À l’heure de Tsai Ming-liang

Le moine incarné par Lee Kang-sheng devant le Centre Pompidou pendant le tournage de Where par Tsai Ming-liang.

La sortie de son nouveau film, «Days», et un hommage très complet au Centre Pompidou mettent en lumière un immense artiste et cinéaste contemporain.

Vêtu d’une ample robe orangée, il marche. Dans des rues ou des bâtiments, il se déplace avec une lenteur infinie. Et tout, autour de lui, change. L’espace, la lumière, les sons, la perception des rythmes de la ville, des gestes «normaux» de tout un chacun.

Il s’appelle Lee Kang-sheng. Quiconque a porté un peu attention à ce qui est arrivé dans le cinéma asiatique depuis trente ans sait qu’il est l’interprète principal de tous les films d’un des cinéastes les plus importants de cette partie du monde, le Taïwanais Tsai Ming-liang.

En pareil cas, l’expression convenue est «acteur fétiche», elle est ici singulièrement adaptée: le corps, le visage, les expressions minimales et intenses, la présence, tout ce qui émane de l’acteur et des personnages qu’il incarne est dans ce cas le matériau même de l’œuvre de Tsai Ming-liang, depuis son premier film en 1992, Les Rebelles du dieu néon. Fétiche, donc, au sens d’un être médium d’une opération qui a partie liée avec une forme de magie. Celle du cinéma.

Acteur dans les films, Lee l’est aussi d’une série d’œuvres au croisement du cinéma, de la performance et de l’installation vidéo, où il incarne ce moine bouddhiste à la gestuelle hyper-ralentie, qui fait désormais l’objet de neuf réalisations de durées variables, de vingt minutes à une heure et demie, composant la série des Walker Films.

La bande-annonce d’un des Walker Films, tourné à Marseille avec Lee Kang-sheng et Denis Lavant.

Le dernier de ceux-ci à ce jour, Where, a été tourné au Centre Pompidou, où vient de s’ouvrir un vaste hommage au cinéaste taïwanais (rétrospective intégrale des films pour le cinéma et la télévision, installations, performance, exposition, masterclass), sous l’intitulé général «Une quête». Cette manifestation a débuté le 25, juste avant la sortie en salle du nouveau long-métrage de Tsai, Days, mercredi 30 novembre.

Largement reconnu depuis le Lion d’or à Venise de son deuxième long-métrage, Vive l’amour en 1994 et le Grand Prix à la Berlinale de La Rivière en 1997, Tsai Ming-liang est un immense artiste du cinéma contemporain, désormais à sa place dans les plus grands musées du monde comme dans les principaux festivals.

Anong (Anong Houngheuangsy) prend soin de Hsiao-kang (Lee Kang-sheng) dans Days. | Capricci

Il faut découvrir ses films, jusqu’au plus récent mais de préférence en ne commençant pas par cette œuvre radicale, qui accompagne la souffrance au long cours du pauvre Hsiao-kang (le personnage récurrent interprété par Lee Kang-sheng), et sa rencontre à Bangkok avec le jeune Laotien Anong.

Expérience de la durée, des écarts entre les êtres, entre les manières d’agir, entre les capacités à partager les émotions et les douleurs, et aussi à surmonter ces écarts, y compris dans une relation érotique d’une singulière puissance d’humanité, Days renouvelle la longue quête de son auteur.

Celle-ci n’a cessé de s’exprimer et de se renouveler, exemplairement avec des films magnifiques comme I Don’t Want to Sleep Alone (2006) ou Chiens errants (2013). Tous élaborent de manière sensorielle, et même sensuelle, une perception matérielle du temps et de l’espace grâce aux moyens du cinéma.

Ces moyens sont de fait assez variés, et Tsai y convie volontiers aussi bien les musiques populaires et le fantastique, par exemple dans The Hole (1998), que le burlesque très sexué, jouant hardiment avec les codes du porno comme sur un comique kitsch, de La Saveur de la pastèque (2005).

Chen Shiang-chyi dans La Saveur de la pastèque. | Pan-Européenne Édition

Cette œuvre foisonnante et cohérente mérite d’être rencontrée pas à pas, pas forcément aussi lentement que marche le moine à la robe safran, mais en s’offrant les plaisirs singuliers, de plus en plus raffinés, y compris du côté du musial ou du gag pseudo-gore, du chemin auquel le cinéaste invite.

Ses trois premiers longs-métrages, Les Rebelles du dieu néon, Vive l’amour et La Rivière ressortent en salle en copies restaurées pour l’occasion et constituent une excellente entrée en matière pour la découverte de l’ensemble de l’œuvre.

Tsai Ming-liang réalise la pièce Le Grand Papier au Centre Pompidou. | Hervé Veronese / Centre Pompidou

Événement artistique à multiples facettes, la présence à Paris de Tsai et de ses réalisations est aussi exemplaire de plusieurs histoires significatives au-delà même de son œuvre.

Ces histoires concernent à la fois ce qui est advenu dans les cinémas chinois depuis quarante ans, les relations entre cinémas nationaux et formes mondialisées, et les rapports entre le cinéma et les autres arts visuels.

Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise

Tsai Ming-liang est le plus souvent présenté comme le principal représentant de la deuxième génération de la Nouvelle Vague du cinéma taïwanais. Disons que tout cela relève d’un storytelling qui a pu avoir son utilité pour attirer l’attention sur des phénomènes importants, mais qui étaient d’emblée qualifiés de manière biaisée.

Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise (dite désormais «NTC» pour «New Taiwanese Cinema»). Il y a eu l’apparition simultanée, étonnante, significative à plus d’un titre, de deux des plus grands réalisateurs de toute l’histoire du cinéma mondial au début des années 1980 à Taipei, Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. (…)

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«Dust of Angels» et les puissances du «bougé»

 

Le 30 septembre s’ouvre à Paris la cinquième édition du Festival Filmosa consacré au cinéma taïwanais. Ce sera notamment l’occasion d’y découvrir un film important datant de 1992, étape méconnue du grand surgissement de propositions neuves venues de l’ile, et plus généralement des cinémas chinois depuis les années 1980.

Il faudra du temps pour qu’on commence à repérer leur nom – Guo, Jie, Biao… – et que s’esquisse la nature du lien qui les unit. Ceux qui vivent et meurent dans Dust of Angels ne sont pas vraiment des personnages, au sens qu’on donne habituellement à ce mot dans les récits de fiction. Leur identité, leurs attaches, leurs motivations restent imprécises. On pourrait même dire que plus ils vivent intensément, plus leur individualité est floue, insaisissable : le film de Hsu Hsiao-ming produit un effet de bougé qui est sans doute son véritable enjeu.

Car cet enregistrement du mouvement comme mouvement, y compris de manière à ce qu’il excède et perturbe la possibilité de garder une trace nette des situations, est bien l’enjeu principal, la force et la singularité du premier film de ce réalisateur. Ce bougé est le principe commun des différents niveaux sur lesquels existe Dust of Angels. C’est, bien sûr, la situation de ses protagonistes, ces jeunes gens toujours en mouvement, en représentation, en projection d’eux-mêmes dans un ailleurs, dans une autre manière d’exister, dans des fantasmes de puissance, des identifications à des figures idéalisées, polarisées par des attitudes violentes, des formes de rupture ouverte.

Celles-ci se cristallise clairement dans le maniement des armes à feu, où le fait de tirer sur des gens importe finalement moins que de mimer et de surjouer la détention et l’exhibition d’un pistolet ou d’un fusil à canon scié. Mais aussi bien dans le silence buté qu’ils opposent aux adultes, aux parents, y compris en faisant à l’occasion semblant de dormir. Apparemment immobile, ce faux sommeil est en fait un pas de côté, une échappée vers un ailleurs imaginé, et hors d’atteinte.

Au croisement du néo-polar américain et de Nouveau Cinéma taïwanais

Malgré des traits communs à bien d’autres situations, réelles ou cinématographique, il serait tout à fait inexact de faire de ce que montre le film et de la manière dont il le montre une manifestation de l’adolescence « en général ». Dust of Angels s’inscrit à une place singulière, au moins de deux manières : dans l’histoire de son pays, Taiwan, et dans l’histoire du cinéma.

Dans l’histoire du cinéma, il se situe au croisement de deux mouvements importants, peut-être les plus importants de la dernière partie du 20e siècle, celle du néo-polar américain dont Mean Streets de Martin Scorsese a ouvert la voie une vingtaine d’années plus tôt, et celle du Nouveau Cinéma taïwanais incarné par Hou Hsiao-hsien (producteur du film de Hsu Hsiao-ming) et Edward Yang, Nouveau Cinéma taïwanais qui s’impose alors depuis une décennie comme l’avant garde et une des formes les plus abouties des nouveaux langages cinématographiques venus d’Asie, auxquels contribueront aussi des réalisations hongkongaises, de Chine continentale, de Corée du Sud, de Thaïlande, des Philippines…

https __hk.hypebeast.com_files_2022_05_dust-of-angels-4k-movie-taiwan-release-0Autour du « vrai » gangster Jie (Jack Kao) une scène classique de film noir qui contraste avec la manière dont le reste du film en dissout les codes, sans les renier.

Dust of Angels retrouve l’énergie, la furia déboussolée des jeunes gens des rues venues de la version fin de siècle du film noir, où les institutions (police, détective privé, pègre organisée) n’ont plus de rôle, où les crimes sont plutôt des effets marginaux par rapport au drame central du film, un drame qui, contrairement au film noir classique, ne concerne pas la cité, la collectivité, mais des individus. En quoi il est bien aussi un commentaire sur l’état de la société, un état où les crises et les dérives individuelles ont pris l’ascendant sur les enjeux communs.

Pourtant, s’il fait écho à ce surgissement des formes nouvelles du film noir qu’incarnent les réalisateurs d’ascendance italienne du Nouvel Hollywood (Scorsese, Coppola, De Palma…), séquence après séquence, la mise en scène de Hsu Hsiao-ming invente des réponses originales pour porter à l’écran cette perception de la réalité urbaine.

Ces réponses doivent beaucoup aux dispositifs dont Hou Hsiao-hsien est devenu la figure la plus connue, et qui associe le plan séquence à un usage de la profondeur, et surtout de l’occupation du cadre par d’autres éléments que le seul sujet principal de la prise de vue. Beaucoup plus mobile que la caméra de Hou, celle de Hsu se plait elle aussi à inscrire « l’action » dans un contexte, un environnement, parfois riche de sens supplémentaires et parfois seulement de nature à donner à cette action une autre texture, action qui gagne paradoxalement en force de ne pas être isolée et soulignée.

