«Hotel by the River», une nuance de blanc plus pâle

Confidences entre Sang-hee (Kim Min-hee, qui illumine de son talent les sept derniers films de Hong sang-soo) et son amie Yeonju (Song Sean-li). | via Les Acacias

Un poète vieillissant et ses deux fils, deux jeunes femmes, des souvenirs qui reviennent: avec une souriante élégance, le film de Hong Sang-soo est une élégie hantée qui abrite des gouffres.

Blanc sur blanc. Sur blanc. Tout autour le paysage couvert de neige. Dans la chambre d’hôtel aux murs et aux rideaux immaculés, deux jeunes femmes allongées, en vêtements clairs dans les draps. Ce qu’elles se murmurent, au bord du sommeil, est comme des nuances de blanc. Des touches minimes d’intimité, de peur devant la vie, de regret.

Un petit acte hors de contrôle, un vol minime (une paire de gants), quelque chose de violent s’est passé pour l’une, dont on ne saura presque rien. Quelque chose de cruel est advenu pour l’autre, une trahison amoureuse, dont on saura un peu. Elle parlent à demi-mots, se taisent. Un rire. Un soupir.

Au rez-de-chaussée de l’hôtel, les deux frères attendent leur père à la cafétéria. Un peu plus loin, dans une autre salle, le père attend ses fils. Malentendu minime. Les fils sont très différents l’un de l’autre, physiquement et psychologiquement. Peut-être y a-t-il eu un lien entre l’ainé et une des jeunes filles, à l’étage.

Il y a un conflit entre les deux frères, un conflit aussi entre eux et leur père, qui a abandonné leur mère il y a longtemps. Le père est un poète connu, dans ce pays (la Corée du Sud) où on fait encore cas des poètes. Le fils cadet est un réalisateur connu, dans ce pays (la Corée du Sud), etc. L’aîné cache sa situation familiale à son père.

Un peu plus tard le même jour, brièvement, le poète vieillissant rencontrera les deux jeunes femmes, lors d’un rare plan en extérieur, noyé dans la neige à perte de vue.

Il leur dira la vérité: qu’elles sont belles. Comme il n’a rien d’autre à dire, il le répètera. C’est un peu gênant, et en même temps très juste, très précis. Toute autre phrase serait malhonnête, ou artificielle. Le type est un bon poète.

Des esquisses à l’encre diluée

On songe au titre de la chanson, A Whiter Shade of Pale, tandis que semblent glisser les un sur les autres ces moments d’échanges et de silence, entre ces personnes dont peut se sentir d’autant plus proches que nous ne saurons d’elles que très peu.

Dans le noir et blanc ici presque constamment saturé de lumière (sauf la séquence nocturne, et à l’intérieur d’un restaurant, qui ponctuera le film un peu avant la fin), les fragments de récits concernant l’existence de ces cinq personnages semblent des nappes légères d’émotions, comme des esquisses à l’encre très diluée.

Humour à froid et non-dits: le poète (Kim Joo-bong) et ses deux fils (Yu Jun-Sang et Kwon Hae-hyo). | via Les Acacias

La mort est là, à proximité –et en Asie le blanc est sa couleur. La dureté de l’existence, les rancœurs familiales, les échecs des uns et les impasses des autres habitent le hors cadre, tout près. Le monde d’Hotel by the River n’a rien d’idyllique. Un humour comme une très légère toile d’araignée relie ces séquences, comme on sait l’humour est la politesse du désespoir. (…)

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Penser, écrire, agir dans un monde abimé – à propos d’un numéro de « Critique »

NB: ce texte est paru sur AOC le 25/03/2019

Coordonné par Marielle Macé et très irrigué de la pensée de Bruno Latour, un somptueux numéro spécial de la revue Critique invite à se pencher sur l’urgence des enjeux écologiques. Réunies sous le titre « Vivre dans un monde abimé », quatorze contributions y livrent, sans résignation ni désespérance, leurs propositions et pistes de réflexion.

