Cela s’appelle Plus long le chat dans le brume, titre appétissant. Son auteure s’appelle Emmanuelle Jay. Elle est monteuse de cinéma.
Alors, faisant cette fois un livre, elle a à nouveau fait du montage, en assemblant des notes prises au cours de son travail. Par brèves séquences à la première personne du singulier, elle dit son travail. Comment elle fait, de quoi elle se méfie, ce qu’elle cherche et par quels chemins, en plus ou moins grande proximité avec le réalisateur.
Journal obéissant à un ordre non pas chronologique, mais intuitif, poétique, son livre rend perceptible les enjeux et les méthodes d’un métier. Mais il fait bien davantage.
En décrivant très simplement ce que c’est de choisir une prise parmi plusieurs du même plan, ce que c’est de choisir où ce plan commence et finit, ce qui se joue dans la manière de montrer une situation apparemment aussi simple qu’une conversation à deux, Emmanuelle Jay invite son lecteur à entrer dans l’épaisseur du « faire » du cinéma.
Ceux qui font des images, ceux qui font du son, ceux qui font de la régie, ceux qui font des décors ou des costumes, ceux qui font de la production, et bien sûr ceux qui font de la réalisation ne font pas la même chose qu’elle. Mais grâce à elle, s’exprimant avec une clarté sensible et consciente, devient perceptible l’hallucinante quantité de choix, la multiplicité des possibles, qui sont à la fois du pouvoir et du doute.
En décrivant la relation complexe qu’elle noue avec un être qui est à la fois le personnage du film et son interprète, ce que suscite la fréquentation au long cours à laquelle astreint le montage sur l’écran de l’ordinateur, parfois jusqu’à la fascination, la détestation, aussi la séduction, c’est toute une irisation des rapports humains qui se déploie.
Le travail, surtout avec un autre, c’est aussi nommer les choses et les sensations, trouver comment se dire ce qu’on sait, ce qu’on pressent – a fortiori lorsqu’on est, par fonction, dans un second rôle auprès du réalisateur. Et cette femme d’images s’avère singulièrement attentive aux mots, elle en interroge les sous-entendus, les effets indirects, souvent malheureux – et dont, par habitude, par paresse on ne discerne plus les effets.
Il y a des dessins (de Mathias Maffre), qui n’illustrent pas vraiment, qui sont des échos graphiques. Il y a des citations qui assurent la liaison entre pratique quotidienne et recherche ambitieuse.
Dessins et citations, anecdotes et souvenirs participent de cet autoportrait involontaire, qui permet de raconter autre chose. Inquiète de ce qu’elle fait, amusée, joueuse, flippée, fétichiste, cette étrange héroïne, démiurge de l’ombre offre non seulement un récit poétique et ludique de sa pratique, mais une invitation à une sorte de rêverie intelligente.
Ce que raconte Emmanuelle Jay dit beaucoup de ce qui fait l’activité du montage, l’acte de cinéma, bien au-delà de son cas particulier, de son expérience personnelle.
Mais elle le dit comme personne d’autre n’aurait pu ni ne pourra jamais le dire. C’est pourquoi, à l’enseigne de cette invitation à accorder à un félin un surcroit d’existence, admirable projet, métaphore d’un pouvoir immense où la puissance n’aurait aucune part, on trouve ce qu’il convient d’appeler tout simplement un bon livre.