« Evangelio de la carne »: l’enfer, c’est les pauvres

photo2El Evangelio de la carne d’Eduardo Mendoza. Avec Giovanni Ciccia, Jimena Lindo, Ismael Contreras, Sebastian Monteghirfo, Lucho Caceres. Durée : 1h50. Sortie le 25 mars.

Du centre ville de Lima aux immenses bidonvilles qui recouvrent la montagne au-dessus de la capitale péruvienne, Mendoza fait s’entrecroiser plusieurs destins extrêmes. Celui d’une bande de jeunes déshérités, supporters violents d’un club de foot dont chaque match est l’occasion d’affrontements avec les bandes rivales, celui d’un vieil alcoolique qui gagne en fabriquant des faux billets l’argent nécessaire pour entrer dans une confrérie religieuse où il expiera ses péchés nombreux, celui d’un flic essayant de sauver sa femme d’une maladie mortelle au traitement très onéreux.

Le montage alterné, les sautes dans le temps sans prévenir, l’usage des gros plans et des plongées participent d’une sur-tension permanente, qu’entretient aussi l’ajout de nombreuses péripéties dramatisées à fond : seule la sœur de la malade pourrait la sauver mais elle est devenue alcoolique après que le « gentil » flic l’ait plaquée pour sa cadette, le copain du flic parie sur des combats truqués ultraviolents organisés par la pègre, le flic a une liaison avec une mineure trafiquante de produits informatiques pirates, le frère du chef de la bande de supporters est en prison après avoir accidentellement blessé gravement un adolescent, il y a aussi une rivalité à mort pour diriger ledit gang, etc.

Assurément Mendoza trace un portrait particulièrement sombre de son pays, en tout cas de la capitale, qui semble principalement habitée par ces formes dégradées de l’humanité, les bigots et les supporters sportifs, dans un contexte de violence sans frein, de trafics d’addiction au fric, de misère et de corruption généralisées. Il est à craindre que les phénomènes ainsi décrits correspondent à une réalité, d’ailleurs loin d’être réservée à la capitale péruvienne. Mais il est aussi perceptible que s’il semble condamner ou du moins regretter cet état de fait, le réalisateur s’en sert avec gourmandise pour augmenter ses effets, se plaçant dans une position extérieure et surplombante, et en situation de tirer un maximum de bénéfices spectaculaires.

Malgré les interprétations habitées de la plupart des acteurs, tous très présents mais qui semblent jouer sur un seul registre, El Evangelio de la carne prêche contre ses personnages, et finalement contre le peuple tout entier dont ils sont supposés être l’émanation, et plus ou moins les représentants. Pas forcément l’idée la plus digne de ce que peut le cinéma, y compris face à des situations sociales et morales atrocement dégradées.

7 réflexions au sujet de « « Evangelio de la carne »: l’enfer, c’est les pauvres »

  1. Bonjour,

    M/Mendoza était la semaine dernière l’invité du festival grenoblois Ojo Loco, durant lequel il a pu débattre du film avec les spectateurs. J’ai donc pu voir le film dans ce contexte, et tant son visionnage que le débat qui a suivi vont tout à fait à l’encontre de votre conclusion ! La violence est bien sûr très présente mais le réalisateur insistait sur le fait que le film décrit des histoires parallèles de recherche de la rédemption. Il y a de la trahison mais il y a de la fraternité et une profonde humanité aussi. Surtout, en aucun cas le film n’attribue à ces personnages la fonction d’être une émanation ou même une représentation d’un peuple entier…

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    1. Bonjour, et merci de votre message. Je ne doute pas que E Mendoza veuille dire autre chose, que d’ailleurs il le dise de vive voix dans un débat. Mais les films « disent » ce que produit leur mise en scène, et il me semble bien que ce que « dit » ce film est ce que j’ai écrit. C’est le sens même du travail critique. Sur le dernier point, en effet il n’affirme pas qu’ils représentent tout le peuple, mais en ne montrant que des personnages sous ce jour-là, cela construit néanmoins cet effet.

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  2. Bonjour,

    Je suis quelque peu surpris de la conclusion de votre critique. J’entends bien la tentative de « dire » votre perception du film, partant de la critique de la mise en scène. Et je vous rejoins sur l’aspect dramatique et intense du montage et du jeu des acteurs. Cependant, je remettrais en cause votre analyse à propos de la dimension « spectactulaire » du film.

    Votre article donne la sensation que votre envie candide de voir de l’espoir est contrarié dans ce tableau sombre des bas fonds de Lima. Si vous êtes critique de cinéma, reconnaissez toutefois que vous n’êtes pas sociologues. La dignité que vous aimeriez voir dans le cinéma ne serait-elle pas plaquée sur des fantasmes européo-centrés (bien que recouverts du prestige de paraître dans Le Monde) ?

