxième décennie du XXIe siècle.

Même si son Pierre-André est plus âgé que l’Antoine Doinel de François Truffaut, il s’agit bien d’un récit de passage entre deux âges, fortement inspiré par la biographie de l’auteur: Harrison est né et a grandi dans le Pays de Gex, le lycée où vont –et le plus souvent ne vont pas– ses personnages est celui où il a étudié.

Généreux, jamais charmeur

Les Particules s’inscrit dans une filiation désormais très riche. Tout autant que l’histoire qu’il raconte, son enjeu repose dès lors largement sur la manière dont son réalisateur trouvera sa place dans ce cadre désormais bien stabilisé du film d’ados –quasiment un genre cinématographique– et parviendra à faire percevoir la singularité de son regard, la justesse de sa sensibilité.

Sa réussite, qui ne cesse de se confirmer à mesure que se déroule la projection, tient entre autres à la présence du LHD, intrigante de mystère magique et de rigueur scientifique, et à une circulation tout en finesse entre l’infiniment grand (qui est aussi l’Adolescence et l’Âge adulte avec leurs majuscules, comme trop vastes catégories) et l’infiniment petit: le cas particulier d’un garçon sans signe ni comportement particuliers, Pierre-André. (…)

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« Tous les rêves du monde », une aventure de Pamela

Laurence Ferreira Barbosa magnifie son héroïne tout en accompagnant son parcours en banlieue parisienne et au Portugal, chemin escarpé où la jeune fille s’invente.

D’abord, on chante. On mange et on boit. Bientôt on part en voyage, au soleil. Plus tard, on tombera amoureux/se. On se disputera, se cachera, s’enfuira. Les rêves dont parle le titre, ce sont les énergies pour avancer, les ressources pour s’inventer.

Elle s’appelle Pamela. Elle va avoir 18 ans, elle habite avec ses parents en banlieue parisienne. Elle vient de rater le bac. Ses cheveux sont chatains, puis blonds, son corps et son visage bien en chair. Les étés, elle les passe à la campagne, au Portugal, là d’où viennent ses parents. Elle fait du patin à glace. Elle est…

Elle est qui? Elle est quoi? On ne sait pas, elle non plus. Voilà le film.

 

Et c’est la plus belle, la plus émouvante des aventures. Une exploration menée pas à pas, aux côtés d’une jeune fille qui devient elle-même.

Attachante, pas spécialement séduisante d’abord, agaçante parfois, courageuse et puis renfermée, maladroite, elle se fraie un chemin, entre famille aimante/envahissante, garçon à qui elle plait mais elle n’est pas sure, meilleure-copine avec qui se fâcher-se réconcilier.

Beauté généreuse

C’est l’histoire d’une personne, donc. Et cette personne est d’autant plus merveilleuse que d’emblée rien ne la distinguait spécialement des autres, les autres filles du lycée, les habitantes de la cité, les membres de l’association où se retrouvent les Portugais et leurs enfants dans ce coin de métropole française lui-même sans signe très particulier.

Là, exactement, se joue la beauté généreuse du film: dans la capacité à déployer peu à peu tout ce qui rend infiniment précieux, digne d’estime, d’affection, d’admiration, de séduction, qui n’était a priori marqué d’aucun signe exceptionnel.

Soit, sans doute, une idée du rapport aux autres, mais aussi une idée du cinéma, de sa puissance de reconnaissance de l’humain. Lorsqu’on l’écrit, c’est lourdaud, tant pis. Lorsqu’on le voit et l’éprouve, c’est magique et simple. Tant mieux.

L’expérience de spectateur est d’autant plus heureuse que, plan après plan, séquence après séquence, situation après situation, chacun aime un peu plus Pamela, la trouve un peu plus belle et intéressante. Son évolution, sa construction, sont aussi celles de qui regarde ce que filme si bien Laurence Ferreira Barbosa.

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«Corniche Kennedy», un saut de l’ange du cinéma

L’énergie vive du film de Dominique Cabrera témoigne aussi de ce qu’est une belle manière de réussir l’adaptation d’un roman.