 

Intitulé « Vivre dans un monde abîmé », le numéro 860-861 de janvier-février de la revue Critique (Éditions de Minuit) offre un extraordinaire ensemble de propositions et de réflexions, parmi les plus riches qui se puissent lire en ce moment sur les enjeux essentiels de ce temps. Ce monde abimé est bien évidemment notre monde, victime de saccages « écologiques, économiques, relationnels et politiques » comme le rappelle l’avant-propos. Les contributions ici réunies témoignent du moins de combien ces conditions exigent de réinvention de la pensée et de rapport au monde, et comment nombreux sont ceux qui, par leur action intellectuelle et concrète, répondent à cette exigence. Sans aucune possibilité d’exhaustivité, évidemment, ce numéro de Critique offre néanmoins un édifiant, et finalement réjouissant panorama des éléments de réponses aux réalités contemporaines.

Bien que Bruno Latour n’ait pas lui-même contribué à ce numéro coordonné par Marielle Macé, sa pensée l’irrigue entièrement, et il n’est pratiquement aucun des quatorze articles composant cette livraison qui n’y fassent référence. Parmi eux, un texte d’Emanuele Coccia consacrés aux deux derniers livres parus de Latour, Face à Gaïa et Où atterrir ? (tous deux aux éditions La Découverte), en explicite la cohérence et la richesse féconde avec un sens de la synthèse remarquable. Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un penseur majeur comme Coccia, désormais bien repéré grâce à l’importance de son La Vie des plantes, se consacrer entièrement à l’éclairage de la pensée d’un autre. Son texte, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », accompagne les cheminements qui ont permis à Latour de relier la critique des modernes, la compréhension des processus scientifiques et l’interrogation des modèles de sciences politiques pour élaborer une stratégie théorique reconfigurant l’ensemble des relations entre les êtres, en-deçà des distinctions entre humains et non-humains, individu et société. Il se trouve que la conjoncture est en train de donner à la réflexion et aux travaux de Latour une cohérence concrète d’une ampleur inédite, dont le texte de Coccia éclaire les fondements théoriques autour de la figure conceptuelle de Gaïa, quand les exigences de démocratie directe, la référence aux cahiers de doléance autant que les derniers soubresauts de la (non-)politique environnementale inscrivent les travaux de Latour dans l’actualité quotidienne la plus vive.

« Vivre dans un monde abimé » se compose de quatorze textes, dont deux entretiens. Il entretisse des propositions dont on peut dire, en assumant le côté schématique d’une telle division, qu’elles sont pour certaines principalement centrées sur des pratiques, et les autres principalement centrées sur une approche théorique. Parmi les premières, appuyées sur des expériences concrètes du « monde abîmé » dont la catastrophe environnementale planétaire est à la fois l’horizon et dans une certaine mesure le masque, ou du moins la simplification paralysante, figurent exemplairement les réflexions inspirées à la sociologue Sophie Oudard par ses enquêtes de terrain à Fukushima. Elle les inscrit ici dans une histoire plus longue du traitement des catastrophes nucléaires, dans leurs gigantesques différences, depuis Hiroshima et avec Tchernobyl en position pivot – figure limite, mais aussi prototypique, du monde abimé. Très différent et pourtant en totale congruence apparaît la description par Enno Devillers-Peña de l’admirable travail développé par l’association DingDongDong. Cet « Institut de coproduction de savoir » sur la maladie de Huntington, constitué à l’initiative d’Émilie Hermant et de Valérie Pihet, développe à partir de la singularité de cette pathologie et en y associant toutes les personnes qui, à des titres divers, y ont affaire, des stratégies et des pratiques qui s’avèrent exemplaires pour penser aussi les multiples problématiques suscitées par ce «monde abîmé», et appelé à l’être de plus en plus, qui est le nôtre.

Ainsi, également, de la conversation avec le jardinier Gilles Clément et le politologue Sébastien Thiery. Ils déploient la multiplicité des gestes, mais d’abord des manières d’aborder les situations qui caractérisent le travail de l’auteur du Jardin planétraire et celui du fondateur et animateur de l’association PEROU qui travaille avec les migrants et les laissés pour compte à l’invention de nouveaux rapports aux représentations, et en particuliers à l’espace. Ainsi de la juriste et philosophe politique Isabelle Delpla, spécialiste des situations de post-conflit et de post-génocide. À partir notamment de ce qui s’est passé (continue de se passer) en Bosnie, « monde abimé » ô combien, elle développe le concept de « pays vide ». Formulation discutable – à bien des égards la réflexion actuelle tend au contraire à peupler davantage, et autrement, les territoires du monde abimé – mais proposition très suggestive de penser à partir de la « vulnérabilité des formes politiques qui semblaient jusqu’alors les plus établies », à commencer par les états-nations. Et bien entendu l’article de Nathalia Kloos « Lutter dans un monde abimé », qui présente deux ouvrages dédiés à des actions reconfigurant l’action politique et citoyenne, notamment avec les ressources de l’écoféminisme, Reclaim d’Émilie Hache et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (tous deux dans la collection « Sorcières », Cambourakis éditions).

