«Enquête sur un scandale d’État» et «L’Horizon», l’entropie et l’utopie

Roschdy Zem interprète (admirablement) le héros ambigu d’Enquête sur un scandale d’État.

Alors qu’en cette période préélectorale le cinéma français multiplie les approches de la politique, le thriller de Thierry de Peretti et la fable écologiste d’Émilie Carpentier ouvrent des perspectives sur d’autres façons de faire récit en écho à l’état de la société.

Parmi les nombreuses âneries fréquemment proférées à propos du cinéma français figure celle prétendant que celui-ci ne s’occupe pas de la réalité, ou de la situation politique –ce qui, en fait, veut dire qu’il ne s’en occupe pas comme la télévision, ou comme les Américains, les deux seuls modèles que reconnaissent les donneurs de leçons de soumission.

Même dans ces termes-là, ce reproche n’est plus de mise, et la proximité de l’élection présidentielle voit l’arrivée sur les écrans d’un nombre inhabituel de films concernant explicitement la politique au sens le plus littéral –attentifs à ce phénomène, les Cahiers du cinéma de février consacrent d’ailleurs un dossier à «Filmer la France», à partir de quelques-unes des sorties marquantes du moment.

Sans distinguer ici documentaires et fictions, témoignages, pamphlets, drames, comédies et paraboles, la succession ces dernières semaines, et dans celles qui viennent, de La Fracture, Municipale, Présidents, Nous, Un peuple, Un autre monde, La Campagne de France, La Croisade, En nous, Les Graines que l’on sème, Retour à Reims, Le Monde d’hier, Les Promesses, La Disparition, En même tempsfinissent, par leur nombre même, par donner matière à un apparent paradoxe.

Comme si, au moment où il se répète sans cesse que les Français ne s’intéressent plus à la politique, du moins dans ses procédures instituées, le cinéma tentait de faire contrepoids à ce supposé désintérêt.

Il est plus vraisemblable que les films, de manières variées et avec plus ou moins d’emprise sur l’état du monde, entreprennent de reconstituer un territoire du politique, en écho avec les réalités et les imaginaires d’aujourd’hui. Quitte à souligner ainsi au passage le hiatus si criant entre la politique (la machine et ceux qui l’incarnent) et le politique (les enjeux et les possibilités de partager un espace-temps commun).

Au sein de ce processus, deux des films qui sortent en salles ce 9 février pointent dans deux directions différentes, l’une et l’autre susceptible de contribuer à cette reprise au présent des possibilités de faire récit, de faire proposition sensible, en phase avec l’état de la société française.

«Enquête sur un scandale d’État» de Thierry de Peretti

Enquête sur un scandale d’État prend en charge dans sa construction même la perte de repères, l’effondrement des grilles simplificatrices pour décrire une réalité sociale complexe, en partie opaque, où des puissances hétérogènes capables d’innombrables alliances ou oppositions entre elles ne cessent de recomposer des rapports de causalité, des rapports de force instables et souvent contre-intuitifs.

Initié comme une classique fiction de dénonciation des rouages malfaisants de l’État sur le mode de la révélation salvatrice, le thriller de Thierry de Peretti ne va cesser d’en déjouer, ou plutôt d’en fragmenter la trajectoire, pour une approche finalement plus réaliste, dans son incertitude, que l’énoncé de tout discours.

Le troisième long-métrage du réalisateur des Apaches et de Une vie violente s’inspire d’une véritable affaire, qui avait donné lieu à un livre, L’Infiltré, cosigné par ceux qui deviennent deux des personnages principaux du film, la taupe introduite dans un réseau de trafiquants jouée par Roschdy Zem et le journaliste de Libération qu’interprète Pio Marmaï. La troisième figure centrale est le patron des stups campé par Vincent Lindon.

Le titre d’Enquête sur un scandale d’État renvoie clairement au genre du film d’enquête et de dénonciation, thriller politique mettant à jour les compromissions et les crimes commis par, ou sous couvert des plus hauts dirigeants –politiques, économiques, judiciaires, policiers…

Vincent Lindon campe le patron des stups aux méthodes controversées. | Pyramide Distribution

L’histoire, qui a en effet défrayé la chronique, concerne un chargement de drogue introduit en France. Le scénario se concentre sur le tandem composé d’un infiltré de la police et du journaliste qu’il a contacté pour lui révéler des manquements, voire un important trafic organisé par le patron des flics.