Corniche Kennedy est un bon film. On veut dire par là un film vif, où quelque chose vibre, où la lumière, le mouvement, les corps, les voix stimulent sans cesse, séduisent, intriguent. Dérangent même, et c’est tant mieux.

Corniche Kennedy est aussi l’occasion d’un éclairant test comparatif. Pour des raisons où il n’y sûrement pas que du hasard sortent sur les grands écrans à quelques mois d’écart deux adaptations de deux romans de Maylis de Kerangal. Ce que Katell Quillévéré a fait avec Réparer les vivants et ce que Dominique Cabrera accomplit avec Corniche Kennedy rend sensible la distance entre différentes attentes du cinéma, tel que le rapport à la littérature les souligne.

Il ne s’agit bien sûr pas de définir un modèle, il existe de nombreux moyeux de faire voyager la littérature vers l’écran. Juste de tirer profit d’un cas singulier et éclairant.

Quelle fidélité au texte?

Supposons que les deux livres sont semblables en termes de rapport à la fiction et d’accomplissement d’écriture –ce n’est pas parfaitement exact, mais si Réparer les vivants est une œuvre romanesque plus ample et plus aboutie, cela ne fait qu’augmenter ce qui ressort en menant la comparaison.

À partir de ces points de départ réputés égaux, les deux réalisatrices empruntent des voies rigoureusement opposées. Réparer les vivants, le film, devient ainsi anecdotique, psychologique et sentimental quand Corniche Kennedy élimine beaucoup de l’intrigue pour privilégier les présences et les sensations.

Dans l’adaptation de Cabrera, en apparence plus libre vis-à-vis du texte et au fond plus fidèle, beaucoup se joue dans la transformation du personnage du policier, contrepoint des aventures des jeunes gens qui plongent de la corniche marseillaise.

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«Quand on a 17 ans» ou les saisons du désir selon Téchiné

quand-on-a-17-ans-sceneQuand on a 17 ans d’André Téchiné avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret. Durée: 1h54. Sortie: le 30 mars

1,2,3: dans la petite ville de montagne, la mère médecin, son fils lycéen, cet autre garçon, fils adoptif de paysans de haute montagne. Marianne, Damien, Tom.

1,2,3: année scolaire des garçons, un trimestre pour se battre, un trimestre pour se découvrir, un trimestre pour s’unir.

1,2,3: la nature âpre et puissante, le cocon familial, la guerre au loin, où se trouve le père de Damien.

1,2,3. Soleil? Pas forcément, pas tout le temps –il y aura du froid, de la violence, du deuil. Mais énergie en tout cas. Élan vital dont le film, à travers un développement romanesque qui semble s’inventer dans l’enchaînement des plans, cherche à capter les variations d’intensité, les montées en puissance, les dérivations et les éclats.

Cela s’appelle la jeunesse. Pas du tout sur le mode béat (et intéressé) idéalisant les jeunes, pas davantage sur le mode méprisant, être âge ingrat et jeunesse qui doit se passer. La jeunesse comme déplacement, comme récit possible –le poème de Rimbaud ne s’appelle-t-il pas «Roman»?

C’est l’histoire de ceux qui ont 17 ans, Tom et Damien. Mais la dynamique entre eux tient à la tierce figure, celle qu’incarne avec une mobilité bénéfique, y compris lorsque son personnage se fourvoie, Sandrine Kiberlain en mère déterminée à «bien faire», sans souvent savoir ce qu’elle fait vraiment. Elle est à la fois dimension sentimentale et la dimension ironique de ce film aux dimensions multiples –roman initiatique et aventure érotique, fresque et chronique.

Ainsi André Téchiné réussit, autour de la thématique qui court tout au long de sa filmographie et qu’on pourrait doter d’un titre générique comme «Les saisons du désir», un film à la fois totalement inscrit dans son parcours et qui en renouvelle heureusement les manières de faire.

