Impasses et ressources du « et »

portada-baja-wpcf_223x297Sous l’intitulé « Abrir puertas y ventanas » (ouvrir les portes et les fenêtres), depuis 5 ans je tiens une chronique un mois sur deux, en alternance avec Quintin, le Messi de la critique argentine, dans la meilleure publication cinéma du monde, le magazine espagnol Caiman, Cuadernos de cine . Après parution, ces textes seront désormais repris sur Projection publique.

Même si je suis incapable de le retrouver, je me souviens très bien d’un article de Serge Daney où il disait sa sainte horreur de tout texte ou livre dont l’intitulé s’apparentait à « Cinéma et … ». Et cela que les points de suspension appellent la peinture, la psychanalyse, l’architecture, l’éducation, la révolution, le sexe ou les voyages.

Bien entendu, Daney ne s’opposait pas cette apposition au nom d’un splendide isolement du cinéma, lui qui a consacré toute sa vie à inscrire le cinéma dans le monde. Ce qu’il redoutait, non sans raison, était l’établissement de fausses symétries, de face-à-face stériles même si amicaux, un aplatissement qui de fait est souvent le résultat de semblables associations.

Une mise à égalité des deux termes, toujours incommensurables l’un à l’autre, est en effet un leurre, qui finalement méprise et le cinéma et « l’autre » en tendant à gommer chez chacun son régime propre d’existence, d’invocation, de pratique et de mise en mouvement. Ou alors, et c’est pire, cette opération de langage masque une soumission du cinéma à ce qui constitue le deuxième terme de l’énoncé, la séduction et la supposée accessibilité du cinéma servant de ressource pour en faire l’illustration plus ou moins amusante, plus ou moins complaisante de ce qu’on aurait à dire du véritable « sujet », lequel constitue la raison d’être de cette association.

J’y ai beaucoup repensé en me découvrant pratiquer (sans jamais le dire, pas fou) ce type d’association, avec un bonheur fécond qui, sans rien invalider des objections soulevées par Daney, m’a paru inventer d’autres ressources – y compris nourries par l’intelligence et la sensibilité de l’auteur de L’exercice a été profitable, monsieur.

C’est ainsi que je me suis trouvé participer à la mise en place d’un petit ciné-club surnommé « Opération Barberousse », avec une professeur de philosophie qui enseigne l’éthique du soin aux étudiants en médecine, Céline Lefève, et un directeur d’hôpitaux parisiens, François Crémieux.

Sous l’égide du médecin mis en scène par Kurosawa, présenter Cléo de 5 à 7 (en compagnie d’Agnès Varda) puis Titicut Follies (en compagnie de Frederick Wiseman) à une salle où se trouvent beaucoup de médecins, d’infirmières et de travailleurs de la santé peut susciter une dynamique où le cinéma est à sa place, les questions de soins (attente d’un diagnostic peut-être fatal dans le premier film, traitement des corps, usages des gestes et des mots en institution psychiatrique dans le second) à la leur.(1)

OperationBarberousse2

Dès lors « cinéma » et « soins », depuis leur place singulière, se stimulent et se relancent. La ligne finalement assez simple pour échapper à toutes les binarités aplatissantes ou dominatrices consiste à poser les questions de l’éthique du soin à la mise en scène exactement comme aux actes médicaux – avec bien sûr des réponses complètement distinctes. Soit en effet exactement ce que Daney nous a appris à pratiquer comme spectateurs.

C’est ainsi que je me suis trouvé aussi, et dans la même période, convié par mon ami le metteur en scène, dramaturge et acteur Robert Cantarella, à donner une série de cours sur le cinéma à des étudiants en mise en scène de théâtre, à la Manufacture, l’école d’arts vivants de Lausanne.

Le « et » du « cinéma et théâtre » ici mobilisé joue selon un autre régime, plus instable et plus dynamique. Chacun(e) dans le groupe sait quelque chose du cinéma bien sûr. Chacun(e) est totalement mobilisé(e) par un autre désir, un désir de théâtre. Depuis cette position là, que chaque élève occupe de manière bien sûr singulière, ils aiment tout ce que je leur montre, Marker et Pelechian, Méliès et Jia Zhangke, John Ford et Godard, ils aiment que je leur dise que Daney détestait le théâtre et en avait peur, ils comprennent.

Sans doute eux aussi ont affaire à cette peur, même s’ils tendent à en faire tout autre chose. Ce n’est plus une éthique qui travaille ici, c’est une pulsion intelligente, qui se sait et s’accepte telle, qui fait et défait une différence obscure et qui ne peut que rester telle – disons celle qui habite Constance, la prof de théâtre jouée par Bulle Ogier dans La Bande des quatre, un film dont évidemment je n’aurais jamais parlé aux étudiants de Lausanne. Le « et » est retourné, troublé, mis en tension , il joue avec nous.  

 

(1) Depuis la rédaction de ce texte a eu lieu la présentation de A tombeau ouvert de Martin Scorsese, suivi d’une discussion avec  Catherine Paugam, responsable du service des urgences à l’Hôpital Beaujon. Le 6 mai à 10h30, toujours au Nouvel Odéon, présentation de N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois dans le même cadre.

