Arthur (Josh O’Connor), entouré de la bande à la fois joyeuse et inquiétante des pilleurs de tombes.
Amoureux, bricolé, surprenant, le nouveau film d’Alice Rohrwacher tisse ensemble comique, fantastique et mélodrame pour inventer un mythe contemporain ancré, depuis un coin du centre de l’Italie, dans les grandes mutations contemporaines.
Sans états d’âme, les gars ont tout détruit. On les a envoyés nettoyer ce qui faisait désordre. C’était là qu’habitait l’étrange étranger, Arthur. Au pied des murailles du bourg, une sorte de baraque de bric et de broc, refuge à la limite de la ville et de la campagne. Là où venait parfois le rejoindre cette jeune femme étrange, étrangère elle aussi et pourtant prénommée Italia.
C’est une scène brève, presque en marge (elle aussi) du récit de La Chimère. Il s’y concentre pourtant beaucoup des multiples enjeux et émotions dont le quatrième long-métrage d’Alice Rohrwacher est porteur. Un film dont la beauté singulière, radicale, est d’être dans l’élan de multiples forces, d’énergies qu’on supposerait inconciliables et qui en font cet être vivant.
Ils ne sont pas si nombreux, les films qu’on qualifierait d’êtres vivants. Celui-ci l’est extraordinairement.
Cela avait commencé avec un rêve et puis, un jeu rieur et puis, un affrontement et puis, des embardées désordonnées, entre affection débordante et sans doute malhonnête et refus hostile et solitaire. Arthur, le grand Anglais installé dans cette région aux marches de l’Ombrie et de la Toscane, près de Tarquinia, revient et ne revient pas.
Il revient de prison, où l’a expédié son activité de pilleur de tombes étrusques pratiquée avec ceux qui se disent ses amis, ceux qu’on appelle dans la région les tombaroli. Il ne revient pas de son amour pour Beniamina, cette jeune femme entrevue en songe au début, disparue, sans doute morte. Mais qui sait? Et est-ce une raison pour cesser de l’aimer, de la chercher?
La chercher sous terre, là où se trouvent ces trésors enfouis il y a plus de 2.500 ans et faits pour que nul ne les voie. Arthur est un auxiliaire précieux pour les tombaroli. Son amour inconsolé a suscité chez lui un don: il «sent» les endroits vides sous terre, endroits qui, dans la région, s’avèrent fréquemment receler des objets de valeur.

Sous terre, là où étaient cachées les traces d’un passé destinées à d’autres que ceux qui y font irruption, là où est peut-être la femme solaire qui hante le souvenir d’Arthur. | Ad Vitam
Avec Arthur et ses amis pas toujours amicaux, le film se balade entre mythe d’Orphée, chasse au trésor comme dans les livres pour enfants, trafic véreux et suggestion d’une définition de l’artiste (de la cinéaste aussi) comme celui ou celle qui donne accès à l’invisible.
Encore tout cela ne constitue que certaines des lignes de tension, de conflit, de désirs, de comique parfois tendre et parfois burlesque, qui circulent et se tissent avec La Chimère. Voici la châtelaine hospitalière entourée de sa tribu de filles avides, voici l’étrangère et ses enfants métis qu’elle cache, avant d’inventer un gynécée alternatif dans une gare désaffectée.

Italia (Carol Duarte), la servante pleine de ressources, offre à Arthur la possibilité d’une autre histoire. | Ad Vitam
Voilà l’énergie plébéienne, paillarde et mélancolique des «pauvres tombaroli», comme il sera chanté à carnaval, voilà les relations avec les paysans, et avec les flics, vrais ou faux. Entrent en scène les grands trafiquants d’objets d’art, les encore beaucoup plus riches collectionneurs. Ceux-là font le contraire de l’amoureux poète qui donne accès à l’invisible, ils «estiment l’inestimable» –en dollars.
Et c’est tout un monde qui se peuple, se séduit, s’affronte ou s’ignore et qui, ainsi, ne cesse de reconfigurer la géographie mentale, romanesque et affective du film. (…)