La présence physique des montagnes, de la neige, de la terre et des rocs, du lac en hiver, des sensations d’effort et de froid (le territoire de Tom) travaille avec les sensations accueillantes du foyer de Marianne et Damien, où s’immisce pourtant une autre dimension du monde, cette guerre à laquelle le père pilote d’hélicoptère de l’armée participe. (…)

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« Microbe et Gasoil » fantaisie en roue libre

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Microbe et Gasoil de Michel Gondry, avec Ange Dargent, Théophile Baquet, Audrey Tautou. Durée : 1h43. Sortie le 8 juillet.

Quoiqu’on pense de chacun de ses films en particulier, il y a quelque chose de réjouissant dans la diversité des modes d’approche du cinéma de Michel Gondry. Après le très inventif, attentif et réussi Conversation animée avec Noam Chomsky qui succédait au calamiteux Ecume des jours, revoici le réalisateur reparti sur le chemin d’un scénario original aux confins de plusieurs des thématiques qui lui tiennent à cœur, l’enfance, le bricolage farfelu et le low-tech, le jeu avec le langage.

Il y a en fait deux films dans Microbe et Gasoil. Le premier accompagne la rencontre de deux lycéens, affublés par leurs condisciples des surnoms qui font le titre du film, et qui servent à les ostraciser. Daniel est un blond aux cheveux dans le cou, d’apparence un peu enfantine pour son âge, un peu frêle, que les autres font exprès de prendre pour une fille. Il dessine, il écrit, en plus maintenant il est amoureux. Théo est plus grand, plus mûr, il sait des tas de choses inattendues. C’est aussi un fils de pauvre dans ce lycée chic et réactionnaire de Versailles. Daniel et Théo sont deux originaux dans un environnement scolaire et générationnel très conformiste.

Même si le film est situé aujourd’hui, on en devine sans mal la dimension autobiographique, Gondry a sûrement pas mal ressemblé à Daniel, et vécu certains de ses tourments scolaires et familiaux, avec maman allumée mystico-baba rigoriste angoissée, grand frère punk pas cool et amours enfantines pas vraiment paradisiaques. La succession des scènes tient remarquablement sur le fil entre chronique préadolescente et invention farfelue de situations, réussite qui doit beaucoup à un rapport très singulier aux mots – à plusieurs rapports singuliers, même. La fantaisie fait ici un très joyeux ménage avec une attention précise, documentaire et chaleureuse à la fois, où on retrouve l’œil du réalisateur de Lépine dans le cœur.

Entre deux tribulations familiale, sentimentale ou scolaire, M&G se lancent dans l’ambitieuse entreprise de fabriquer une voiture, assemblage d’un sommier en guise de châssis, de roues de récup, d’un moteur de tondeuse et d’une carrosserie qui, après quelques hypothèses délirantes, prend l’apparence guère plus raisonnable d’une petite maison en bois.

La deuxième partie de Microbe et Gasoil est consacrée au voyage qu’entreprennent les deux garçons, un peu fugue, un peu balade imaginaire, de Versailles au Morvan. La verve s’essouffle un peu, et Gondry entreprend de donner du carburant à son odyssée à coups de situations oniriques, de rebondissements dont l’étrangeté apparaît pour le coup un peu forcée, sans rapport avec l’histoire et ses personnages.

On quitte alors le territoire proche de Be Kind, Rewind de réjouissante mémoire avec ses bidouillages inspirés et généreux, dans un esprit qui est aussi celui de la non moins réjouissante Usine Des Films Amateurs inventée par le réalisateur et qui, après des déboires, va trouver un port d’attache du côté de

Roubaix[1].

Le film se transporte du côté du fantastique assez artificiel qui alourdissait Eternal Sushine of the Spotless Mind et La Science de rêves. Toute l’énergie affectueuse de la première partie ne se perd pas tandis que Microbe et Gasoil font des rencontres improbables, vivent des rebondissements sans queue ni tête, mais disons que ça tend à s’effilocher. Au point que c’est avec un certain soulagement qu’on voit les aventuriers arriver au bout de leur périple, bout qu’on se gardera évidemment de révéler.