La tombe d’un ami, et quelque chose du sens d’une absence

portada58-wpcf_223x304Sous l’intitulé « Abrir puertas y ventanas » (ouvrir les portes et les fenêtres), depuis 5 ans je tiens une chronique un mois sur deux, en alternance avec Quintin, le Messi de la critique argentine, dans la meilleure publication cinéma du monde, le magazine espagnol Caiman, Cuadernos de cine . Après parution, ces textes seront désormais repris sur Projection publique.

 

Tout au bout de la ligne de métro, à l’extrême Nord de Téhéran, il faut prendre un taxi. Celui-ci monte encore vers le col qui domine la capitale, puis redescend une route de montagne en lacets. Fin décembre, il neige, il fait glacial. Au fond de cette vallée, pas si loin de la grande ville mais déjà dans un tout autre paysage, le bourg de Lavassan est un faubourg résidentiel chic de la banlieue téhéranaise. Heureusement, le chauffeur connaît la destination – il y a quatre cimetières à Lavassan.

Celui à l’entrée duquel il nous dépose est un terrain de petite taille, sur une pente abrupte. Passée la grille, c’est un véritable embouteillage de tombes : comme souvent dans les pays musulmans, pas d’alignement, mais un puzzle inextricable de plaques de marbre ou de granit, certaines très anciennes, souvent très belles. Il faut slalomer en essayant de ne pas marcher sur les tombes, et de ne pas déraper sur la neige. Il n’ y a personne. Malgré le lieu et le temps, rien de sinistre, la disposition comme hasardeuse des stèles et le terrain incliné donnent un côté joueur à la traversée. Aucun repère, tout est bien sûr écrit en persan.

Si, là-bas, tout au bout : deux panneaux, un portrait et une inscription extraite d’un ses poèmes, « vous n’êtes pas seul », sous une de ses photos d’arbres dans la neige. Six mois après l’enterrement, les intempéries ont presqu’entièrement effacé les affiches, c’est sans doute aussi bien. Sous les panneaux, la tombe de marbre ocre strié, avec, gravé, petit, noir, le dessin d’un arbre qui ressemble à celui qui servait de signe de reconnaissance aux passagers de la voiture au début de Le vent nous emportera. Son nom, Abbas Kiarostami, et les dates 1319-1395 (qui correspondent à 1940-2016 de notre calendrier).

Il était mon ami, notre ami : c’est grâce à lui que, il y a plus de 20 ans, j’ai rencontré mon épouse, chercheuse et enseignante qui faisait alors sa thèse en Iran, et qui pleure à mes côtés dans le cimetière. Depuis, nous n’allions jamais à Téhéran sans lui rendre visite, lorsqu’il venait à Paris il retrouvait aux murs de chez nous les nombreuses photos qu’il nous avait offertes. La tristesse infinie à l’annonce de sa mort, mêlée à la colère contre les erreurs médicales dont il a été victime, durent encore. Elles dureront. Mais ce n’est pas tout.

Il y a la douleur de la perte d’un ami. Il y a la tristesse qu’inspire la disparition avant l’heure d’un grand artiste. Mais il y a aussi la sensation obstinée que quelque chose s’est cassé. Il n’est pas possible d’établir un lien logique entre la mort de Kiarostami et la montée des extrêmes droites en Europe ou l’élection de Donald Trump. Mais il est possible d’éprouver combien est davantage encore aujourd’hui en danger tout un rapport au monde, et aux autres, dont Kiarostami aura été la figure la plus exemplaire dans le domaine du cinéma au cours des 25 dernières années.

Je ne parle pas tant ici de ce qui se passe dans ses films, même si bien sûr c’est à partir de ceux-ci que tout s’est construit. Je parle, plus globalement, de cette attention au quotidien, de cette affirmation obstinée, à la fois intrépide et laborieuse, de la possibilité de la beauté, de la justice, du respect, dans le tissu même des jours et des actes triviaux qui les tissent. C’est-à-dire de l’éthique du regard hérité du néo-réalisme italien, de la pensée d’André Bazin, de l’œil de Robert Bresson, de Yasujiro Ozu, d’Eric Rohmer, d’Andrei Tarkovski. Une éthique qui est plus que jamais un combat, contre les agressions et les insultes à la dignité des êtres, de la nature, de l’attention ouverte et de la curiosité des autres, agressions et insultes que les industries du spectacle numérisé et mondialisé déversent à des débits toujours plus massifs, toujours plus rapides.

Je parle de cette immense ouverture qu’a connue le cinéma (c’est-à-dire le cinéma vu d’Occident) durant les 15 dernières années du 20e siècle, et dont Kiarostami, bien au-delà de sa propre œuvre, pourtant immense, bien au-delà du seul cinéma iranien pourtant si fécond, aura été le visage le plus reconnaissable, et le mieux reconnu, par d’innombrables festivals et des millions de cinéphiles, de Sidney à Vancouver et à Locarno, de Rotterdam à Nantes et à Marrakech, de La Havane à Tokyo et à Barcelone.

La qualité du regard, l’offre du monde au monde sont aujourd’hui particulièrement menacés, au moment où vient de disparaître celui qui les aura si bien incarnées.