Un second fil directeur au sein de ce numéro de Critique met en valeur la réflexion de plusieurs grandes figures repères de cette pensée de l’action aux temps de l’anthropocène.  Outre Bruno Latour, la plus repérable, et à bien des égards la plus importante, est la philosophe féministe Donna Haraway, dont Thierry Hoquet présente la pensée transgressive, stimulante et sans cesse en mouvement à partir de son ouvrage Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (pas encore traduit en français), et qui déploie et actualise la pensée de l’auteure du Manifeste Cyborg. C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway (et aussi Philippe Descola, Isabelle Stengers et Vinciane Despret, autres références décisives) qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient, telle que divers néologismes entendent la qualifier à l’enseigne de la collapsologie et des Extinction Studies.(…)

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«Un grand voyage vers la nuit», expérience hallucinée

Cette femme que joue Tang Wei est-elle vraiment Qiwen, qui obsède Luo?

Le deuxième long-métrage du réalisateur chinois Bi Gan accompagne la quête amoureuse et mélancolique d’un homme dans ce qui n’est peut-être qu’un songe.

Il y a eu un crime. Une fuite. Un amour brisé. C’était ailleurs, ou avant. C’était un rêve, ou un film.

Il y a un homme, Luo. Il est en danger, mais il revient affronter des fantômes, essayer de retrouver un spectre: le souvenir de la femme aimée, Qiwen. Mais pas comme un souvenir, comme une femme.

Il fait nuit, il fait chaud et humide. Parfois, il pleut à l’intérieur des maisons. Les lumières sont basses, vertes et rouges, les sons étouffés. Il semble que le poids des objets soit différent.

Le premier long-métrage du jeune poète Bi Gan, Kaili Blues, était un road movie sidérant, qui l’a immédiatement propulsé sur le devant de la scène internationale du cinéma d’auteur. Son deuxième film est davantage un film trip, expérience hallucinatoire servie par un art singulier des sensations.

Il n’est pas difficile de rattacher Un Grand Voyage vers la nuit à un héritage artistique où les plans-séquences hypnotiques et pluvieux de Nostalghia d’Andreï Tarkovski occuperaient une place de choix à côté d’une certaine tradition –opiacée?– chinoise: Wong Kar-wai bien sûr, et surtout 2046, mais aussi Suzhou River, qui avait révélé Lou Ye, ou certains aspects de l’œuvre de Hou Hsiao-hsien, en particulier Millenium Mambo.

Luo (Huang Jue), celui qui voyage à travers sa mémoire, ses fantasmes et ses peurs.

Voix off envoûtante et 3D immersive

Psalmodiant des informations lacunaires, la voix off, hypnotique et suggestive, joue un rôle majeur dans l’enclenchement de ces processus de dérives en état de demi-veille.

Et c’est tout un dispositif sensoriel et émotionnel qui se déploie durant la première partie du film, où il est évident que le récit, au sens de succession d’événements plus ou moins anecdotiques, importe beaucoup moins que l’état dans lequel le film invite à se plonger.

La deuxième partie cherche à aller encore plus loin, ou plus profondément. Bi Gan invente les possibilités d’un rêve dans le rêve, en recourant à une stratégie singulière, un unique plan-séquence de plus d’une demi-heure en 3D.

La quête d’une femme aimée, perdue, rêvée peut-être, entraîne dans des territoires mystérieux, que rend plus vertigineux ce fort peu réaliste relief, surgi aux deux tiers de la projection.

Images subliminales et impressions venues du passé, réel ou non.

On croirait l’emploi de cette technologie aux antipodes de l’usage que le grand spectacle hollywoodien a essayé d’imposer au cours de la dernière décennie, sans vraiment y parvenir. Mais l’écart n’est pas forcément si grand qu’on le croit.

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«Milla», celle qui est là

Au-delà de la chronique et du fantastique, le deuxième film de Valérie Massadian capte l’aura intense et vibrante d’une jeune femme au fil de son quotidien.