Le film de Thierry de Peretti s’appuie ainsi sur les ressorts classiques du genre –et une très solide interprétation. Mais peu à peu la version de l’infiltré sur laquelle repose la dénonciation apparaît comme moins assurée. Et la croyance, qui le sert, du journaliste dans cette présentation des faits semble moins évidente, les explications du flic ou le travail de la justice restent à tout le moins recevables.

Puis la relation entre le journaliste et l’ex-indic apparaît également comme problématique, tandis que le comportement final de la rédactrice en chef viendra ajouter encore au trouble.

Défaire les certitudes

Plus le film avance, plus il défait la certitude –romanesque, morale, politique– de la distribution du bien et du mal, voire de la matérialité et du sens des faits. (…)

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«Médecin de nuit» et «Sound of Metal» passent les bornes

Vincent Macaigne dans Médecin de nuit, thriller qui ne se laisse pas enfermer dans les règles du genre.

Le film noir d’Elie Wajeman aux côtés d’un toubib en maraude dans la nuit parisienne et l’histoire du musicien de hard rock confronté à la surdité filmée par Darius Marder laissent ouvertes les portes d’un cinéma inventif.

Parmi les sorties de ce mercredi 16 juin, deux films peuvent être rapprochés, pour des raisons superficielles, et d’autres autrement significatives.

Médecin de nuit d’Elie Wajeman et Sound of Metal de Darius Marder ont en commun de plonger dans un univers très contemporain peuplé de personnes en proie à des souffrances, et d’en faire à chaque fois une sorte de thriller. Ce peut être une coïncidence, ou le signe, pas très probant, des pourtant bien réels multiples malaises du monde actuel.

Mais ce qu’ils partagent de plus intéressant tient à ce qu’ils relèvent l’un et l’autre d’un genre, ou d’un sous-genre, dont ils réussissent à conserver les ressources propres sans s’y laisser enfermer.

Film d’action resserré en une seule nuit autour d’une figure qui a beaucoup servi au cinéma, le médecin confronté aux malheurs et aux vilénies du monde, ou portrait tendu d’un type combatif et fier faisant face au handicap sont deux schémas de scénario qui ne brillent pas par leur originalité.

La manière dont les réalisateurs, qui sont aussi dans chaque cas coscénariste du film, s’appuient sur les repères dramatiques existants et des interprétations de haute volée, pour ouvrir grand leur film à une complexité, à une incertitude, à des énergies qui n’ont rien d’univoques, signe la réussite du film français comme du film américain.

«Médecin de nuit»

D’un bout à l’autre de la nuit, d’une zone à l’autre du Paris de ceux qui vont mal –solitude, dépression, drogue et autres pathologies recensées par le Vidal– Mikaël circule au volant de sa voiture. Il n’arrête pas, d’appel en appel, de patient en patient, d’épouse en maîtresse, de sauvetage en combine, de naufragé en menace.

 

Ensemble, Elie Wajeman à la réalisation et Vincent Macaigne dans le rôle-titre composent et recomposent à toute vitesse les assemblages des multiples facettes de ce médecin qui est aussi à sa manière un malade. Malade de ça: être médecin de nuit, forme d’addiction qui peut s’avérer dangereuse, vertige où se fondent narcissisme du sauveteur et fantasme de l’aventurier, goût des marges et compétence efficace, pulsions érotiques, mégalomanie et compassion.

Sans jamais en rajouter, Macaigne à son meilleur fait circuler tous ces affects, toutes ses motivations avec une impressionnante puissance de suggestion, au cours de ces maraudes qui sont aussi l’occasion de rencontres impressionnantes, émouvantes, poétiques.

Au risque des rencontres

La mécanique du thriller autour d’un trafic de Subutex et des périls que font planer les gangsters qui le supervisent, le dilemme affectif entre les deux femmes qui incarnent pour Mikaël deux promesses d’existence contradictoires, les multiples brèves rencontres avec les naufragés des HLM et les épaves des trottoirs s’agencent et se réagencent pour offrir une plongée dans un monde très réel, très proche, et travaillé de l’intérieur par des ressorts fictionnels qui servent à mieux dire la vérité.

On se doute que réalisateur et acteur ont suivi des véritables médecins de nuit, pris connaissance des procédures, observé un grand nombre de situations et de gestes techniques.

