«À mon seul désir», «About Kim Sohee», «Relaxe»: désirs, souffrances et combats de femmes

Aurore (Louise Chevillotte, à droite), avec deux consœurs (Tokou Bogui et Laure Giappiconi) dans À mon seul désir. 

La plongée de Lucie Borleteau dans l’univers du striptease, le thriller de July Jung dans l’enfer des stages étudiants et le documentaire d’Audrey Ginestet autour de la résistance à une machination policière déploient certaines des multiples ressources des regards féminins.

Dans une semaine à nouveau pléthorique, et sur le plan commercial dominée par une ambitieuse production très masculine, Les Trois Mousquetaires, il y a quelque intérêt à attirer l’attention sur trois autres films, nettement plus modestes, trois œuvres dédiées à des héroïnes qui, comme chez Dumas, sont quatre (deux dans About Kim Sohee). Quatre sans compter leurs réalisatrices, puisque tous ces films sont aussi signés par des femmes.

On dira peut-être qu’il s’agit d’un rapprochement hasardeux entre des films par ailleurs extrêmement différents. Mais il importe précisément que le cinéma fasse place à cette hétérogénéité, avec une fiction joyeusement sensuelle, un thriller social coréen et un documentaire de résistance.

«À mon seul désir» de Lucie Borleteau

D’abord, c’est à la fois souriant et intrigant. Cette femme qui, comme une bonimenteuse à l’entrée d’une baraque foraine ou une meneuse de revue, invite à entrer dans un récit, celui de l’histoire d’une autre. L’écart ainsi créé, l’artifice d’un décor strass et paillettes, les couleurs fluo construisent une scène, qui est à la fois une scène matérielle et une scène mentale.

Sur cette double scène va se jouer le parcours d’Aurore, jeune Parisienne un peu étudiante, un peu sans le sou, pas mal paumée. Qui un jour entrevoit la possibilité d’améliorer son ordinaire en faisant quelque chose qu’elle n’avait jamais songé faire: se déshabiller devant des spectateurs.

C’est parti! Parti pour un étonnant voyage, dans le milieu du strip-tease, dans les relations entre les femmes qui le pratiquent, et parfois aussi entre elles et des clients. Voyage, aussi, dans l’imaginaire intime, physique, sensuel, érotique, affectif et réfléchi d’Aurore (Louise Chevillotte), et de quelques autres, au premier rang desquelles Mia (Zita Henrot), l’amie d’Aurore, plus expérimentée, plus compliquée aussi.

Sans jamais simplifier la multiplicité des ressorts qu’active cette pratique, et ses éventuelles déclinaisons, ludiques, mercantiles, de domination, la cinéaste et ses époustouflantes actrices font de ces méandres une sorte de fête des émotions et des sens.

Entre Aurore et Mia (Zita Henrot), toute une gamme de sentiments. | Pyramide Distribution

Lucide, À mon seul désir fait aussi place aux duretés de cette activité et aux misères (sexuelle, affective) comme aux ridicules (dans la répétition des clichés et le calibrage des fantasmes). Mais, associant les puissances du conte à celles de la chronique, il prend le pari d’un refus radical du misérabilisme. Et affirme sans complexe le choix d’accompagner les élans, aussi différents entre eux soient-ils, qui portent ces femmes aux côtés de qui Lucie Borleteau a résolument décidé de se placer.

Le premier film de cette réalisatrice, Fidelio, l’odyssée d’Alice, situé en grande partie à bord d’un navire marchand où travaillait une jeune femme, avait témoigné de la qualité de son regard pour évoquer un milieu particulier, dans ses dimensions professionnelles comme dans la nature des liens qui s’y tissent. On retrouve cette attention aux gestes, au vocabulaire, aux procédures, dans un contexte très différent.

Ces éléments, qui ne sont pas des détails, participent de l’intense incarnation de situations par définition marquées par l’artifice, le jeu des apparences. Le jeu, à tous les sens du mot, et les apparences, sont d’ailleurs des carburants d’un film qui surfe sur les continuités entre la scène d’une boîte de strip, celle du théâtre officiel, et celles de la vie quotidienne.

La multiplicité des désirs

Malgré les aspects sombres du monde où s’accomplit le voyage d’Aurore et le caractère de plus en plus complexe de sa relation avec Mia, le film accomplit la fusion des pratiques comme des affects, en un flux d’énergie jubilatoire.

Le côté artisanal des spectacles de strip-tease y contribue, avec ces bricolages de fantasmes et d’improvisation, où des femmes jeunes ou moins jeunes non seulement gagnent des revenus financiers mais sont amenées à inventer des numéros, à se découvrir des formes de créativité imprévue.

La danse de Mia ou le corps-objet réapproprié par le désir et l’énergie de celle qui sait, et aime, jouer des codes du spectacle. | Pyramide Distibution

Cet élan festif, attentif à la multiplicité des désirs (au contraire du singulier du titre, qui est aussi le nom du club où se produisent Aurore, Mia et leurs consœurs) s’amplifie sans cesse, stimulé par les obstacles qu’il rencontre, et qu’il balaie. Ces obstacles, ce sont en particulier les clichés et les préjugés sur l’intimité, le corps, la nudité, le regard.

Lucie Borleteau et ses interprètes ne tergiversent ni n’esquivent, elles font exister physiquement et à l’occasion discutent toutes les dimensions de ces questions. Et loin d’être circonscrit au seul contexte des cabarets, ou même du commerce des corps, cet élan se répand comme rivière en crue dans la cité, dans le métro, dans les relations individuelles ou de groupe.

Le monde n’a pas disparu, il apparaît sous de multiples formes, mais habité de cette vibration sensuelle, vitale, lucide et prête au risque, dont Aurore et Mia sont devenues de si belles incarnations.

Vigoureusement féministe, généreusement féministe, le film de Lucie Borleteau ne se soumet à aucun carcan, y compris ceux qu’on a voulu instituer en réponse à ceux de la domination masculine. Entièrement vu et senti du côté des femmes, À mon seul désir fait d’ailleurs aussi bel accueil à plusieurs hommes, dans leurs fragilités et leurs incertitudes. Et c’est aussi ce qui le rend à la fois si joyeux et si émouvant.

À mon seul désir de Lucie Borleteau

avec Louise Chevillotte, Zita Henrot, Laure Giappiconi, Sipan Mouradian, Melvil Poupaud

Séances

Durée: 1h57

Sortie: 5 avril 2023

«About Kim Sohee» de July Jung

Pour Kim Sohee (Kim Si-eun), un stage professionnel… en enfer. | Arizona Distribution

Au tout début, on pourrait faire le rapprochement entre ce qu’était Aurore au commencement du film de Lucie Borloteau et Sohee, en formation dans une école professionnelle, pas très bien dans sa peau ni avec les autres. La comparaison ne durera pas.

Le parcours universitaire que suit la jeune fille impose qu’elle suive un stage en entreprise, elle se retrouve dans un call center géré par une boîte en sous-traitance d’un géant des télécoms. Et c’est l’enfer.

Enfer des cadences imposées, enfer des contraintes hiérarchiques, enfer de la mise en compétition de toutes avec toutes et de la surexploitation de travailleuses précaires, enfer de la violence des clients en ligne, déversant sur les opératrices une fureur qui tient au mauvais fonctionnement du service, au stress de l’utilisation des technologies, et à mille autres causes de rage et de frustration qui trouvent un déversoir pratique, amplifié par une misogynie délirante, dès lors que des types invisibles peuvent insulter des jeunes femmes impunément. (…)

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