Mais ces procédés visuels, qui trouvent d’ailleurs des équivalents dans les usages du son, et concernent évidemment tout autant le montage, se mêlent intimement à des scènes de violence, de poursuite, de tension dramatique venue d’un cinéma de genre auquel l’œuvre de Hou restera toujours étrangère, y compris lorsqu’y apparaissent des petits voyous comme dans Le Temps de vivre et le temps de mourir, Goodbye South, Goodbye et Three Times ou lorsqu’il approchera d’un autre univers lié à un autre genre de films d’action avec The Assassin. A cet égard, il y aurait davantage de rapprochement à proposer entre Dust of Angels et certains films très stylisés de Johnnie To et de John Woo, ou les premiers Wong Kar-wai, même si les choix précis de mise en scène et le jeu de références restent très différents.

L’histoire de Taiwan et l’histoire du cinéma

Ces choix stylistiques tout autant que narratifs permettent à Hsu Hsiao-ming d’être en phase avec un moment particulier de l’histoire de son pays, le basculement dans une modernité débridée, à la fois plus démocratique et tournant le dos aux archaïsmes de l’époque de la dictature du Kuomintang mais en laissant place à une compétition féroce entre individus dans un nouveau contexte social et idéologique, dépourvu de repères. Le film est saturé d’indications en ce sens : la situation d’orphelin de Guo, l’instabilité de Dou entre père trop âgé, sans autorité, et mère partie aux Etats-Unis d’où elle lui fait miroiter la possibilité d’une autre vie, mirages clinquant de la ville moderne lors de l’arrivée à Taipei, incapacité du « vrai gangster » joué par Jack Kao a mener à bien ses projets et à maitriser les situations, avec son ami qu’il fait tuer, avec la famille qu’il ne peut dédommager, avec sa femme qui lui refuse les clés de la voiture…

Et il importe que ces informations soient distillées de façon partielles, souvent tardivement dans le cours du film, et comme en effleurant ces sujets. L’usage très singulier de la voix off, qui n’apparaît que de loin en loin, dont on ignore longtemps qui parle, et qui ne livre que les informations partielles dont dispose un personnage pas plus clairvoyant ni mieux informé – et dont on ne connaitra jamais le destin personnel – est à cet égard une proposition très judicieuse et originale.

Encore les spectateurs non-chinois auront-ils du mal à capter les indications liées à l’usage (dans les dialogues, ou à la télévision) des langues, mandarin ou taïwanais, enjeu si important pour situer les personnes et leurs relations dans le contexte de l’ile et son histoire depuis la fin des années 40. Ce contexte n’est pas celui des films de Hou Hsiao-hsien (du moins de ceux qu’il a réalisé alors), tous situés dans le passé. Et s’il est bien celui des films d’Edward Yang (sauf A Brighter Summer Day), le recours explicite aux codes du film noir apporte un éclairage particulier sur les bouleversements de la société taïwanaise à ce moment précis, différent de Taipei Story et de The Terrorizers même s’il s’agit bien de décrire les mêmes mutations.

Ces mutations ne sont pas comparables à ce que le film noir américain, encore moins ses ersatz européens, avaient pris en charge. Les singularités de la société taïwanaise, ce qu’elle a de profondément inscrit dans une société patriarcale et hiérarchisée selon les vieux canons confucéens comme ce qui tient à sa violente histoire récente sous la terreur blanche définissent des systèmes de relations et de comportements particuliers. Ceux-ci hantent le film alors même qu’il raconte les tribulations d’une bande de jeunes gens déboussolés, tribulations qui auraient pu aussi bien être filmées de manière comiques, n’était la présence des armes. Mais cela aurait été un comique désespéré, tant l’horizon semble non pas bouché – on voit bien que ce monde évolue et va continuer de le faire – mais hors d’atteinte, invisible pour ces adolescents qui ne disposent d’aucun moyen de le comprendre.

Ils comblent dès lors cette ignorance avec des postures et des codes aussi artificiels que les paradis auquel leur donne accès les drogues qu’ils consomment sans paraître y trouver autre chose qu’une autre manière de se conformer, là aussi, à ces codes. Le titre international du film, allusion directe au nom couramment donné à une drogue de synthèse, le PCP surnommé Angel Dust, suggère bien leur inconsistance, et leur vocation à être pulvérisés par le souffle de l’histoire et de la réalité. Il est à cet égard remarquable que le cinéaste parvienne à ne laisser aucun doute sur la vanité de leurs comportements mais sans les regarder de haut, certes sans éloge mais plus catastrophé que condescendant envers leur médiocre et fatal parcours.

Sur le plan du cinéma, Hsu Hsiao-ming réussit le paradoxe d’offrir un film à la fois hypnotique et violent. Cette puissance de fascination en même temps que la mise en évidence de la brutalité des rapports et des comportements fait écho à la mutation radicale connaissait alors le monde auquel le cinéaste appartient, tout en établissant une manière hybride, créative et légitime, de faire un film, qui reste un cas isolé et remarquable dans l’ensemble des propositions venues du cinéma taïwanais, ou même des cinémas du monde chinois.

MV5BMGJkZmVlYjUtN2FhYS00Y2UyLWIxMjAtYTU3OWExMmUyZjBmXkEyXkFqcGdeQXVyNTM2NTY4NzU@._V1_    Dust of Angels sera présenté le 2 octobre à 21h50 à la Filmothèque du Quartier Latin, 9 Rue Champollion, 75005 Paris.