On voit qu’ils cherchent constamment à tenir ensemble une version idéalisée, romanesque, du personnage du médecin de nuit et une version réaliste, quotidienne, de ce que font effectivement toutes les nuits les praticien·nes qui assument ces tâches, à Paris comme plus ou moins partout dans les grandes villes d’Europe de l’Ouest.

 

Sonia (Sara Giraudeau) et Mikaël (Vincent Macaigne) face aux lendemains incertains. | Diaphana

Pour tenir cette ligne à haute tension mais disponible aux aléas des rencontres, des apartés, des bifurcations, il faut une foi absolue dans les puissances du cinéma.

Il faut croire sans réserve dans sa capacité à faire vivre ensemble ces dimensions, sur toute la gamme de la fiction et du réalisme, en laissant de l’espace à chacun –à chaque spectateur– pour s’y frayer aussi son propre chemin, avoir ses propres impressions et opinions sur les agissements des uns et des autres.

À ces qualités s’en ajoute une autre, qui réinsuffle d’autres courants, d’autres vibrations à l’intérieur de ce film si habité: la présence des deux personnages féminins, et ce que font les deux actrices qui les incarnent.

Sara Giraudeau, toute en finesse intense où se mêlent force et fragilité, et Sarah Le Picard, impressionnante de fermeté charnelle et intelligente, déplacent par leur jeu plus encore que par leur rôle le centre de gravité du film, ou plutôt le démultiplient, de la plus réjouissante façon.

«Sound of Metal»

Corps tatoué, muscles bandés, regard halluciné, Ruben cogne «comme un sourd», selon l’expression en usage dans la langue française. Il est là pour ça, batteur du groupe de heavy metal qu’il forme avec sa compagne Lou, chanteuse et guitariste, avec qui il sillonne les routes secondaires des États-Unis dans la caravane qui leur sert de foyer, de refuge, d’un concert à l’autre. Un soir, Ruben entend mal. Le lendemain c’est pire. Le diagnostic du médecin est un couperet. (…)

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Le vertigineux miroir de «L’Infirmière»

Ichiko, celle qui soigne, devenue Riso, celle qui se venge (mais toujours l’étonnante actrice Mariko Tsutsui). | Art House Films

Jouant sur les frontières du visible, le film de Kōji Fukada déploie les ressorts d’un thriller étonnamment réaliste grâce à sa façon d’approcher des zones d’ombre.

L’Infirmière est un film fantastique. Fantastique aux deux sens du mot, celui qui désigne le recours à des éléments non réalistes, et comme adjectif élogieux. Les éloges que mérite le film de Kōji Fukada tiennent pour une bonne part à l’usage singulier qu’il fait, justement, du fantastique.

Celui-ci est de prime abord invisible. Tandis que se noue la relation entre un jeune coiffeur et sa cliente, se développe l’histoire de cette jeune femme, soignante à domicile, et des membres de la famille où elle travaille.

 

Pourtant déjà s’esquisse une étrangeté, caractéristique du film tout entier: la cliente du salon de coiffure et l’infirmière sont la même personne, et pourtant pas tout à fait.

Elles habitent bizarrement dans deux endroits très différents, solitaire et recluse observant le garçon de manière intrusive, et membre apparemment très sage d’une famille avec un enfant et son père.

Enlèvement et agression

Puis viendra un drame: le kidnapping de la fille cadette de la famille dont l’infirmière soigne l’aïeule. Et d’autres événements, coïncidences, affrontements, ruptures, dans lesquels la jeune femme semble victime de circonstances, de manipulations et d’agressions injustes.

L’Infirmière est un thriller, dont les ressorts dramatiques jouent de manière à la fois déroutante et, à première vue, tout à fait réaliste. Tout juste si, assez tôt, une séquence onirique inquiétante est venue renforcer l’instabilité du regard que les spectateurs sont invités à porter sur ce qui se déroule. (…)

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«Joueurs» et «Woman at War»: les unes plongent, l’autre tire

Le premier film de Marie Monge s’immerge dans les abîmes du jeu d’argent et du risque extrême, le western écologiste d’Erlingsson s’élance aux côtés d’une guerrière pacifiste.

Photo: À gauche, Stacy Martin dans Joueurs. À droite, Halldora Geirhardsdottir dans Woman at War.

Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas. Après plusieurs mercredis avec pratiquement rien à se mettre sous le regard, le 4 juillet cumule les propositions dignes d’intérêt. Parmi elles, quatre documentaires on ne peut plus différents, dont Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann et L’Île au trésor de Guillaume Brac, sur lequel on reviendra.

Et, de manière chaque fois singulière, on note l’omniprésence des femmes au centre de films par ailleurs aussi divers que le film d’espionnage Le Dossier Mona Lina, la comédie Tamara Vol 2, le documentaire Femmes du chaos vénézuélien (et évidemment à nouveau Les Quatre Sœurs), sans oublier les reprises de L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda et de Out of Africa d’après Karen Blixen. Au sein de cette offre pléthorique (quatorze nouveautés), deux réalisations centrées sur une figure féminine attirent l’attention: Joueurs et Woman at War.

«Joueurs», un film, une actrice et une cinéaste à l’unisson

Le premier long métrage de Marie Monge est de ces films qui ne cessent de gagner en attractivité à mesure qu’ils se déroulent, et peut-être plus encore ensuite, une fois la projection terminée.

Si le ressort de départ –l’attraction compulsive pour le jeu d’une jeune femme dont la vitalité ne sait où s’investir– peut sembler abstrait, et si la séduction qu’exerce sur elle un garçon hâbleur qui l’entraîne dans les cercles clandestins relève surtout du coup de force scénaristique, plus le film accompagne Ella, plus il se nourrit de présences, d’atmosphères, d’énergies qui en déploient les forces et le sens.

C’est aussi, sinon surtout, qu’Ella est interprétée par cette jeune actrice remarquable qu’est Stacy Martin, qui confirme ici tous les espoirs suscités par ses rôles dans Nymphomaniac et dans Taj Mahal.

L’excellence du jeu des autres protagonistes manifeste la qualité du travail de la réalisatrice avec ses acteurs, comme le déroulement du film multiplie les belles propositions dans ses choix de cadre et de mouvements de caméra, ou dans la relation entre image et son.

Au centre, Stacy Martin et Tahar Rahim.

Joueurs pâtit d’un scénario parfois trop écrit, d’une bande musicale insistante, et d’un goût pour les références –à Scorsese notamment– dont il n’a nul besoin. Mais lorsque Marie Monge laisse vivre son personnage et accueille bruits, lumières et gestes des mondes où celui-ci évolue (les tripots, les hôtels bon marché pour marginaux, mais aussi bien un trottoir parisien ou un restau de quartier), elle atteint une justesse vibrante, du meilleur aloi.

Mieux, le film bénéficie du parallèle qu’il suggère entre la manière dont son personnage plonge dans l’addiction au jeu, et la manière dont la réalisatrice se jette à l’eau de la mise en scène. Dans l’affichage ou même le scénario, tout semble indiquer que Joueurs se joue autour d’un couple. En réalité, il naît de trois femmes: Marie Monge, Stacy Martin et Ella.

«Woman at War», acéré et explosif

La question se pose différemment dans le film de Benedikt Erlingsson, et pas seulement parce qu’aux nuits louches de Paris se substituent les grands espaces d’Islande. Le réalisateur fabrique une véritable horlogerie scénaristique, assumée comme telle avec une tranquille évidence. (…)

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«3 Billboards», au-delà du feu

Construit sur l’affrontement entre une femme seule et une communauté du sud des États-Unis, le film de Martin McDonagh dépasse avec brio le pur thriller.

Le feu. Bien avant les flammes qui viendront embraser l’écran, le film se place d’emblée sous le signe du feu.

Elle brûle, elle brûle de rage cette femme qui débarque dans la petite ville du Sud profond. Elle se consume de fureur contre ce qu’a subi sa fille, violée et tuée. Contre l’inaction ou l’impuissance de la police.

C’est contre elle, et plus précisément son patron, le shérif Willoughby, que Mildred met en place à l’entrée d’Ebbing trois immenses panneaux d’affichage dénonçant la situation.

Ce feu est aussi celui qui couve dans cette société apparemment paisible, mais où le racisme, la violence policière, la fascination des armes ou le machisme définissent la mentalité collective de l’Amérique profonde.

Sans apparaître, les torches du Ku Klux Klan ne sont pas loin, dans cette bourgade au nom fictif que le titre original ne situe pas par hasard dans le Missouri.