Elle est là, Milla. Une jeune fille, une humaine sans âge, une extraterrestre venue du futur. Surgie du côté opaque d’une planète lunaire, qui serait aussi la Terre.

Ça se passe ici, maintenant. Mais un ici et maintenant comme un chant sauvage, un bond de côté. Valérie Massadian filme de là.

Pas une personne, pas un personnage

La mer, le village sur la côte de la Manche, la maison pourrie mais quand même protectrice, les cafés tristes, les larcins pour manger, le travail, le garçon rebelle, la mort, le bébé, c’est une vie? Non.

La vie, c’est elle, Milla. Pas parce qu’elle fait des choses surprenantes ou spectaculaires, encore moins parce qu’elle «représenterait» quelque chose –comme si on savait ce que ça veut dire.

Le deuxième film de Valérie Massadian –cinéaste sidérante révélée il y a sept ans avec une météorite au nom de toute petite fille, Nana– défie les règles de la chronique sociale et de la romance comme les jeux convenus avec les codes du fantastique ou du lyrisme, les constructions de métaphores.

Marginale, enfantine, amante, femme de ménage, fêtarde, marchande de fruits, maman…. Milla n’est pas une personne, comme dans les documentaires, et pas un personnage, comme dans les fictions. Elle est une existence, une vibration.

Elle est ronde, elle est blonde, elle est silencieuse. Ni petite fille, ni ado, ni femme –ou tout cela ensemble, mais de biais, un peu en retrait. Elle est bouleversante de n’être comparable à rien ni personne, anti-cliché comme on dit antimatière. (…)

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Découvrir sans délai le bonheur puissance 3 de «Paterson»

Chronique d’une vie quotidienne dans une petite ville d’aujourd’hui, le film de Jim Jarmusch en révèle les ressources infinies de beauté, d’humour et d’émotion.

«On a plein d’allumettes à la maison.» Paterson marche dans les rues de Paterson. Il va commencer sa journée de travail, chauffeur de bus. Il pense à une phrase de la jeune femme charmante qui partage sa vie. Cette phrase s’écrit sur l’écran. Ce n’est plus une réplique de la vie quotidienne, c’est la première ligne d’un poème. Paterson est poète. Jim Jarmusch est poète. Paterson est un poème de cinéma à propos d’un poète qui vit en couple et travaille dans une petite ville du New Jersey.

C’est, aussi, un bonheur de chaque seconde.

Pas la vie de Paterson, le personnage, encore que souvent aussi, mais la vision de Paterson, le film. Dans cette ville, qui est connue aux Etats-Unis pour avoir vu grandir le jeune Allen Ginsberg et dont le nom est aussi celui d’un grand cycle poétique moderne signé  William Carlos Williams.

 

Peut-être le saviez-vous et peut-être non. Peut-être cela vous intéresse de l’apprendre et peut-être pas. Cela n’a aucun importance pour le film.

Tout semble couler de source

Tous les films sont difficiles à faire –les gros et les petits, les bons et les mauvais aussi. En regardant Paterson, on se demande souvent s’il est encore plus difficile de faire un film comme celui-ci, où tout semble évident, tout semble couler de source.

La beauté et l’énergie un peu désordonnée de Laura, l’impavidité du chien Marvin, le copain noir qui a des problèmes, le collègue indien qui a des problèmes, les bus qui ont des problèmes, les usagers, la circulation, les types de la rue à demi-menaçants à demi-rigolards qui veulent dognapper Marvin, l’apparition réitérée et sans autre explication de jumeaux, un voyageur japonais, le chemin entre la maison et le dépôt de bus et ses murs de briques. Un bistrot. Un pont. Un drame. Un jardin.

Golshifteh Farahani et Adam Driver

Il sera question du temps, qui est très fort pour passer à la fois selon un écoulement linéaire, de manière circulaire, et en couches superposées. Il sera question d’avoir des rêves, et d’en faire le matériau de la vie quotidienne. Il sera question de tendresse, d’écoute, d’attention aux autres. Et des signes qui émaillent le cours de l’existence, comme les rimes scandent les poèmes.