    Je vois au contraire ce film comme un brillant tableau symbolique et religieux. Votre critique oublie de « dire » tellement de choses… Le titre par exemple, ne devrait-il pas vous interroger sur la lecture du réel à laquelle invite le film ? Vous auriez ainsi pu donner de la profondeur a votre critique, en montrant les ponts symboliques et bibliques que le film construit avec la sotériologie (doctrine du salut) et le « doloris » (l’idée que la passion, c’est-à-dire la souffrance, rend l’incarnation réelle). « Le sens même du travail critique » n’est-il pas de comprendre avant de juger ? Dès le titre de votre article, il me semble, vous cherchez à caricaturer le film en lui ajoutant deux notions que vous n’expliquez d’ailleurs pas, celles d’ « enfer » et de « pauvres »…

    J’invite donc ceux qui verront ce film « spectaculaire » (entendu dans un sens positif, puisque la dramaturgie symbolique et religieuse du film s’y prête remarquablement), à savourer l’intelligence de l’oeuvre. Bien loin des clichés habituels du mauvais cinéma latino-américain (misère, drogue, etc.), Eduardo Mendoza propose une réflexion artistique et humaine sur certains aspects de la capitale péruvienne bien plus profonde qu’il n’y parait. Alors pourquoi faites-vous d « El Evangelio de la carne » la caricature d’un enfer ? L’enfer ressemble bien davantage à la pauvreté de votre critique cinématographique…

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    1. Bonjour. Merci de vos réactions. Je ne publie plus depuis longtemps dans Le Monde.Il est clair que ce que je décris n’est pas ce que le film « veut dire », c’est pourtant ce que moi je perçois qu’il exprime, par sa mise en scène. Je n’ai aucune prétention à être sociologue mais je ne crois pas que seuls les sociologues aient le droit de parler d’une société (pas plus que seuls les critiques auraient le droit de parler des films). Et je ne tiens nullement à ce qu’il y ait de la joliesse ou un espoir artificiel plaqués sur la description d’aucune situation. Je dis que dans ce cas, je vois un systématisme qui ne me semble pas tenir à l’observation de la réalité dans sa complexité mais à la volonté de tirer des effets, à un procédé scénaristique et de réalisation plus qu’à une affinité avec un état du monde. C’est ce qui me gêne dans ce film. Je ne suis en effet par familier de la théologie que vous mentionnez, sauf erreur, ce film m’est présenté comme il est présenté à tout le monde, dont une immense majorité qui ne la connait pas non plus. Il est dès lors normal qu’il prenne en compte le fait que ses spectateurs ne sont pas savants sur ce sujet (qui semble bien intéressant pas ailleurs, et je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur ce point, même s’il me semble que cela pouvait se faire de manière moins hostile).

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  3. Il est intéressant de voir que vous prenez le temps de répondre aux commentaires que nous postons. Je vous en remercie. D’autant plus que ça permet un relatif débat, une certaine prise de distance vis-à-vis du point de vue de chacun. Merci donc et désolé si mon écriture a jailli de manière quelque peu hostile (à chaud).

    En vous relisant, éclairé par votre dernier commentaire, je vous comprends un peu mieux. Je vous rejoins toujours sur l’analyse de la mise en scène et l’idée de systématisation de la réalité. Il est vrai que les procédés scénaristiques et de réalisation produisent un certain éloignement du réel (bien plus complexe nous sommes d’accord). Je comprends donc que le registre symbolique (choix du réalisateur) gêne certains spectateurs qui ne possèdent pas la clé de lecture de l’anthropologie biblique (Nouveau Testament). Dans ce film, la fatalité, la souffrance, et un certain espoir de fraternité (malgré la traîtrise), sont des éléments présents sur le chemin de chaque personnage. Pour comprendre cette systématisation, je me permet d’indiquer la lecture des épisodes de « La Passion du Christ » et de la « Résurrection » pour qui souhaite découvrir plus finement la symbolique du film.

    Pour les amateurs, il y a également la lecture du grand poète péruvien Cesar Vallejo, qui permet de comprendre la noirceur dans lequel le film s’inscrit. Le nom de la boîte de production du réalisateur lui-même, « Los Dados eternos », fait d’ailleurs référence à un magnifique poème de Vallejo (qui m’a personnellement permis une certaine compréhension du film).

    C’est donc un film qui dérange, qui fait réfléchir et fait débattre. Et tant mieux, car ça nous permet d’échanger et de confronter les différentes interprétations qui sont les nôtres, afin de nous enrichir et de ne pas tomber dans les travers d’un spectateur-consommateur passif d’un film qui reste malgré tout violent. Le film réussira j’espère son pari (au-delà du spectacle gratuit de la violence). Car cette violence est à interroger, nous sommes d’accord.

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