NB: Ce texte a été écrit à la demande des organisateurs du festival Filmosa, et figure également sur le site du Festival.

«Les Fleurs de Shanghai», songe cruel et somptueux

Rituels sophistiqués et jeux de rôles dans l’univers clos des «maisons des fleurs» (à gauche, Maître Wang joué par Tony Leung). | Carlotta

La reprise sur grand écran du film de Hou Hsiao-hsien déroule avec une douceur surréelle les violences d’un monde clos où se manifestent les ressorts les plus intimes de la comédie humaine.

Merveille des merveilles, cette possibilité rarissime de retrouver sur grand écran, et dans une version restaurée, le treizième long métrage du maître taïwanais. Cette invitation au voyage qui avait envouté le Festival de Cannes 1998 s’impose comme la plus splendide proposition parmi les reprises de l’été.

Pour la première fois de sa déjà riche carrière, Hou Hsiao-hsien proposait un film qui ne se passe pas à Taïwan, et qui se déroule dans une temporalité dépourvue de liens avec l’actualité. Dans un monde non seulement révolu, mais proche de l’abstraction.

Adapté du roman éponyme de Han Ziyun, qui fut à la fois grand usager et chroniqueur attentif des «maisons des fleurs» dans les concessions étrangères de la métropole de la Chine du Sud, le film organise une circulation hypnotique entre de multiples personnages.

Dès sa séquence d’ouverture, qui réunit la plupart des protagonistes autour d’une table de jeu et de beuverie au cours d’un plan séquence de huit minutes, se met en place la circulation des signes et des silences, des provocations et des séductions qui alimentera tous le film.

Au centre, les femmes du monde flottant

Les lents mouvements de caméra parcourent les visages et les costumes traditionnels somptueux dans les clairs-obscurs savamment orchestrés par le chef opérateur Mark Lee Ping Bing. Ils offrent d’emblée une puissante traduction visuelle de cet univers que les Japonais appelaient «le monde flottant». Et où le regard et l’attention à leur tour sont rendues flottantes, pour mieux les comprendre.

Monde de la prostitution, monde de cruauté et d’avidité, où les très jeunes filles sont vendues. Monde dont l’injustice ne sera pas masquée, mais à laquelle ne se résume jamais l’existence des femmes qui sont les principales figures de ce film, même s’il se déroule dans un environnement conçu par et pour les hommes.

Les Fleurs de Shanghai raconte de multiples histoires, tissées autour du motif narratif principal de la trahison par le jeune et riche maître Wang (Tony Leung) de sa maîtresse attitrée pour une autre «fleur» plus jeune et plus entreprenante.

Composé d’un très petit nombre de scènes (trente-sept), chacune traitée en un plan unique, le film ne montre ni ne raconte rien qui concerne le sexe, ni l’amour. Dans les quatre maisons où il se déroule, enclaves qui ne font qu’un seul monde coupé du reste de la ville, mais certainement pas hors du réel, il n’est question que d’argent, de fierté (la «face») et de rapports de force.

Le monde est là, et les dollars des envahisseurs étrangers aussi bien que les jeux de pouvoir. Huis clos intégral, le film laisse pourtant in fine filtrer un peu de la lumière du dehors (…)

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«A Brighter Summer Day», un chef-d’œuvre pour l’été

Fresque historique, histoire d’amour, de musique et de mort, le film d’Edward Yang inédit dans sa version complète est à la fois un sommet de l’invention moderne du cinéma chinois et d’ores et déjà un classique du cinéma mondial.

Photo: Lisa Yang et Chang Chen, entre vert paradis des amours de jeunesse et couple fatal.

Distribué pour la première fois dans sa version intégrale qui lui rend enfin justice (une version amputée d’une heure a été distribuée en France en 1992), le quatrième long-métrage d’Edward Yang est un chef-d’œuvre. Rien que ça? Oui, oui.

C’est quoi un chef-d’œuvre ? Il y a trop de réponses à cette question, à laquelle il nous est arrivé d’essayer de répondre, pour entrer ici dans les détails. Disons que, comme L’Aurore, La Règle du jeu, Citizen Kane, Vertigo, La Dolce Vita, À bout de souffle, La Jetée ou Shoah, c’est un film que devrait avoir vu quiconque s’intéresse au cinéma.

Oui mais un Chinois? Exactement, un Chinois. Plus précisément un réalisateur taïwanais, figure majeure du renouvellement du langage cinématographique venu d’Extrême-Orient à partir du début des années 1980. Ce renouvellement est né au sein du mouvement du Nouveau Cinéma Taïwanais tel qu’il s’est développé avec cet auteur et Hou Hsiao-hsien comme figures de proue. Yang signe là le film qui à la fois cristallise et magnifie l’importance de ces apports.

Edward Yang, le futur auteur de Yiyi, a 44 ans en 1991 lorsqu’il termine son quatrième long-métrage. Mais il en a conçu le projet aussitôt après la levée de la Loi martiale en 1987, pour raconter une histoire qui est à la fois celle de sa génération et celle de son pays. Une histoire interdite, qui continuait alors de faire l’objet d’une omerta collective dans le pays.

L’histoire d’un pays, et d’une génération.