Il sera question de ce que c’est que d’être lié à une communauté, à des voisins, à la femme ou à l’homme qu’on aime, à des mots, des souvenirs, des images. Et même d’un monde où il se pourrait qu’aucun de ces liens se soit une contrainte ni une souffrance –mais il arrive qu’ils le soient. Il y aura une scène d’une grande violence, des poèmes d’amour à même l’écran, et des gags d’une délicatesse éperdue, quasi-surnaturelle.

Il y aura… cela qui est bien rare au cinéma: qu’on se réjouisse de retrouver une situation déjà vue, un personnage déjà rencontré. Comme si Paterson, Laura, mais aussi le vieux barman ou le poète japonais de passage, et même le collègue dépressif ou l’acteur noir amoureux transi, devenaient des amis, avec lesquels on serait prêt à discuter d’un écrivain local, des beautés de la chute d’eau qui domine la ville, d’une partie d’échecs en cours.

Jarmusch, maître des rituels

Jim Jarmusch a toujours excellé dans l’invention de rituels, la mise en place de pratiques réglées qui semblent d’abord arbitraires et suscitent une sensibilité aux vérités du monde, souvent sur un mode humoristique. Down by Law, Mystery Train, Dead Man, The Limits of Control en avaient donné des exemples mémorables, mais jamais sans doute cette manière stylée de regarder ses frères et sœurs de l’espèce humaine n’avait semblé aussi naturelle, aussi élégamment inscrite dans le tissu des travaux et des jours.

C’est la routine et l’extraordinaire de la vie quotidienne qui fleurissent sous les pas de Paterson, incroyable Adam Driver, aussi impavide qu’un Buster Keaton d’aujourd’hui.  Ils fleurissent une fois, deux fois, trois fois. Une fois dans la vie de Paterson, une fois dans les poèmes de Paterson, une fois dans le film de Jarmusch. Ce sont des petits bonheurs, mais des petits bonheurs au cube, c’est pas mal. Surtout que ça n’arrête pas.

Le film est déjà fini? On croyait qu’il venait de commencer. On croyait que cela n’existait pas, le cinéma en vers libres. Paterson vient de prouver le contraire.

Paterson de Jim Jarmusch, avec Adam Driver, Golshifteh Faharani, William Jackson Harper, Rizwan Manji.

Durée: 1h58. Sortie le 21 décembre.

« La Quatrième Voie », un beau chemin de traverse

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La Quatrième Voie de Gurvinder Singh, avec Suvinder Vikky, Rajbir Kaur, Gurpreet Bhangu, Taranjeet Singh. Durée: 1h55. Sortie le 8 juin 2016

Nous voyons ces deux hommes. Nous ne savons rien d’eux. Ils ne parlent pas. Ils traversent en bus une ville inconnue, puis continuent à pied. Ils sont pressés. Rien de ce que nous percevons, image et sons, n’apporte d’information, sinon qu’on est « en Inde ». En prélude, un carton a mentionné l’Etat du Pendjab en 1984, moment de graves troubles où les Sikhs, majoritaires dans la région, affrontent la police et l’armée, qui détruit le lieu saint, le Temple d’or d’Amritsar, ce qui entrainera quelques mois plus tard l’assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes sikhs. Ce sont des informations générales, impossibles à utiliser en relation avec ce qu’on voit à l’écran, en tout cas par qui ne connaît pas bien le pays et son histoire.

Les deux hommes arrivent dans une gare. Ils veulent aller à Amritsar, attendent longuement un train, sont rejoints pas trois autres que leur turban et leur barbe aident à identifier comme Sikhs. Ils ont la même destination. Lorsqu’un train arrive enfin, il leur est interdit à tous d’y monter, mais ils s’y installent en forçant le passage. Dans le fourgon se trouvent d’autres hommes, sikhs également.

L’histoire contée par le film n’est pas commencée. Elle ne se passe pas à ce moment-là ni à cet endroit-là (durant le voyage en train) mais « quelques mois plus tôt » (nouveau carton), dans une ferme et ses environs, campagne et village. Ce qui est bel et bien commencé, et de très appétissante façon, c’est la manière de filmer de Gurvinder Singh, et ce qu’elle engendre.

Les plans séquences, l’attention aux visages et aux gestes, la capacité à accueillir des atmosphères sans les assigner à une signification ou à une symbolique établissent une écriture ouverte, à la fois suggestive et intrigante. D’autant plus intrigante pour un spectateur occidental – et c’est en l’occurrence un véritable bienfait, dès lors qu’on accepte d’accompagner ce qui ne sera jamais ni expliqué par un commentaire (verbal ou visuel), ni assigné à un enchainement narratif.

