Dans Désordres, la beauté du geste et les mécanismes de l’avenir.
Un cristallin retour aux origines de l’anarcho-syndicalisme, une conquête de liberté et le regard d’une petite fille face aux noirceurs du réel éclairent cette semaine nos grands écrans.
Loin des grandes orgues promotionnelles, mais aussi des sentiers balisés du cinéma d’auteur reconnu, ils surgissent sur nos écrans. Signés de noms peu ou pas connus et mobilisant des approches cinématographiques inclassables, ce sont des premiers ou deuxièmes films très différents entre eux.
Ils n’ont en commun que d’être étonnamment forts, touchants et surprenants. De Suisse ou du Portugal cette semaine, trois réalisations qui sont autant de promesses de bonheur pour leurs spectatrices et spectateurs.
«Désordres» de Cyril Schaüblin
Le contraste s’instaure d’emblée entre le titre et ce qu’on voit à l’écran. Paisible et mesurée est en effet la façon dont se met en place cette évocation du travail dans l’industrie horlogère suisse à la fin du XIXe siècle.
Il faut entendre que Désordres est la traduction d’un mot allemand (unruhe, ou «agitation») qui consonne avec le titre original, Unrueh, lequel désigne le balancier, le mécanisme qui fait fonctionner les montres –ou plutôt qui les faisaient fonctionner, avant l’électronique.
Ce petit détour sémantique a le mérite d’être parfaitement approprié au film de Cyril Schaüblin, situé dans une vallée de la Suisse alémanique. Non seulement il renvoie à ce qu’on verra faire, avec une précision qui devient une immense ressource de beauté (la fabrication des montres), mais il vibre de la tension entre le calme apparent dans la manière de filmer (une sorte de balancier cinématographique au mouvement régulier) et les immenses désordres auxquels il fait écho, d’autant mieux qu’il n’en mime pas les perturbations dans la mise en scène.
Équilibre et bouleversements
Ces désordres, ce sont rien moins que les bouleversements de l’organisation du travail, jusque-là artisanal, sous l’influence de la grande industrie, de l’irruption des nouvelles technologies et les effets d’un marché qui s’internationalise, et où la communication (rapidité de l’info, publicité, circulation des images) devient de plus en plus importante.
C’est l’irruption des règles du capitalisme dans la vie quotidienne, et la manière dont elles calibrent le temps et l’espace de chacun. Et c’est la naissance d’une forme de résistance organisée du monde du travail, avec l’émergence d’une grande force révolutionnaire, aujourd’hui à peu près oubliée, le communisme libertaire dont les industries horlogères suisses furent un des principaux creusets.
Face à l’essor de la loi du profit, et de ses corollaires individualistes et chauvins, le film met en scène pas à pas les développements symétriques de l’engagement internationaliste ouvrier.
S’il n’a certes pas commencé près de Berne, il s’y exprime de manière d’autant plus lisible qu’en opposition ouverte avec un nationalisme suisse, lui-même d’autant plus virulent que la Confédération comme État-nation au sens moderne est toute récente (1848). Toutes choses égales par ailleurs, ce nationalisme s’exprime dans des termes dont on ne cesse de retrouver des échos dans l’Europe actuelle –y compris en Suisse.
Quand la fabrique des montres se fait sous le contrôle toujours plus exigeant du chronométreur, au service des intérêts du patron, le temps lui-même devient un enjeu de combat social. | Shellac
C’est tout cela que découvre le jeune prince russe Pierre Kropotkine en arrivant sur place. Il est moins là au titre de ce qu’il deviendra, un des penseurs et animateurs de l’anarcho-syndicalisme, que comme témoin, substitut du spectateur à la rencontre des différents protagonistes et des événements qui se produisent dans cette vallée à la longue tradition horlogère.
Aux confins de l’histoire politique et économique, Désordres étonne d’emblée par son côté concret, matériel, incarné. Les personnes, les outils, les gestes sont d’une précision vive. On perçoit le souffle et les émotions, le froid du métal et la chaleur des rapports humains.
