«Dust of Angels» et les puissances du «bougé»

 

Le 30 septembre s’ouvre à Paris la cinquième édition du Festival Filmosa consacré au cinéma taïwanais. Ce sera notamment l’occasion d’y découvrir un film important datant de 1992, étape méconnue du grand surgissement de propositions neuves venues de l’ile, et plus généralement des cinémas chinois depuis les années 1980.

Il faudra du temps pour qu’on commence à repérer leur nom – Guo, Jie, Biao… – et que s’esquisse la nature du lien qui les unit. Ceux qui vivent et meurent dans Dust of Angels ne sont pas vraiment des personnages, au sens qu’on donne habituellement à ce mot dans les récits de fiction. Leur identité, leurs attaches, leurs motivations restent imprécises. On pourrait même dire que plus ils vivent intensément, plus leur individualité est floue, insaisissable : le film de Hsu Hsiao-ming produit un effet de bougé qui est sans doute son véritable enjeu.

Car cet enregistrement du mouvement comme mouvement, y compris de manière à ce qu’il excède et perturbe la possibilité de garder une trace nette des situations, est bien l’enjeu principal, la force et la singularité du premier film de ce réalisateur. Ce bougé est le principe commun des différents niveaux sur lesquels existe Dust of Angels. C’est, bien sûr, la situation de ses protagonistes, ces jeunes gens toujours en mouvement, en représentation, en projection d’eux-mêmes dans un ailleurs, dans une autre manière d’exister, dans des fantasmes de puissance, des identifications à des figures idéalisées, polarisées par des attitudes violentes, des formes de rupture ouverte.

Celles-ci se cristallise clairement dans le maniement des armes à feu, où le fait de tirer sur des gens importe finalement moins que de mimer et de surjouer la détention et l’exhibition d’un pistolet ou d’un fusil à canon scié. Mais aussi bien dans le silence buté qu’ils opposent aux adultes, aux parents, y compris en faisant à l’occasion semblant de dormir. Apparemment immobile, ce faux sommeil est en fait un pas de côté, une échappée vers un ailleurs imaginé, et hors d’atteinte.

Au croisement du néo-polar américain et de Nouveau Cinéma taïwanais

Malgré des traits communs à bien d’autres situations, réelles ou cinématographique, il serait tout à fait inexact de faire de ce que montre le film et de la manière dont il le montre une manifestation de l’adolescence « en général ». Dust of Angels s’inscrit à une place singulière, au moins de deux manières : dans l’histoire de son pays, Taiwan, et dans l’histoire du cinéma.

Dans l’histoire du cinéma, il se situe au croisement de deux mouvements importants, peut-être les plus importants de la dernière partie du 20e siècle, celle du néo-polar américain dont Mean Streets de Martin Scorsese a ouvert la voie une vingtaine d’années plus tôt, et celle du Nouveau Cinéma taïwanais incarné par Hou Hsiao-hsien (producteur du film de Hsu Hsiao-ming) et Edward Yang, Nouveau Cinéma taïwanais qui s’impose alors depuis une décennie comme l’avant garde et une des formes les plus abouties des nouveaux langages cinématographiques venus d’Asie, auxquels contribueront aussi des réalisations hongkongaises, de Chine continentale, de Corée du Sud, de Thaïlande, des Philippines…

https __hk.hypebeast.com_files_2022_05_dust-of-angels-4k-movie-taiwan-release-0Autour du « vrai » gangster Jie (Jack Kao) une scène classique de film noir qui contraste avec la manière dont le reste du film en dissout les codes, sans les renier.

Dust of Angels retrouve l’énergie, la furia déboussolée des jeunes gens des rues venues de la version fin de siècle du film noir, où les institutions (police, détective privé, pègre organisée) n’ont plus de rôle, où les crimes sont plutôt des effets marginaux par rapport au drame central du film, un drame qui, contrairement au film noir classique, ne concerne pas la cité, la collectivité, mais des individus. En quoi il est bien aussi un commentaire sur l’état de la société, un état où les crises et les dérives individuelles ont pris l’ascendant sur les enjeux communs.

Pourtant, s’il fait écho à ce surgissement des formes nouvelles du film noir qu’incarnent les réalisateurs d’ascendance italienne du Nouvel Hollywood (Scorsese, Coppola, De Palma…), séquence après séquence, la mise en scène de Hsu Hsiao-ming invente des réponses originales pour porter à l’écran cette perception de la réalité urbaine.

Ces réponses doivent beaucoup aux dispositifs dont Hou Hsiao-hsien est devenu la figure la plus connue, et qui associe le plan séquence à un usage de la profondeur, et surtout de l’occupation du cadre par d’autres éléments que le seul sujet principal de la prise de vue. Beaucoup plus mobile que la caméra de Hou, celle de Hsu se plait elle aussi à inscrire « l’action » dans un contexte, un environnement, parfois riche de sens supplémentaires et parfois seulement de nature à donner à cette action une autre texture, action qui gagne paradoxalement en force de ne pas être isolée et soulignée.