Une héroïne qui défie les canons des personnages féminins

Le réalisateur Martin McDonagh mène tambour battant la montée en tension de l’affrontement qui s’organise entre la mère vengeresse et les autorités où, plus que le shériff, l’adjoint brutal et raciste tient l’emploi de l’ennemi désigné.

Selon la tradition du cinéma américain, la «communauté» commente la situation et se distribue entre les différentes attitudes que peut susciter ce conflit.

Celui-ci trouve son énergie autant dans l’apparent potentiel illimité de brutalité, plus proche des films d’horreur que d’une évocation réaliste, que dans la posture déterminée de l’héroïne campée par Frances McDormand, souveraine.

La vigueur et la rigidité de son  personnage pris dans une spirale de fureur défient les canons d’un personnage féminin classique, circulant allègrement entre affirmation de soi et exagération proche du délire.

Serait-il uniquement cela que 3 Billboards rejoindrait avec honneur la liste des petits thrillers tendus et efficaces qui jalonnent l’histoire d’Hollywood.

Mais il est autre chose. Autre chose de particulièrement digne d’intérêt par les temps qui courent. (…)

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«Un homme intègre», le combat d’un homme seul

Le nouveau film de Mohammad Rasoulof emprunte ses codes au western autant qu’au thriller pour décrire un conflit ancré dans la réalité iranienne, et qui trouve écho dans le sort actuel du réalisateur.

On ne les connaît pas, mais on les reconnaît. On ne connaît pas ces lieux, cette langue, ce contexte politique, ces acteurs. On reconnaît ce rapport d’un homme au paysage, cette situation d’une famille en butte à la communauté hostile, ce processus d’un conflit moral traduit en affrontement physique.

Un genre, le western, s’est en grande partie construit sur ces ressorts, souvent pour le meilleur –le meilleur du cinéma. Un homme intègre est un western, un western iranien d’aujourd’hui.

Il raconte le combat de son héros, Reza, avec et contre ce qui l’entoure: sa femme, son fils, ses voisins, son passé, la société de son pays.

Reza essaie de gagner sa vie avec son élevage de poissons, en butte à l’hostilité des autorités locales, à l’avidité d’un puissant de la région. On songe bien vite que l’acteur, Reza Akhlaghirad, a cette flamme sombre et déterminée qu’on a connu naguère chez Henri Fonda ou Kirk Douglas.

Pour affronter une situation où la corruption occupe une place importante, mais est en fait un des rouages d’une machine à broyer plus complexe et plus mystérieuse, le film mobilisera aussi les énergies et les ruses du thriller, sans perdre ce rapport à l’espace, et au mythe, qui définissent le western.

Un ressort tendu à l’extrême

Les ressorts du drame sont tendus à l’extrême non seulement par les rebondissements de l’intrigue, mais par l’intensité des plans, la présence corporelle des acteurs, le sens d’un rythme où la suspension d’un geste est une menace ou une promesse, où un silence est une meilleure manière de dire.

On y trouve la puissance de la mise en scène de précédents films du même cinéaste, en particulier La Vie sur l’eau (2005) et Au revoir (2011), tous deux déjà remarqués à Cannes avant cet Homme intègre salué cette année par le Grand Prix de la section Un certain regard.

Entre affrontement violent et inégal, tentation de recourir aux procédés qu’on réprouve et vertige de la soumission à un ordre injuste, Reza travaille obstinément à frayer son chemin. Rasoulof l’accompagne en ménageant aussi des moments de sensualité rêveuse, des instants d’étrangeté aux franges de l’hallucination, des instants de comédie attentive aux gestes du quotidien.

Fable universelle empruntant pour partie au meilleur d’une longue histoire du cinéma, Un homme intègre est aussi ancré dans un univers très précis, et très présent, l’Iran actuel. (…)

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«Thelma», une jeune fille est ses démons

Avec cette admirable et glaçante plongée aux frontières de la folie, Joachim Trier se révèle comme étant peut-être le plus digne héritier d’Alfred Hitchcock.

Il ne s’agit pas d’une règle intangible, mais tout de même… Bien souvent, on peut anticiper dès les toutes premières images d’un film la qualité de l’œuvre qui s’annonce. Dans le cas de Thelma, l’incipit se fait en deux temps.

D’abord, une scène d’une puissance visuelle et émotionnelle impressionnante, séquence peut-être onirique se terminant sur une image-choc, très troublante. Cette ouverture annonce un réalisateur totalement maître de ses moyens et capable de présenter une situation d’une très grande force.