Il reste cette intéressante ligne de faille qui traverse le cinéma de Gondry, intéressante parce qu’elle peut être très ténue – c’est le cas ici. Il s’agit du partage, presqu’impossible à définir de manière stable entre invention – poétique, ludique, fantaisiste – à partir et avec le réel, et fabrication ex nihilo, en force, comme acte de pouvoir sur les choses, et sur les esprits des spectateurs, d’artefacts « imaginaires », fabuleux, d’un fantastique relève plus delà revendication du geste du « créateur » que de la transformation du monde tel qu’il est pour le rendre un peu plus vivable. Michel Gondry a choisi de ne pas choisir, c’est bien sûr son droit, mais on peut aussi préférer une approche à l’autre.

 


[1] Créée pour le Centre Pompidou début 2011, L’Usine des Films Amateurs devait être installée de manière pérenne à Aubervilliers, mais un changement de municipalité a détruit le projet au dernier moment. Le dispositif a depuis circulé dans le monde entier, il est attendu en octobre prochain à La Condition publique à Roubaix, dans le cadre de Renaissance 2015 lille3000.

Cannes/1 «La Tête haute», une juge et une cinéaste aux côtés de la vie

tete-haute-paradot«La Tête haute» d’Emmanuelle Bercot. Avec Rod Paradot, Catherine Deneuve, Benoit Magimel, Sara Forestier, Diane Rouxel. Durée: 2h02. Sortie le 13 mai.

Présenté en ouverture du Festival de Cannes, mercredi 13 mai, le jour même de sa sortie en salles, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une bonne surprise à plus d’un titre. Il tranche en effet avec ce qu’on a le plus souvent en guise de séance inaugurale du Festival, attrape-paparazzi où le glamour de l’affiche aura trop souvent été préféré à l’intérêt des films (il y a eu des exceptions, mais pas beaucoup). Certes, la présence de Catherine Deneuve assure un certain rayonnement au baromètre du star-sytem, mais il s’agit assurément d’un film voulu et accompli pour d’autres motifs que les séductions people. Surtout, il s’agit, tout simplement, d’une réussite de cinéma –même avec un bémol.

Reconnaissons avoir nourri les pires inquiétudes à l’annonce de cette Tête haute, moins du fait des précédents films d’Emmanuelle Bercot que de sa participation, comme coscénariste et comme actrice, au racoleur Polisse de Maïwenn. Si, après la brigade des mineurs cette histoire de juge pour enfants était de la même eau complaisante, le pire était à craindre. Il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que ce n’est en aucun cas comparable, voire que La Tête haute est le contraire du précédent.

Passée la séquence introductive, située 10 ans avant le récit principal et qui atteste combien les enjeux qui l’habitent sont ancrés dans la durée, le film ne quittera plus son protagoniste principal, ce Malony incarné avec une présence, une énergie et une complexité remarquables par le jeune Rod Paradot.

Celui-ci tient sans mal la distance face à Deneuve, remarquable en juge inventant dans l’instant la moins mauvaise réponse à une succession de situations catastrophiques, sans jamais trahir les exigences de sa fonction.

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« Un jeune poète »: Tenter de vivre

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Un jeune poète de Damien Manivel, avec Rémi Taffanel, Enzo Vassallo, Léonore Fernandes. Durée : 1h11. Précédé de La Dame au chien, avec Rémi Taffanel, Elsa Wolliaston, 16 minutes. Sortie le 29 avril.

Etrange et heureuse surprise que la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de trois films français qui, sans du tout se ressembler, manifestent la même foi dans les puissances poétiques du cinéma, avec humour et  ambition. Chacun à sa manière, La Sapienza d’Eugène Green, Le Dos rouge d’Antoine Barraud et Un jeune poète, premier long métrage de Damien Manivel, revendiquent avec fierté et humour le goût de l’exploration, une aventure qui ne redoute pas les rencontres avec les œuvres et même avec la pensée – une gageure en ces temps de bassesse démagogique.