Richesse sensible et justesse historique
Le rôle, dans la vie collective, des images –photos promotionnelles pour l’entreprise ou portraits des grandes figures de la Commune mais aussi d’anonymes inscrivant leur existence dans la durée– participe à la fois de la compréhension du monde alors en train de naître et de la richesse sensible qui émane de Désordres.
D’une beauté plastique très composée, chaque plan pourrait être une vignette signifiante. Mais il apparaît vite que s’y jouent en permanence davantage que ce qu’il paraît montrer, et que circulent entre ces plans de multiples flux.
Les corps, les voix, la mémoire des chants collectifs comme des gestes techniques tissent une trame serrée de matérialité émue, où palpitent la présence de femmes et d’hommes, et pas seulement la mémoire, passionnante et quasi-oubliée, de grands enjeux politiques et sociaux, aux évidents échos actuels.
Il y a quelque chose de miraculeux dans la manière apparemment si simple dont, scènes collectives après scènes intimes, scènes de confrontation après scènes d’amour, d’amitié ou de camaraderie, moments tendus et instants festifs, le jeune réalisateur suisse fait affleurer l’humanité des questions ainsi soulevées.
Dès lors se produit cette alchimie où la beauté des scènes (qui n’est pas seulement visuelle, mais question de rythme et d’intensité) se fait chambre d’échos de grands conflits historiques, loin d’être dépassés, tout en offrant une forme d’immédiateté aux femmes et aux hommes, et d’abord celles et ceux qui fabriquent les montres. Où se raconte aussi, entre évidence et poésie, la complexité du rapport au temps.
Au creux d’une paisible vallée suisse, à petite échelle, les prémices d’une étape majeure du mouvement révolutionnaire mondial tel qu’il prendra son essor avec le siècle qui vient. | Shellac
Il est en outre remarquable qu’à un moment où les enjeux liés au travail –et aux modes d’organisation des travailleurs– retrouvent une certaine visibilité dans l’espace public, sortent en salles à une semaine d’écart deux films explicitement liés à ces questions, si peu présentes d’ordinaire.
Étrangement, celui qui se passe il y a un demi-siècle, L’Établi de Mathias Gokalp, semble plus lointain dans le temps, plus décalé de nos réalités que celui qui se passe il y a 130 ans.
C’est affaire de mise en scène bien sûr, mais aussi des manières inégales dont des situations du passé peuvent éclairer, même indirectement, le présent. Ce n’est pas le moindre mérite de Désordres de le montrer.
Désordres de Cyril Schaüblin
avec Clara Gostynski, Alexei Evstratov, Monika Stalder
Durée: 1h33
Sortie le 12 avril 2023
«Loup & chien» de Claudia Varejão
Ana (Ana Cabral), celle qui n’entre entièrement dans aucun cadre, dont l’élan vital récuse toute assignation. | Épicentre Films
Maudit, cent fois maudit, celui qui aurait dit qu’un film c’est forcément une histoire –personnage qui d’ailleurs n’existe pas, sinon sous les oripeaux que lui a attribués Jean-Luc Godard, ceux d’un petit comptable de la mafia. Après bien d’autres, c’est ce que manifeste de façon éclatante le deuxième film de Claudia Varejão.
Ce n’est pas qu’il ne se «passe rien» dans Loup & chien, au contraire, il se passe énormément de choses. Des histoires d’amour, des histoires de conflits, des histoires de travail, un trafic de drogue, de folles nuits de danse, du travail, des souvenirs, des étreintes amoureuses, des espoirs.
C’est que rien n’est coulé dans le moule sinistre de la scénarisation, qui formate et éteint tant de situations, de personnages, de relations, dans tant de films. Alors que Loup & chien fait émerger, dans la petite ville d’une île des Açores où il se situe, tout un réseau de récits, de questions, de drames, bien plus vifs de ne pas se soumettre aux lois de la dramaturgie. (…)