 C’est évidemment une qualité, cela peut-être aussi un terrible défaut lorsque, comme si souvent, un cinéaste doué use et abuse de son savoir-faire pour manipuler personnages et spectateurs.

Mais voici le plan suivant, au moins aussi virtuose mais complètement différent. Un plan très large et plongeant sur une place publique où, vues de loin, de très nombreuses personnes vont et viennent, vaquant à leurs occupations.

Une fille extraordinaire

Le monde est là, le mouvement du monde, au sein duquel un très lent zoom avant finira par s’approcher de cette jeune femme qui donne son nom au film.

Adoptant une position complètement différente de celle de la première séquence, Joachim Trier utilise un filmage très doux, «naturel», tout en rendant perceptible sa propre présence, son geste de réalisateur explicitant son point de vue.

Et, troisième moment, cela continue: on retrouve cette jeune fille qui marche dans la rue, il ne se passe rien de spécial. On va comprendre au fil des plans qu’elle est étudiante, qu’elle vient de province, qu’elle vit seule, que ses parents restés chez eux s’inquiètent pour elle. Rien de special, mais elle est extraordinaire.

On ne saurait dire en quoi, dans quelle mesure cela tient au physique de l’actrice, à son jeu, à la manière de la filmer: rien de spectaculaire, même pas de signes un peu secrets. C’est ailleurs, et c’est une évidence.

À ce moment-là –à peine cinq minutes après le début de la projection–, nul doute possible: on est à la fois devant une heureuse retrouvaille et devant la promesse d’un film de très haute volée.

La retrouvaille concerne le jeune cinéaste norvégien Joachim Trier, découvert avec enthousiasme grâce à ses deux premiers films, Reprise et Oslo, 31 août –il s’était un peu perdu ensuite avec le moins convaincant Back Home, tourné aux États-Unis.

Un thriller fantastique

Thelma est ce qu’on appelle un thriller fantastique. «Fantastique» désigne l’irruption d’événement surnaturels, autour du parcours pourtant a priori banal de cette étudiante, qui rencontre une amie, découvre de nouveaux plaisirs, s’affronte aux règles de son éducation et au cadre de son enfance.

«Thriller» désigne la tension que suscitent les situations étranges, dangereuses, inexplicables qui surgissent et s’enchaînent. Le thrill, le frisson d’inquiétude, parfois de terreur, touche les personnages, tous les personnages, et par là aussi les spectateurs. (…)

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Les éclats et les ombres d’«Une vie violente»

Le deuxième film de Thierry De Peretti évoque avec toutes les ressources du cinéma d’action la complexité politique de l’évolution du nationalisme corse.

Enfin un film politique dans le cinéma français! C’est-à-dire un film qui n’utilise pas la politique pour des enjeux du seul cinéma, du seul profit spectaculaire ni du seul geste artistique, ni n’utilise le cinéma pour plaider une cause, émettre un message, quel qu’il soit.

En prenant ici le mot «politique» au sens le plus littéral, au «premier degré» comme on dit, on ne cesse de se réjouir de la capacité de Thierry De Peretti de mener à bien son deuxième long métrage (après Les Apaches en 2013).

 
 
 

Une vie violente tient en effet tout le long ce double défi d’une exigence de mise en scène, de jeu, de récit, largement marqué par le cinéma noir américain sans presque jamais s’y assujettir, et d’une volonté de précision, de complexité, de questionnement des enjeux politiques, récents et actuels, dont il est ici question.

En Corse, en France

Cela se passe en Corse, la Corse des années 1975-2000. Et c’est l’histoire de l’activisme nationaliste corse, armé et clandestin, ses enjeux, ses divisions, les réactions de l’État français, la dérive d’une partie du mouvement vers le banditisme et les pires trafics, les meurtres en série, où se sont surtout les militants qui s’entretuent.

Une vie violente accompagne la trajectoire de Stéphane, passé à la lutte armée comme nombre d’autres dans l’ile qui ont eu 20 ans au début des années 1990, et donc appartiennent à la deuxième génération d’une lutte en partie réelle, voire légitime, en partie mythifiée, déjà largement dévoyée.