Il n’oublie pas que ce fut aussi une période dramatique pour la génération précédente, qui a subi directement la Terreur blanche instaurée par la dictature de Tchang Kaï-chek après sa défaite face à Mao, dans ces années 1950-1960 où le régime a usé systématiquement de l’humiliation et de la torture, sans parler des milliers d’exécutions. Une fois le film achevé, Yang publiera une sorte d’agenda qui en retrace les principales étapes, et qui s’ouvre par la mention: «Ce livre est dédié à mon père et à sa génération. Ils ont beaucoup souffert pour que nous ne souffrions plus».

Sur cette base autobiographique, le cinéaste s’inspire pour le scénario d’un fait divers, le meurtre d’une lycéenne par un de ses condisciples, sur fond d’affrontements entre bandes adolescentes. La presse s’en était alors emparée pour dénoncer la perte des valeurs traditionnelles et stigmatiser l’influence de références étrangères qui sont pourtant celles de l’allié et protecteur américain, mais sous les espèces fort peu respectables du rock’n roll et de la nouvelle culture adolescente.

A Brighter Summer Day est une œuvre complexe, dans sa construction narrative et par les thèmes qu’elle mobilise, et pourtant un film d’une grande lisibilité. (…)

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5 fois Hou : un cadeau précieux et biscornu

UN TEMPS POUR VIVRE, UN TEMPS POUR MOURIR 02Un temps pour vivre, un temps pour mourir de Hou Hsiao-hsien

 

Cute Girl (1980), Green, Green Grass of Home (1982), Les Garçons de Fengkuei (1983), Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985), Poussières dans le vent (1986).

C’est un cadeau précieux et biscornu que fait le distributeur Carlotta aux cinéphiles avec les cinq films de Hou Hsiao-hsien qui sortent simultanément ce 3 août. Sous l’apparente unité de cet ensemble de titres réalisés durant les années 80 se cache en effet une singulière disparité : pour simplifier, un chef d’œuvre, deux très grands films et deux curiosités.

Le chef d’œuvre, qui est aussi une rareté, s’intitule Un temps pour vivre, un temps pour mourir. A ce moment, en 1985, HHH atteint la pleine puissance de son art de la mise en scène. Avec ce film, le troisième d’une série de quatre titres autobiographiques, après Les Garçons de Fengkuei (sur son adolescence) et Un été chez grand père (sur l’enfance de sa scénariste, Chu Tien-wen) et avant Poussières dans le vent (sur l’adolescence de son ami, scénariste et interprète Wu Nien-jen), il brosse cette fresque du monde sa propre enfance.

Et c’est à la fois une formidable roman d’initiation, une méditation sur la place de l’homme dans l’espace et dans le temps, une tragicomédie frémissante de vie, et une évocation de l’histoire de son pays, Taiwan, avant les grandes fresques historiques de la période suivante (La Cité des douleurs, Le Maître de marionnettes, Good Men Good Women). Pour qui connait peu l’œuvre de Hou, Un temps pour vivre, un temps pour mourir est le film à voir toutes affaires cessantes.

Les deux grands films sont, donc Poussières dans le vent, qui en 1986 succède au précédent, accomplissement impeccable et complexe d’un voyage dans le temps qui est surtout une traversée des émotions et des représentations, mais qui a déjà pas mal circulé, en salles et en DVD. Inédit dans les salles françaises, l’autre est le premier grand film de Hou, Les Garçons de Fengkuei (1983), signal de l’apparition de ce Nouveau Cinéma taïwanais, moment essentiel de la modernité du cinéma mondial, sous la conduite de HHH et de son compère Edward Yang.

Les Garçons de Fengkuei appartient à un genre particulier, qui eut son heure de gloire en Europe et aux Etats-Unis dans les années 50 et 60. Le titre d’un des films qui l’illustrent (pas le meilleur) pourrait servir de label à cet ensemble : La Fureur de vivre. Il s’agit de films accompagnant l’émergence d’une jeunesse avide d’exister, bourrée d’énergie, telle que l’aura raconté un cinéma lui-même inventif, tonique et se libérant des règles classiques. Le cinéma de Monika de Bergman, Samedi soir dimanche matin de Karel Reisz, Adieu Philippine de Rozier, Bande à part de Godard, Contes cruels de la jeunesse d’Oshima, L’As de pique de Forman…

LES GARÄONS DE FENGKUEI 07Les Garçons de Fengkuei

Tonus et quête de soi qui sont à la fois ceux de l’adolescence et ceux d’un cinéma en train de s’inventer sont au cœur de ce film qui, tout en relevant du genre ci-dessus décrit, s’avère simultanément très inscrit dans son époque et dans son environnement particuliers. 33 ans après, le film n’a pas pris une ride. Grand film entant que tel,  Les Garçons de Fengkuei occupe en outre une place décisive dans l’histoire du cinéma chinois, il y a un avant et un après, comme pour Les 400 Coups dans le cinéma français.

La curiosité est que ce « premier film » de HHH, chef de file de la modernité du cinéma chinois, désormais reconnu comme une des grands artistes du cinéma contemporain, était en fait le quatrième long métrage réalisé par Hou Hsiao-hsien.

Avant Les Garçons de Fengkuei (qui lui-même succédait à un court métrage faisant figure de premier signal de la grande œuvre à venir, La Poupée du fils, composant majeur du film collectif Sandwich Man en 1983), il avait en effet tourné trois films « commerciaux », inscrits dans le système des studios et les codes en vigueur, dont deux sont également proposés à présent au public français.

Cute Girl (1980) et Green, Green Grass of Home (1982) – le troisième, Cheerfull Wind, 1981, manque à l’appel – sont des curiosités à double titre.

