La tombe d’un ami, et quelque chose du sens d’une absence

portada58-wpcf_223x304Sous l’intitulé « Abrir puertas y ventanas » (ouvrir les portes et les fenêtres), depuis 5 ans je tiens une chronique un mois sur deux, en alternance avec Quintin, le Messi de la critique argentine, dans la meilleure publication cinéma du monde, le magazine espagnol Caiman, Cuadernos de cine . Après parution, ces textes seront désormais repris sur Projection publique.

 

Tout au bout de la ligne de métro, à l’extrême Nord de Téhéran, il faut prendre un taxi. Celui-ci monte encore vers le col qui domine la capitale, puis redescend une route de montagne en lacets. Fin décembre, il neige, il fait glacial. Au fond de cette vallée, pas si loin de la grande ville mais déjà dans un tout autre paysage, le bourg de Lavassan est un faubourg résidentiel chic de la banlieue téhéranaise. Heureusement, le chauffeur connaît la destination – il y a quatre cimetières à Lavassan.

Celui à l’entrée duquel il nous dépose est un terrain de petite taille, sur une pente abrupte. Passée la grille, c’est un véritable embouteillage de tombes : comme souvent dans les pays musulmans, pas d’alignement, mais un puzzle inextricable de plaques de marbre ou de granit, certaines très anciennes, souvent très belles. Il faut slalomer en essayant de ne pas marcher sur les tombes, et de ne pas déraper sur la neige. Il n’ y a personne. Malgré le lieu et le temps, rien de sinistre, la disposition comme hasardeuse des stèles et le terrain incliné donnent un côté joueur à la traversée. Aucun repère, tout est bien sûr écrit en persan.

Si, là-bas, tout au bout : deux panneaux, un portrait et une inscription extraite d’un ses poèmes, « vous n’êtes pas seul », sous une de ses photos d’arbres dans la neige. Six mois après l’enterrement, les intempéries ont presqu’entièrement effacé les affiches, c’est sans doute aussi bien. Sous les panneaux, la tombe de marbre ocre strié, avec, gravé, petit, noir, le dessin d’un arbre qui ressemble à celui qui servait de signe de reconnaissance aux passagers de la voiture au début de Le vent nous emportera. Son nom, Abbas Kiarostami, et les dates 1319-1395 (qui correspondent à 1940-2016 de notre calendrier).

Il était mon ami, notre ami : c’est grâce à lui que, il y a plus de 20 ans, j’ai rencontré mon épouse, chercheuse et enseignante qui faisait alors sa thèse en Iran, et qui pleure à mes côtés dans le cimetière. Depuis, nous n’allions jamais à Téhéran sans lui rendre visite, lorsqu’il venait à Paris il retrouvait aux murs de chez nous les nombreuses photos qu’il nous avait offertes. La tristesse infinie à l’annonce de sa mort, mêlée à la colère contre les erreurs médicales dont il a été victime, durent encore. Elles dureront. Mais ce n’est pas tout.

Il y a la douleur de la perte d’un ami. Il y a la tristesse qu’inspire la disparition avant l’heure d’un grand artiste. Mais il y a aussi la sensation obstinée que quelque chose s’est cassé. Il n’est pas possible d’établir un lien logique entre la mort de Kiarostami et la montée des extrêmes droites en Europe ou l’élection de Donald Trump. Mais il est possible d’éprouver combien est davantage encore aujourd’hui en danger tout un rapport au monde, et aux autres, dont Kiarostami aura été la figure la plus exemplaire dans le domaine du cinéma au cours des 25 dernières années.

Je ne parle pas tant ici de ce qui se passe dans ses films, même si bien sûr c’est à partir de ceux-ci que tout s’est construit. Je parle, plus globalement, de cette attention au quotidien, de cette affirmation obstinée, à la fois intrépide et laborieuse, de la possibilité de la beauté, de la justice, du respect, dans le tissu même des jours et des actes triviaux qui les tissent. C’est-à-dire de l’éthique du regard hérité du néo-réalisme italien, de la pensée d’André Bazin, de l’œil de Robert Bresson, de Yasujiro Ozu, d’Eric Rohmer, d’Andrei Tarkovski. Une éthique qui est plus que jamais un combat, contre les agressions et les insultes à la dignité des êtres, de la nature, de l’attention ouverte et de la curiosité des autres, agressions et insultes que les industries du spectacle numérisé et mondialisé déversent à des débits toujours plus massifs, toujours plus rapides.

Je parle de cette immense ouverture qu’a connue le cinéma (c’est-à-dire le cinéma vu d’Occident) durant les 15 dernières années du 20e siècle, et dont Kiarostami, bien au-delà de sa propre œuvre, pourtant immense, bien au-delà du seul cinéma iranien pourtant si fécond, aura été le visage le plus reconnaissable, et le mieux reconnu, par d’innombrables festivals et des millions de cinéphiles, de Sidney à Vancouver et à Locarno, de Rotterdam à Nantes et à Marrakech, de La Havane à Tokyo et à Barcelone.

La qualité du regard, l’offre du monde au monde sont aujourd’hui particulièrement menacés, au moment où vient de disparaître celui qui les aura si bien incarnées.

Une réflexion au sujet de « La tombe d’un ami, et quelque chose du sens d’une absence »

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