Le film organise un réseau de circulation dans le temps, dans les émotions, dans le rappel de faits qui scandent l’histoire contemporaine de la Corse et, dans une certaine mesure, de la République française. Il est, aussi, un impitoyable constat sur la manière dont des idées qui furent en un temps généreuses et courageuses peuvent devenir des prisons mentales, et de bien réels linceuls. (…)

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«Wulu», vigoureux thriller africain porté par le silence de son héros

Le premier long métrage de Daouda Coulibaly trouve dans les ressorts du film de gangster l’énergie d’un puissant portrait des réalités de son pays. L’Afrique est doublement présente cette semaine avec la sortie de «Bayiri».

De la foule bruyante du marché émerge la figure de Ladji. Il travaille à bord d’un de ces innombrables minibus qui, à Bamako comme partout en Afrique sub-saharienne, font office de transports publics.

Ladji est furieux. C’était son tour de devenir patron d’un véhicule, le volant lui revenait. Comme trop souvent, magouille, corruption, tradition l’ont privé de son droit longtemps espéré.

Ladji est pressé. Pressé de gagner assez pour que sa sœur cesse de se prostituer. Pour gagner de l’argent, bien plus et bien plus vite, il y a la drogue, le trafic. Le jeune homme sait où s’adresser.

Ladji n’a pas peur. Avec ses deux copains, il se révèle bientôt efficace, rusé, ambitieux. Autour, le pouvoir, la violence, les réseaux d’influence, les inégalités.

 

Wulu, premier long métrage du réalisateur franco-malien Daouda Coulibaly, ressemble à Ladji, son héros. Le film a quelque chose d’à la fois sûr de lui et rageur, qui fraie son chemin dans un environnement hostile.

Film de genre et fable politique

Wulu est un film noir, une histoire de gangster, obéissant à un schéma narratif classique, mais dont le déroulement ne cesse de déjouer les poncifs.

Wulu pilote son récit de film de genre comme Ladji conduit le camion qui transporte la cocaïne entre Sénégal et Mali, Mali et Guinée, Sud et Nord du pays où montent en puissance les djihadistes d’Aqmi, qui ne sont pas les derniers à profiter du trafic.

Pas les derniers, tous comme les truands européens qui organisent ce négoce à grande échelle entre Colombie et Europe. Mais les premiers, il se pourrait que ce soit les militaires au plus niveau de l’État. Cet État qui s’effondrera bientôt sous les coups des djihadistes, miné par la corruption et l’incurie de ses dirigeants.

Car Wulu  roule sur les routes de l’histoire contemporaines avec la même habileté et la même vélocité que Ladji roule sur les pistes de brousse. Et le thriller se révèle efficace machine à raconter un état d’un pays, voire d’une région. (…)

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«Man on High Heels», film de genre transgenre

MOH

Man on High Heels (Le Flic aux talons hauts) de Jang Jing avec Chah Seung-won, Oh Jeong-se, E Som.

Durée: 2h05. Sortie le 20 juillet

Avec le huitième long métrage de Jang Jin (mais premier à être distribué en France), on retrouve les caractéristiques du polar local, ses gangsters et ses flics, son alliage particulier de violence brute (y compris dans les dialogues) et de stylisation –très différents des polars japonais ou hongkongais, sans parler des américains ni des européens.

L’autre tendance très actuelle, même si elle n’occupe guère le haut de l’affiche, est l’essor du cinéma transgenre et des thématiques LGBT. La multiplication des festivals dédiés à ce cinéma, et le foudroyant développement des études universitaires, notamment dans le monde anglo-saxon, ont fait des «Gender Studies» sous leurs divers aspects queer et trans en particulier un champ de recherche considérable.

Le phénomène s’explique par sa capacité à associer des enjeux de société, concernant la liberté individuelle, les puissances réelles ou supposées de la transgression des normes, le sort des minorités, notamment des minorités sexuelles, ensemble de domaine pris en charge par la théorie queer, et des questions de récit, de fiction, de spectacle, en particulier de définition de modes de présence physique et de caractérisation comme systèmes de signes et vecteur de sens.

Pur produit de la société coréenne ultra-macho, Ji-wook est habité du désir d’être une femme. Dès lors le film se déploie en tissant deux intrigues qui se renforcent l’une l’autre, l’affrontement du policier avec un gang mené par un boss fasciné par la virilité du flic qui le combat, et le combat intérieur, pas moins violent, du personnage principal avec ses contradictions intérieures.(…)

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