D’une part ils représentent une forme de cinéma très rarement montrée en Occident, et qui fut extrêmement populaire dans toute l’Asie – même si on trouverait à nouveau des équivalents à peu près partout dans le monde à ces comédies sentimentales à vedettes et émaillées de chansons.

CUTE GIRL 07Cute Girl

D’autre part parce qu’une vision rétrospective incite à y découvrir des prémisses de ce qui allait devenir le style si personnel de Hou, notamment sous les influences de Chu Tien-wen (pour la transposition dans la mise en scène des grands principes du classicisme chinois, littéraire et pictural) et d’Edward Yang (pour les échos aux cinémas des Nouvelles Vagues européennes).

Avant de devenir HHH ou de même s’imaginer tant soit peu en chef de file d’une école artistique ambitieuse, le jeune Hou, qui avait commencé à faire des films pour gagner de l’argent facilement et rencontrer des filles comme il ne s’en cachera jamais ensuite, avait, au détour d’un plan, d’un choix de cadrage ou de montage, des intuitions qui ne tarderaient pas à s’épanouir. Les repérer aujourd’hui grâce à ce qu’on sait de la suite donne un relief particulier à ces réalisations, aussi mineures soient-elles.

«The Assassin», une offrande aux sens et à l’imagination

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Le nouveau film du maître taïwanais Hou Hsiao-hsien, prix de la mise en scène du dernier Festival de Cannes, est une pure merveille visuelle (et sonore), comme il n’en advient pas souvent dans une vie de spectateur.

Chef de file du nouveau cinéma taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien fait aujourd’hui figure de grand maître. Il est d’ailleurs reconnu comme tel par de nombreux cinéastes, pas seulement dans le monde chinois ou asiatique, comme en témoignait un récent film consacré à la Nouvelle Vague taïwanaise: Fleurs de Taipei de Hsieh Chin-lin (1). Longtemps attendu (sept ans s’est écoulé depuis Le Voyage du ballon rouge), The Assassin privilégie plus que jamais l’expérience émotionnelle que procure la composition des plans, leur durée, les grâces surnaturelles des présences humaines et des mouvements dans des cadres larges, qui prennent en charge à la fois les visages, les corps, les paysages ou les architectures, la lumière et le vent.

Le quinzième long métrage de HHH depuis Les Garçons de Fengkuei (1983) s’ouvre sur deux séquences en noir et blanc. Leur rôle est à la fois dramatique –présenter l’héroïne, aristocrate du IXe siècle formée à l’art de combattre et de tuer– et plastique –souligner la proximité avec la peinture chinoise classique, où l’encre, le pinceau et le blanc du papier font naître un monde à la fois naturaliste et métaphysique. La suite du film sera en couleurs, mais sans s’éloigner de cette référence décisive.

Il en est une autre, plus secrète: le film recèle de très nombreux plans qui donnent à éprouver un sentiment de matérialité par accumulation de couches, manière de filmer sans précédent, mais qui n’est pas sans rappeler le travail de la laque par les grands praticiens de cet art traditionnel. La manière, en particulier, de faire usage de voilages ou de la végétation permet de suggérer aux sens une consistance jusque-là inconnue du grand écran.

Situé au tournant des VIIIe et IXe siècle, à l’époque de la dynastie Tang, dans un contexte historique marqué par une grande confusion du fait des innombrables rébellions des potentats locaux contre le pouvoir de l’empereur, The Assassin est un film d’arts martiaux. Mais c’est un film d’arts martiaux qui ne ressemble à aucun autre. Et qui, ne ressemblant à aucun autre, dit la vérité du genre tout entier.

Son ressort principal est le dilemme de la maîtresse guerrière Nie Yinniang, déchirée entre son devoir d’accomplir sa mission meurtrière et la tentation de céder aux sentiments qui la lièrent à son cousin, aujourd’hui gouverneur irrédentiste, et qui lui a été désigné comme cible.

Ce fil principal est enrichi de plusieurs intrigues secondaires, dont on ne saurait prétendre que la lisibilité est la qualité majeure. C’est que l’enjeu n’est pas là. Il est dans le déploiement d’une recherche d’écriture cinématographique qui atteint des sommets rarissimes. Et finalement «raconte» beaucoup de choses fort claires, même si on n’est pas toujours assuré qui est qui dans le déroulement de l’intrigue.

Hou est loin de se contenter de la splendeur visuelle qui baigne tout le film, et  dont l’incarnation la plus évidente est la sublimement belle Shu Qi, à nouveau actrice principale après l’avoir été de Millennium Mambo (2001) et de Three Times (2005), mais splendeur qui se manifeste d’innombrables manière, forêts et montagnes, jades et soies, ombres et lumières.

À cette splendeur répond d’ailleurs un travail tout aussi sophistiqué et délicat sur le son et, avec l’aide des habituels acolytes de Hou, le chef opérateur Mark Lee Ping-bing et l’ingénieur du son Tu Duu-chi, le rapport entre image et son. Celui-ci trouvera un ultime et assez sidérant débouché avec l’irruption in fine d’un bagad breton associé à des percutions africaines (Rohan de Pierrick Tanguy par les musiciens de Quimperlé du Men Ha Tan et ceux de Dakar de Doudou N’daye Rose), cadrage-débordement fulgurant, et pourtant cohérent, du système de références très précis dans lequel s’inscrivait jusqu’alors The Assassin.