Voici un adolescent, Rémi. Il arrive dans une ville, Sète. Il a un but : écrire des poèmes, des poèmes sublimes, bouleversants, qui feront frissonner le monde. Grand zigue à la peau pâle, aux paroles alambiquées et aux gestes empruntés, Rémi est un personnage comique. Comique mais pas ridicule, dans une situation qui prête à rire, mais sans ironie, et encore moins de cynisme, ces plaies de l’époque. Comme beaucoup des grands héros du cinéma burlesque, Rémi est maladroit et courageux, entreprenant et brouillon. Son obsession est sa force et sa faiblesse.

La silhouette d’une fille, désirée, perdue, l’éclat trop fort du soleil, des rencontres en porte-à-faux dans les rues et les bars, la tombe de Paul Valéry dans son cimetière marin, et même son fantôme, l’alcool à trop haute dose parsèmeront d’épreuves le vagabondage de l’aspirant poète. « Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire » écrivait Rilke au Jeune Poète qui lui avait demandé conseil. Mais Rémi, lui, ne trouve ni dehors, au contact des autres, de la nature, de la littérature, ni non plus en lui-même les ressources d’où jailliraient les phrases espérées. Rémi n’est peut-être pas poète, quoiqu’il en ait. Ce serait terrible peut-être, l’effondrement d’un rêve qui est aussi une image de soi-même. Ou alors au contraire, s’en rendre compte le délivrerait. Une seule certitude : il faut aller au bout du chemin.

Damien Manivel l’accompagne sur ce chemin, et celui-ci semble naître sous leurs pas, comme les mots paraissent jaillir, impromptu, de la bouche des protagonistes. Le gag et la stase se rencontrent à l’horizon de ce désir un peu fou, et sûrement trop abstrait. Poète. L’erreur est dans la majuscule, peut-être aussi dans le timing. Rémi cherche l’inspiration comme une message codé, ou un trésor caché. En plans fixes, Manivel la trouve comme un état de l’atmosphère, une vibration de la lumière, la douceur ou l’inquiétude d’un regard.

Entre celui qui est filmé et celui qui filme se joue un singulier pas de deux, rieur et attentif, affectueux et léger, disponible à l’accident – bon ou mauvais – et au passage des heures et des humeurs. A force de simplicité directe, Un jeune poète se teinte de fantasmagorie, la chronique se fait formule enchantée, et assez enchanteresse.

Au même programme est présenté un court métrage, La Dame au chien, tourné quatre ans plus tôt par Damien Manivel avec le même Rémi Taffanel, alors âgé de 14 ans. Dans un pavillons de banlieue, le temps d’une étrange parenthèse ludique et un peu inquiétante, se croisent un garçon timide et une grosse dame noire. Il y a le rhum, aussi. Le chien est témoin. Bref et infiniment troublant huis clos, à mi-chemin déjà entre burlesque et fantastique avec les plus réalistes des moyens, ce film de 16 minutes est une véritable joie de cinéma. Le rapprochement entre leux deux films, ce simple et puisssant effet de montage du même corps de jeune homme à quelques années de distance, en est un autre.

« Les jours d’avant »: Une adolescence en hiver

JOURS_D_AVANT-2Les Jours d’avant de Karim Moussaoui, avec  Souhila Mallem, Mehdi Ramdani. Durée : 0h47. Sortie le 4 février.

C’est une histoire de partout et de toujours, une histoire d’amour qui n’adviendra pas entre deux adolescents, ces sont les émois et les retenues, les gestes bravaches et les timidités paralysantes.

Et c’est une histoire située précisément en un lieu et un temps : dans une petite ville au Sud d’Alger en 1994. La romance contrariée de Djaber et Yamina suit son cours chaotique, mais alentour monte la violence extrême de l’atroce guerre civile qui déchire alors le pays.

Avec ce film de moins d’une heure, le jeune réalisateur algérien Karim Moussaoui réussit le tour de force non seulement de raconter avec une justesse rare le roman d’une impossible initiation amoureuse et la montée en puissance des meurtres et des menaces dans un environnement paisible, mais de faire de l’entrelacement de ces deux dimensions si étrangères l’une à l’autre la ressource d’une rare puissance cinématographique.

