Dans Les Damnés, la guerre comme le cinéma ne la montre jamais.
Film de guerre par Roberto Minervini, thriller politique en Corse par Frédéric Farrucci ou déclaration d’amour à son père et au cinéma par Francesca Comencini trouve chacun une tonalité singulière au sein de genres codifiés.
«Les Damnés» de Roberto Minervini
Il fait froid. On ne sait pas où on va. La petite troupe de cavaliers et de fantassins en uniforme bleu avance dans un territoire mal connu. Il faut se ravitailler, installer des campements, rester sur le qui-vive. La mort est alentour, mais aussi des ennuis plus quotidiens, des doutes, des raisons d’agir. Faire la lessive. Rassurer. Se distraire. Parler ou se taire.
Accompagnant un escadron de soldats nordistes, Roberto Minervini réinvente carrément ce genre si courant qu’est le film de guerre. Tous les pays du monde ou presque ont réalisé des films de guerre, généralement en rapport avec des conflits auxquels ils ont été mêlés. Ils y développent des points de vue variés, allant d’une approche militariste à une approche pacifiste, où l’héroïsme individuel, la constitution d’un groupe supposé représentatif de la nation, voire de l’humanité, est mise en évidence par des circonstances extrêmes.
Dans ces films, la guerre, le phénomène guerrier, ce qui se produit en situation de guerre importe beaucoup moins que les effets qu’il est possible d’en tirer, du côté du spectacle –y compris pour en dénoncer la fascination spectaculaire, ce que faisait Apocalypse Now tout en en tirant bénéfice– ou du côté du «message», politique le plus souvent, éventuellement moral ou même métaphysique (chez Terrence Malick par exemple).
Tous les pays ou presque ont produit des films de guerre, mais aucun autant que les États-Unis, qui ont largement modélisé le genre depuis la Première Guerre mondiale (l’entrée «films de guerre américains» de Wikipedia comporte 712 pages, sans être exhaustive).
Le film de guerre est, comme les autres grands genres hollywoodiens, un des outils avec lesquels les États-Unis ont construit leur propre image, pour les Américains comme pour le reste du monde. Image singulièrement biaisée –ce serait pareil ailleurs, mais les USA ont une «puissance de feu» sans égale sur les imaginaires.
Cinéaste italien travaillant depuis quinze ans et sa «trilogie texane» à montrer d’autres visages des États-Unis que ceux qu’eux-mêmes mettent en avant (son quatrième film, tourné en Lousiane, s’intitule de manière programmatique The Other Side), Minervini quitte après cinq longs-métrages, jusqu’au magnifique What You Gonna Do When the World’s on Fire?, le contemporain explicite pour sembler se tourner vers la reconstitution historique.
Un film d’époque, notre époque
De reconstitution historique il s’agit en effet, avec une précision des matières, des vocabulaires, des façons de penser et d’agir infiniment plus rigoureuse que la quasi-totalité des films de guerre américains. Il ne s’agit pas ici de mettre une bonne note sur le plan historiographique, il s’agit d’apprécier combien ces tissus, ces armes, ces manières de parler suscitent de sensations, d’émotions, de trouble et d’intelligence pour le spectateur.
Le cinéaste se tient entièrement du côté de ce que les grands historiens contemporains de la guerre comme Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau ont appelé «le fait combattant»: la compréhension de la guerre à partir du vécu des soldats et des conditions concrètes d’existence sur le front.
De conciliabules autour d’un feu en escarmouches incompréhensibles avec un ennemi à peine entrevu, face aux beautés sublimes et aux violences extrêmes de la nature autant qu’aux pénuries matérielles, aux malentendus au sein d’une hiérarchie opaque, mais aussi avec des gestes de compassion et de courage surgissant du terrain et des circonstances, le film trouve une dramaturgie intense et vivante, qui pour une fois ne prend pas son public pour des gosses uniquement friands de simplisme et de scintillement.

