«Le Mal n’existe pas», la règle du jeu de la catastrophe

À l’orée des forêts, le nouveau film de Ryūsuke Hamaguchi est une fable contemporaine et un récit angoissant baigné dans une grâce magique.

C’est comme un rêve. On y entre par ce mouvement sous les arbres, regard tourné vers les frondaisons qui masquent en partie le ciel vide. Il y a des arbousiers et des pins, des oiseaux et des humains, une source et des cerfs. La neige et le vent. La nature? Eh bien non, justement.

Un humain remplit des bidons à la source. Plus tard, un autre vient l’aider à les porter jusqu’aux voitures. Le premier homme –on apprendra peu après qu’il se nomme «Takumi»– fend du bois devant sa maison en bois au milieu des bois. «Bois» veut dire à la fois la même chose et autre chose à chaque fois.

Il y a sa fille, Hana. Elle va à l’école du village, assez loin. Quand Takumi est en retard pour venir la chercher, elle rentre à pied à travers la forêt, on dirait le petit chaperon bleu. Souvent, son père la retrouve en chemin, ils jouent à nommer les arbres et à reconnaître les traces des bêtes, les autres animaux. Au loin, les coups de feu des chasseurs, comme dans Pierre et le Loup.

Il y a les amis, qui parfois viennent manger. Et les autres, la communauté du village, plusieurs générations, des gens assez différents entre eux. Elle est réunie pour écouter deux personnes venues de Tokyo présenter un projet de glamping, cette forme de camping chic, «décalé», à proximité du village –et profiter des subventions mises en place par le gouvernement pour stimuler les start-up et panser le spleen post-Covid des urbains.

Ceux qui parlent de la nature et les autres

Dans la nature? Grâce à la nature? Exactement. Ces deux-là, dont on verra bientôt que ce ne sont pas des mauvais bougres, parlent beaucoup de la nature, avec émotion. Leur PowerPoint et leur vidéo promotionnelle aussi. Les habitants, réticents au projet, jamais.

Ils parlent évacuation des eaux usées, pistes des cerfs, clôtures, gardiennage. L’homme et la jeune femme venus promouvoir le projet entendent. Plus tard, Takumi qui, contrairement à d’autres villageois, a privilégié une approche diplomatique, d’explication pondérée, dira quelque chose sur le rôle décisif à propos des équilibres entre différentes forces –dont celles activées par les humains.

Les visiteurs venus de la ville pour promouvoir le projet touristique (Ayaka Shibutani et Ryûji Kosaka) s’initient aux gestes du lieu, sous le regard de Takumi. | Diaphana

C’est comme un rêve, toujours, par la douceur un peu surréelle avec laquelle tout est montré. Douceur aux échos multiples renforcée par la musique de la compositrice Eiko Ishibashi, qui a été à l’origine de l’œuvre, laquelle a aussi une version sous forme de concert. C’est comme un conte ou une fable tant les personnages, avec une grande lisibilité, assument des fonctions dans le récit. Et c’est extrêmement réaliste, précis, attentionné.

On retrouve là, dans un contexte très différent des précédents films de Ryūsuke Hamaguchi –urbains, en grande partie autour de relations affectives individuelles, entre êtres humains–, le grand art de l’auteur de Drive My Car (2021).

Un grand art qui comporte aussi la capacité à faire progresser, y compris souterrainement, plusieurs intrigues à la fois, comme on l’avait vu dans Senses (2015), et qui sait se mettre à l’écoute des personnes peu habituées à prendre la parole, comme en témoignait son extraordinaire ensemble documentaire faisant suite au tsunami de mars 2011 dans la région de Fukushima (The Sound of Waves, Voice from the Waves 1 et 2, Storytellers).

Tout autant que la délicatesse élégante des Contes du hasard et autres fantaisies, où chaque micro-détail devient riche de sens et d’imaginaire, ces multiples talents se fondent dans le nouveau film. Dans un contexte différent, ils permettent une approche entièrement inédite chez Ryūsuke Hamaguchi, approche où la richesse thématique se conjugue en un seul tissu d’une apparente extrême simplicité.

Les raisons des humains et des non-humains

Le cinéma, comme tous les modes d’expression, est aujourd’hui à une époque décisive en ce qui concerne la possibilité de toutes et tous à changer de regard, à habiter le monde différemment.

Sans avoir en rien un ton donneur de leçon, en accompagnant avec bienveillance des personnages proches du quotidien, Le Mal n’existe pas laisse affleurer de manière radicale l’urgence de la situation, l’enchaînement fatal des violences que commettent des humains différents et qui génèrent d’autres violences meurtrières, jusqu’au pire.

Le Mal n’existe pas est un conte magnifique où la beauté des images et le sens presque hypnotique de la chorégraphie des gestes ordinaires amplifient la bienveillance du «chacun a ses raisons», selon la phrase célèbre de Jean Renoir dans La Règle du jeu (1939), ce film essentiel dont celui de Ryūsuke Hamaguchi est étonnamment très proche, alors qu’il semble si différent. (…)

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