Il y réussit grâce à la légèreté de l’écriture et à la qualité de l’interprétation de ses jeunes acteurs, mais surtout en filmant avec une sorte de détachement, de constat sans pathos ni discours surplombant. Laissant au spectateur toute latitude de construire ses propres repères et explications dans un contexte à la fois très reconnaissable (les amours adolescentes) et très particulier (les attentats), il trouve une juste distance qui tient notamment à la capacité à se tenir légèrement en retrait, ou en biais. Ce point de vue fait merveille notamment dans les scènes les moins chargées dramatiquement, une promenade dans la campagne, se servir à boire dans une fête, rendre service à l’épicerie du coin.

Ce retrait ou ce décalage ont la vertu d’inscrire les protagonistes dans un environnement qui est d’abord des lieux, des matières, une lumière hivernale, les murs tristes des petits immeubles et la terre boueuse des routes mal entretenues. Cette matérialité des situations donnent leur présence à la vigueur des pulsions vitales chez les lycéens, à la difficulté d’en trouver des manifestations, aux pesanteurs multiples qu’affrontent les jeunes gens, pesanteurs hétérogènes et pourtant mêlées, y compris de manière disproportionnée, quand le danger que papa découvre qu’on est allée à une fête est perçue comme infiniment plus terrible que la menace de mort bien réelle qui rôde.

Ce retrait et ce décalage sont déployés, sur la bande son, par la présence de deux voix off, celle du garçon, celle de la fille, et par l’emploi du passé. En même temps qu’une tristesse, et finalement qu’une horreur, il y a une ouverture quand même, un souffle qui passe dans ces écarts et qui fait des Jours d’avant un film assurément mélancolique et en prise sur une situation horrible, mais vivant.

 

«Bande de filles»: cela s’appelle la jeunesse

BDFBande de filles de Céline Sciamma, avec  Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré. Sortie le 22 octobre 2014 | Durée: 1h52min

Grand 1 petit 2: ça s’envole! Il y a eu un petit 1, bref et nécessaire, de présentation de Marieme, sa vie, son enfermement, et puis la rencontre avec Lady, Adiatou, Fily. La vie de Marieme, adolescente noire d’une banlieue de Paris, c’était plutôt la non-vie, un labyrinthe d’interdits et de blocages, les contraintes de la famille, du collège, du sexisme, du racisme, d’une pauvreté qui pour n’être pas la misère n’en est pas moins misérable. Entrelacs sinistre. Et puis, comme une ouverture, une trouée, la rencontre des trois autres, jeunes filles noires comme elles, habitantes de la cité comme elle, mais en groupe, en force, en rage et en joie. Des lascardes qui flanquent le souk dans le métro mais pas que. Et l’évidence, la nécessité presque, qu’elle complète ce qui va devenir ce quatuor infernal.

Infernal d’énergie, de vitalité, d’affirmation de son corps, de ses désirs, de ses ressources qui, quand Marieme était seule, semblaient presque inexistantes, et se révèlent considérables: cela s’appelle la jeunesse, cela s’appelle la beauté, cela s’appelle la fierté. Il y a de la joie et de la colère mêlées, et dans une sorte de symbiose assez miraculeuse, Céline Sciamma et ses quatre interprètes embrasent cela, de jeux enfantins en bagarres à la dure, de danses en dérives. Et à l’occasion en se fabriquant des parenthèses rien qu’à elles, une chambre d’hôtel comme un trou du continuum espace-temps, une chanson de Rihanna comme une extase.

Ce sont les corps, ce sont les mots, ce sont les visages et le bagou et les mimiques, Bande de filles devient une sorte d’ode endiablée à un principe vital qui participe de tout ce qui définit ses protagonistes –jeunes, filles, noires, de banlieue– et ne cesse d’échapper à ces définitions, de les excéder sans les renier. Et c’est ce très heureux parti-pris, qui défait la sociologie appliquée, d’élire uniquement des personnages noirs, choix esthétique au meilleur sens du mot, en ce qu’il construit une grand nombre de possibilités visuelles, sensitives, tout en révoquant toute question ethnique ou communautaire.

Alors bien sûr il y aura un grand 2, lorsque Marieme rompt avec la bande, part se construire différemment, sous un nouveau nom. (…)

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