Ce jeu de déplacement est partout. (…)

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Cannes/11: « The Assassin », le chiffre secret de la mise en scène

the-assassinThe Assassin de Hou Hsiao-hsien, avec Shu Qi, Chang Chen. 1h45. Sortie en salles le 6 janvier 2016.

Pan! et pan! En deux coups, le 68e Festival de Cannes a changé de niveau. Deux films coup sur coup, deux films chinois en compétition qui élèvent brusquement la barre de ce qu’on est droit d’espérer du cinéma, en droit d’attendre du «plus grand festival du monde». Deux films qui, malgré plusieurs réalisations dignes d’intérêt, et sur lesquelles on reviendra, renvoient le reste des sélectionnés à un implacable second rang.

Après l’extraordinaire Mountains May Depart, de Jia Zhang-ke, voici donc The Assassin du Taïwanais Hou Hsiao-hsien. Une pure merveille visuelle (et sonore), une sorte d’offrande aux sens et à l’imagination comme il n’en advient pas souvent dans une vie de spectateur.

Chef de file du nouveau cinéma taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien fait aujourd’hui figure de grand maître, et est d’ailleurs reconnu comme tel par de nombreux cinéastes, à commencer par Jia Zhang-ke lui-même. Le rapprochement voulu par la programmation cannoise est d’autant plus passionnant que ces deux immenses artistes suivent ici des parcours en directions opposées.

Tandis que Jia accroît la dimension narrative de son cinéma, Hou privilégie plus que jamais l’expérience émotionnelle que procure la composition des plans, leur durée, les grâces surnaturelles des présences humaines et des mouvements dans des cadres larges, qui prennent en charge à la fois les visages, les corps, les paysages ou les architectures, la lumière et le vent.

Le quinzième long métrage de maître HHH depuis Les Garçons de Fengkuei s’ouvre sur deux séquences en noir et blanc. Leur rôle est à la fois dramatique –présenter l’héroïne, aristocrate du IXe siècle formée à l’art de combattre et de tuer– et plastique– dans le format ancien d’une image presque carrée (le 1/33), souligner la proximité avec la peinture chinoise classique, où l’encre, le pinceau et le blanc du papier font naître un monde à la fois naturaliste et métaphysique. La suite du film sera en couleurs, mais sans s’éloigner de cette référence décisive.

Situé dans un contexte historique marqué par une grande confusion, à l’époque d’une des innombrables rébellions des potentats locaux contre le pouvoir central de l’empereur, The Assassin est un film d’arts martiaux. Mais c’est un film d’arts martiaux qui ne ressemble à aucun autre. Et qui, ne ressemblant à aucun autre, dit pourtant la vérité du genre tout entier.

Son ressort principal est le dilemme de la maîtresse guerrière Yinniang, déchirée entre son devoir d’accomplir sa mission meurtrière et la tentation de céder aux sentiments qui la lièrent à son cousin, aujourd’hui gouverneur irrédentiste, et qui lui a été désigné comme cible. (…)

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Un autre été, autrement

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Un été à Quchi de Tso-chi Chang avec Liang-yuYang, Yun-loong Kuan, Hui-ming Wen. Durée: 1h49. Sortie le 24 septembre.

 Cette histoire, nous l’avons déjà vue au cinéma (et sans doute aussi lue, et pour pas mal de gens également plus ou moins vécue). C’est l’histoire d’un garçon d’une douzaine d’années envoyé loin de chez lui par ses parents, et se découvrant lui-même en étant immergé à son corps défendant dans un milieu différent. Ce motif existe dans le monde entier, mais il a existé de manière particulièrement repérable dans le cinéma asiatique moderne, y compris l’anime au Japon, et avec un chef d’œuvre, lui aussi réalisé à Taiwan, Un été chez grand-père de Hou Hsiao-hsien. Toute la réussite du premier film de Chang tient à ce que celui-ci sait très bien qu’il ne débarque pas en terre incognita, et à sa manière à la fois de vraiment raconter son histoire, avec ses passages obligés, et de ne pas se laisser coincer dans ce côté prévisible.

Un été à Quchi prend au sérieux les événements que sont la rencontre avec un autre mode de vie, l’éveil au désir adolescent, la peur devant des forces hors de contrôle et la possibilité d’y faire face, l’expérience de la disparition d’un proche. Durant la première séquence, un père submergé par ses problèmes de travail et de couple amène chez son propre père le jeune Bao, pas franchement ravi d’être arraché à ses copains et sa console de jeux vidéo (mais il a une tablette). Contrairement à ce que laisse supposer le titre, il ne s’agit pas d’une période de vacances, Bao va au collège, où il rencontre d’autres enfants. Les péripéties qui émaillent les relations entre le garçon, son grand-père, ses parents en pleine crise, un copain et une camarade de classe mais aussi l’habitat rural, la nature, le surnaturel, les relations entre les villageois, le rapport aux technologies actuelles, etc. Bref, il prend en charge tous les enjeux qui sont en quelque sorte le cahier des charges du genre.

Mais il le fait avec un sens aigu d’appartenance à ce genre, et une manière très fine de prendre de vitesse les attentes du spectateurs, de déplacer les points de vue, de sauter des cases ou au contraire de s’attarder sur des instants, des lieux, des situations. Il fait ce qu’un artiste peut faire de mieux à l’intérieur d’un genre codifié, dès lors qu’il considère, à raison, que le fait d’y trouver une relation personnelle et l’évolution récentes des mœurs justifie d’y revenir. Le recours à de multiples plans brefs sur les visages singularise la situation, l’attention sensible aux lieux, surtout les extérieurs, inscrit le récit dans une réalité particulière, en perçoit les vibrations singulières. A lui seul, un plan de partie de basket sous la pluie filmée de très loin (plan d’ailleurs très « houhsiaohsienien ») signe la justesse d’un regard de cinéaste.