Un film qui comporte aussi son lot de scènes d’action, mais où le mot «action» change de sens. | Les Films du Losange
Le fait d’avoir situé ce récit, d’un romanesque que n’aurait pas désavoué Jack London, durant la guerre de Sécession, est à double titre légitime, car ce conflit est bien plus significatif de la naissance des États-Unis réels, tels qu’ils existent jusqu’à aujourd’hui, que la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. D’innombrables historiens en ont fait le constat, et c’est aussi ce que traduit –avec le rôle de nation building du cinéma en Amérique– le nombre considérable de films sur la guerre de Sécession, par opposition à la rareté des films sur la guerre d’indépendance, parfois appelée la Révolution américaine.
La manière dont Minervini filme des soldats aux motivations hétérogènes et souvent incertaines, confrontés aux frimas d’un hiver rigoureux de 1862 dans le nord d’une Californie encore largement inhabitée par les Blancs autant qu’au risque d’être tués ou capturés par l’ennemi, peut aussi bien évoquer dans une certaine mesure la situation de soldats aujourd’hui, en Ukraine par exemple.
Cette manière de filmer possède une évidente dimension documentaire, mais selon une approche très différente d’un des rares films de guerre dont on aurait pu être tenté de rapprocher Les Damnés, La Bataille de Culloden de Peter Watkins, qui mobilisait le vocabulaire du reportage de guerre télévisuel à propos d’un affrontement ayant eu lieu en 1746.

Le souffle du romanesque et le mordant du réalisme. | Les Films du Losange
Dans Les Damnés, le souffle du romanesque est bien présent, les grands espaces comme les enjeux des actes humains organisent la narration, mais jamais selon les codes habituels du film de guerre.
«Film d’époque» au sens courant de cette expression, qui désigne un récit situé dans une époque révolue, Les Damnés, qui fut une des belles découvertes du dernier festival de Cannes (donc avant les élections américaines), est pourtant bien un film de notre époque.
Qu’il se situe durant ce conflit là rappelle combien la guerre civile étatsunienne reste active dans la vie politique du pays, comme en témoignent une part notable des déclarations de Donald Trump et d’Elon Musk, autant que la présence de drapeaux confédérés dans les rassemblements MAGA. La damnation dure plus qu’on ne croirait.
«Le Mohican» de Frédéric Farrucci
Au début, le visiteur était amical, il venait boire un verre avec Joseph le berger. Mais le berger l’a envoyé paître. Il savait à qui il avait affaire: à un émissaire de ceux à qui «on ne peut pas dire non». Ceux-là, on ne les verra jamais.
Mais on verra la kyrielle de ceux qui font qu’en effet, on ne peut pas leur dire non: gros bras stipendiés, complices tenus par un réseau d’allégeance où la tradition donne la main à la connivence, notables corrompus ou lâches, chefs de bande, policiers complices ou impuissants, simples citoyens qui ne veulent pas d’ennuis, ou empochent sans poser de question quand l’occasion s’en présente. Et aussi, tueurs qui savent pouvoir tirer en pleine rue, en pleine ville, sans risquer grand-chose.

Le berger Joseph (Alexis Manenti), moins seul qu’il ne croit. | Ad Vitam
Mais Joseph a dit non. Non à l’abandon de la terre où il élève ses chèvres sur le littoral corse, alors que désormais le mètre carré y vaut une fortune. Du «non» de Joseph naît un film d’action étonnamment crédible sur les plages estivales saturées de touristes, sur le port d’Ajaccio comme dans le maquis, thriller qui est aussi un conte politique singulièrement vif.
Le deuxième long-métrage de fiction de Dominique Farrucci mobilise avec efficacité les ressorts du film de traque, en cavale aux côtés de Joseph poursuivi par les sbires du grand banditisme en cheville avec les promoteurs immobiliers.
Mais le titre Le Mohican ne renvoie pas seulement au statut de dernière figure d’une espèce menacée de disparition, mais aussi au fait que le berger rebelle a été surnommé ainsi sur les réseaux sociaux, à l’initiative de sa nièce. (…)