Ciné-Hopper

House by the Railroad (1926. MOMA)

Pour saluer l’ouverture de la grande exposition Edward Hopper au Grand Palais, quelques lignes écrites pour un (remarquable) numéro spécial de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine.

Hitchcock! Quel film d’Hitchcock ? La maison de Psychose, évidemment, et l’Hôtel McKittrick de Vertigo, mais aussi bien, quoique de manière plus lointaine, l’école des Oiseaux, ou même Manderley, la maison de Rebecca. Peu importe. Il ne s’agit pas de citation, encore moins avec un tableau de 1926, alors que le futur sir Alfred faisait ses premières gammes en Angleterre. Il ne s’agit même pas d’un “univers”, même si cette architecture qui mêle le baroque au colonial et le bois à la mémoire du marbre et à la trivialité du stuc convoque un environnement à la fois situé – la province américaine – et imaginaire, un monde de références tourmentées, chargées de signes appuyés et pas forcément cohérents. Il s’agit de la mise en œuvre, si impressionnante chez le peintre comme chez le cinéaste, de la puissance de fiction possible, il s’agit de promesse (et de menace) de récit dans la représentation d’un objet, et en particulier d’un bâtiment.

François Bon ouvre son beau livre sur l’imaginaire de la ville chez Hopper, Edward Hopper (dehors est la ville), par une citation du peintre: “conscious of the spaces and elements beyond the limit of the scene itself”. Ces espaces et ces éléments sont ceux de récits à venir, qui ne s’actualiseront jamais dans les tableaux voués à rester éternellement lourds de ces promesses et de ces menaces, soulignées graphiquement aussi bien que thématiquement par la pure horizontale des rails vers on ne sait quel ailleurs. Et ces espaces et ces éléments ne s’actualiseront que partiellement chez Hitchcock. Quand celui-ci filme une maison, il le fait de telle manière – forme, éclairage, angle de prise de vue, inscription dans le cours du montage, durée du plan, musique, etc. – que cette maison est « lourde » d’innombrables potentialités de fiction, dont seulement certaines adviennent dans le film ou elle se trouve. C’est, si on veut, la vengeance du macguffin : il est un embrayeur de récit sans signification ni réel enjeu, mais en contrepartie, il aurait aussi pu être l’embrayeur de multiples autres histoires. Ainsi en va-t-il aussi des lieux peints par Hopper, et c’est pourquoi il est si aisément cité par des cinéastes – parfois même involontairement : chez Hopper la fiction est tapie dans l’image, ce que tant de cinéastes cherchent à susciter à leur tour, ce que savait si bien fabriquer Hitchcock, bien avant Fenêtre sur cour qui en est comme la théorisation, et que le cinéaste dira inspiré par les tableaux du peintre. C’est encore mieux visible avec ce tableau relativement ancien.

Ensuite, l’épuration des formes et du traitement des couleurs poursuivra exactement dans la même direction, venant souligner une « modernité » dont les signes seront plus visibles dans les diners et les villas à partir des années 40, mais dont l’essentiel est déjà là, et bien là : cette « conscience de ce qui est au-delà de la scène elle-même » qui vaut pour toute l’œuvre du peintre, et qui est la définition même du hors-champ, c’est à dire de pratiquement tout ce qui a de la valeur au cinéma. Hopper est le peintre qui par excellence fait mentir l’opposition de Bazin entre cadre pictural et cadre cinématographique.