Dès lors qu’il est clair que le cours du film ne sera pas un long fleuve tranquille s’insinue l’hypothèse d’assister à un montage d’extraits d’un film-chronique qui durerait cinq heures. Mais plus le réalisateur impose son rythme propre, plus il apparaît au contraire qu’il s’agit d’une composition subtile qui joue autant sur les temps faibles que sur les temps forts pour rendre possible une émotion, pour élaborer à la fois une singularité et une universalité aux tribulations du garçon surnommé Bear, de la fille aussi surnommée Bear et de leur copain Mingchuan.

Un film d’amour

Les Chiens errants de Tsai Ming-liang. Avec Lee Kang-sheng, Yang Kuei-mei, Lee Yi-cheng, Li Yi-chieh. 2h18. Sortie le 12 mars.

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Des chiens errants, il y en a. Beaucoup, et à peu près partout – on se souvient du beau livre de géopolitique de la misère qu’était Un chien mort après lui de Jean Rolin. Il y en a, dans cette mégalopole asiatique, qui dans le film est Taipei mais pourrait être la Kuala Lumpur de I Don’t Want to Sleep Alone (2007), le film de Tsai dont celui-ci est le plus proche, ou Chengdu, ou Bangkok, ou  Gwangju (mais pas Kyoto ni Singapour…). Une femme leur donne à manger, eux comme elle font partie de ce paysage atrocement d’aujourd’hui, mais les chiens du titre ne sont pas des quadrupèdes. Ce sont un homme et ses deux enfants, un garçon et une petite fille. Une famille jetée dans les bas-fonds d’une extrême précarité, comme des millions d’autres.

Depuis plus de 20 ans (Les Rebelles du dieu néon, 1992), Tsai Ming-liang compose une œuvre d’une impressionnante cohérence, qui a fait de lui un des artistes majeurs du cinéma contemporain. Cette cohérence n’exclue nullement les variations, des profondeurs désespérées de Vive l’amour (1994) au fucking burlesque de La Saveur de la pastèque (2005), de l’humour slowburn enguirlandé de chanson pop de The Hole (1999) à la méditation sur les passerelles temporelles et artistiques entre les modernités des deux extrêmes de l’Eurasie (Et là-bas quelle heure est-il ?, 2002). Rarement la notion d’ « écriture cinématographique » aura été mieux appropriée à un cinéaste qu’à celle de ce Chinois de Taiwan né en Malaisie. C’est la sensibilité et la beauté vertigineuse de cette œuvre charnelle et rigoureuse qu’on peut en ce moment découvrir en son entier à la Cinémathèque française, en même temps que sort le nouveau long métrage.

Celui-ci retrouve les grandes caractéristiques du cinéma de Tsai Ming-liang, dont la première est la présence constante de l’acteur Lee Kang-sheng, d’une beauté énigmatique où vibre secrètement une souffrance qui était aussi celle du visage de Buster Keaton. Mais c’est également le recours aux très longs plans, un seul par scène, qui demandent au spectateur d’abandonner ses habitudes de narrations à coups de petits morceaux fractionnés et « signifiants » pour laisser monter peu à peu la perception d’un univers de sensations et de significations, aux franges de l’indicible. Dans Les Chiens errants, les plans où Lee Kang-sheng tient interminablement un panneau publicitaire à un carrefour de voies rapides battu par un vent de fin du monde est une véritable entrée dans l’empathie avec un univers de silence et de froid, de courage et d’impuissance, d’une force esthétique et politique incommensurable.

Parcours en apparence hyperréaliste accompagnant une famille dans ses pérégrinations entre abris de fortune, boulots précaires et interstices de survie, Les Chiens errants se déploie en réalité selon un double mouvement souterrain. Le premier est un balancement purement onirique entre campagne et ville et puis ville et campagne, depuis cet environnement champêtre, à l’ombre d’un arbre grand comme un dieu, où s’éveille le film, à l’improbable retour d’un paysage de montagnes et d’eaux au fond des caves d’un immeuble en chantier qui peut-être jamais ne s’achèvera. Et cette tragédie des bas-fonds urbains ainsi devient celle d’un cosmos tout entier, un cosmos cruel et indifférent, et pourtant fourmillant de vie.

Le deuxième mouvement, qui lui aussi traverse tout le film, ondule entre naturalisme brut et fantasmagorie pure, où les jeux de la petite fille avec un chou deviennent d’une seconde à l’autre burlesques et terrifiants, jusqu’à la pulsion – parricide ? cannibale ? dépressive ? – qui s’empare du père devant cet objet devenu totem d’une religion sans nom.

Tsai filme ses personnages comme des fantômes qui hantent la grande ville contemporaine, jusqu’à l’extrême, là aussi proche du burlesque, de l’occupation impalpable d’un immeuble bourgeois, qui rappelle Vive l’amour. Mais dans ce film qui est en effet, et au-delà de tout, un film d’amour et non pas d’horreur, les fantômes sont plus réels que la ville et que habitants « normaux ». Alors, oui, c’est un film d’amour triste.