Mais ces procédés visuels, qui trouvent d’ailleurs des équivalents dans les usages du son, et concernent évidemment tout autant le montage, se mêlent intimement à des scènes de violence, de poursuite, de tension dramatique venue d’un cinéma de genre auquel l’œuvre de Hou restera toujours étrangère, y compris lorsqu’y apparaissent des petits voyous comme dans Le Temps de vivre et le temps de mourir, Goodbye South, Goodbye et Three Times ou lorsqu’il approchera d’un autre univers lié à un autre genre de films d’action avec The Assassin. A cet égard, il y aurait davantage de rapprochement à proposer entre Dust of Angels et certains films très stylisés de Johnnie To et de John Woo, ou les premiers Wong Kar-wai, même si les choix précis de mise en scène et le jeu de références restent très différents.

L’histoire de Taiwan et l’histoire du cinéma

Ces choix stylistiques tout autant que narratifs permettent à Hsu Hsiao-ming d’être en phase avec un moment particulier de l’histoire de son pays, le basculement dans une modernité débridée, à la fois plus démocratique et tournant le dos aux archaïsmes de l’époque de la dictature du Kuomintang mais en laissant place à une compétition féroce entre individus dans un nouveau contexte social et idéologique, dépourvu de repères. Le film est saturé d’indications en ce sens : la situation d’orphelin de Guo, l’instabilité de Dou entre père trop âgé, sans autorité, et mère partie aux Etats-Unis d’où elle lui fait miroiter la possibilité d’une autre vie, mirages clinquant de la ville moderne lors de l’arrivée à Taipei, incapacité du « vrai gangster » joué par Jack Kao a mener à bien ses projets et à maitriser les situations, avec son ami qu’il fait tuer, avec la famille qu’il ne peut dédommager, avec sa femme qui lui refuse les clés de la voiture…

Et il importe que ces informations soient distillées de façon partielles, souvent tardivement dans le cours du film, et comme en effleurant ces sujets. L’usage très singulier de la voix off, qui n’apparaît que de loin en loin, dont on ignore longtemps qui parle, et qui ne livre que les informations partielles dont dispose un personnage pas plus clairvoyant ni mieux informé – et dont on ne connaitra jamais le destin personnel – est à cet égard une proposition très judicieuse et originale.

Encore les spectateurs non-chinois auront-ils du mal à capter les indications liées à l’usage (dans les dialogues, ou à la télévision) des langues, mandarin ou taïwanais, enjeu si important pour situer les personnes et leurs relations dans le contexte de l’ile et son histoire depuis la fin des années 40. Ce contexte n’est pas celui des films de Hou Hsiao-hsien (du moins de ceux qu’il a réalisé alors), tous situés dans le passé. Et s’il est bien celui des films d’Edward Yang (sauf A Brighter Summer Day), le recours explicite aux codes du film noir apporte un éclairage particulier sur les bouleversements de la société taïwanaise à ce moment précis, différent de Taipei Story et de The Terrorizers même s’il s’agit bien de décrire les mêmes mutations.

Ces mutations ne sont pas comparables à ce que le film noir américain, encore moins ses ersatz européens, avaient pris en charge. Les singularités de la société taïwanaise, ce qu’elle a de profondément inscrit dans une société patriarcale et hiérarchisée selon les vieux canons confucéens comme ce qui tient à sa violente histoire récente sous la terreur blanche définissent des systèmes de relations et de comportements particuliers. Ceux-ci hantent le film alors même qu’il raconte les tribulations d’une bande de jeunes gens déboussolés, tribulations qui auraient pu aussi bien être filmées de manière comiques, n’était la présence des armes. Mais cela aurait été un comique désespéré, tant l’horizon semble non pas bouché – on voit bien que ce monde évolue et va continuer de le faire – mais hors d’atteinte, invisible pour ces adolescents qui ne disposent d’aucun moyen de le comprendre.

Ils comblent dès lors cette ignorance avec des postures et des codes aussi artificiels que les paradis auquel leur donne accès les drogues qu’ils consomment sans paraître y trouver autre chose qu’une autre manière de se conformer, là aussi, à ces codes. Le titre international du film, allusion directe au nom couramment donné à une drogue de synthèse, le PCP surnommé Angel Dust, suggère bien leur inconsistance, et leur vocation à être pulvérisés par le souffle de l’histoire et de la réalité. Il est à cet égard remarquable que le cinéaste parvienne à ne laisser aucun doute sur la vanité de leurs comportements mais sans les regarder de haut, certes sans éloge mais plus catastrophé que condescendant envers leur médiocre et fatal parcours.

Sur le plan du cinéma, Hsu Hsiao-ming réussit le paradoxe d’offrir un film à la fois hypnotique et violent. Cette puissance de fascination en même temps que la mise en évidence de la brutalité des rapports et des comportements fait écho à la mutation radicale connaissait alors le monde auquel le cinéaste appartient, tout en établissant une manière hybride, créative et légitime, de faire un film, qui reste un cas isolé et remarquable dans l’ensemble des propositions venues du cinéma taïwanais, ou même des cinémas du monde chinois.

MV5BMGJkZmVlYjUtN2FhYS00Y2UyLWIxMjAtYTU3OWExMmUyZjBmXkEyXkFqcGdeQXVyNTM2NTY4NzU@._V1_    Dust of Angels sera présenté le 2 octobre à 21h50 à la Filmothèque du Quartier Latin, 9 Rue Champollion, 75005 Paris.

NB: Ce texte a été écrit à la demande des organisateurs du festival Filmosa, et figure également sur le site du Festival.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s