La Quatrième Voie, dont le titre est lui aussi énigmatique, mobilise le vocabulaire du cinéma fantastique, parfois du film d’horreur, parfois du pamphlet politique, du film d’action, de la comédie, de la chronique sociale, du poème visuel. Il faut un certain temps pour se faire à l’idée que jamais une de ces modalités ne prendra le pas sur les autres. L’interminable débat sur l’exotisme, sur le fait de faire là-bas des films vus ici, trouve ici une réponse singulièrement heureuse, par la manière dont le cinéaste – qui connait fort bien le vocabulaire et l’histoire de l’art du cinéma – choisit de ne pas se soucier d’autres critères que ceux qui régissent le monde où se passe son film.

La famille sikhe au centre du récit, ses démêlés avec les militants en armes, avec les soldats, avec les leaders du village, le sort devenu central du chien de la maison, la beauté fascinante des plans de nature, les dilemmes du père de famille, la peinture des mœurs rurales… ce sont autant de composants, qui s’assemblent selon des logiques inédites, des compositions singulières où le suspens, jusqu’à l’extrême bord d’un gouffre de terreur, la violence, le quotidien débonnaire, affectueux, le souffle lointain, puis soudain proche, de l’actualité politique de la région, fabriquent un monde aux règles inusitées.

Gurvinder Singh a le grand mérite de ne pas filmer pour des spectateurs occidentaux, il travaille de l’intérieur un monde qu’il connaît bien. Et ce double mouvement – proximité entre le film, le sujet, les protagonistes et l’auteur/éloignement pour un public européen – augmente la puissance de suggestion des plans, les ressources poétiques de leur assemblage.

C’est peu de dire que cela ne va pas de soi, la même configuration pourrait produire un résultat incompréhensible, ou de piètre intérêt. Assurément le sens du cadre et de l’image est ici d’un grand recours, et la manière d’utiliser notamment l’obscurité, les basses lumières, la brume, paradoxalement augmente un autre accès au film, aux émotions et aux idées qui l’animent.

Mais il y a davantage, même si cela est difficile à formuler. Disons : un sentiment du monde. Car il s’agit à la fois d’événements politiques très précisément situés, de grandes questions (les minorités, les inégalités, la situation agraire, la lutte armée, le comportement des autorités et des forces de l’ordre) toujours actives dans la société indienne, et d’une parabole universelle. L’élégance attentive de la mise en scène en même temps que sa volonté de ne pas se soumettre à un récit, encore moins à une démonstration, délient les puissances qui habitent ce film, film qui se révèle extrêmement ambitieux malgré son apparente modestie.

On remarquera aussi que c’est le deuxième film indien en quelques semaines, après le déjà remarquable mais tout à fait différent Court de Chaitanya Tamhane, qui témoigne de l’apparition d’une nouvelle génération de réalisateurs dans ce pays, riche des plus hautes promesses.

« Kaili Blues » le plein de super

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Kaili Blues de Bi Gan, avec Chen Yong-zhong, Guo Yue. Durée: 1h50. Sortie le 23 mars.

Pour qui garde intérêt à ce qui advient sur les écrans au-delà des grosses machines hypermédiatisées, les propositions singulières, venues d’un peu partout, ne manquent pas. Chaque semaine ou presque y pourvoie, parfois même en si grand nombre qu’il est difficile de s’y retrouver. Parmi ces propositions, l’Extrême-Orient est depuis un quart de siècle une source particulièrement féconde. Et pourtant…

Et pourtant il est exceptionnel que se produise un événement tel que la découverte de Kaili Blues, premier long métrage d’un réalisateur de 26 ans, Bi Gan. Bi Gan est chinois, mais vient d’une région excentrée, le méridional et tropical Guizhou, et est issu de la minorité ethnique miao: pas exactement le profil type du jeune réalisateur préparé à s’imposer sur la scène internationale des festivals et des écrans art et essai. C’est pourtant ce qu’il est en passe de faire, avec ce film qui ne cesse de rafler, à juste titre, toutes les récompenses dans les festivals où il est invité, depuis Locarno qui l’a révélé en août dernier.

Au début de Kaili Blues, on retrouve certains traits communs au cinéma d’auteur chinois, une attention aux gestes et aux atmosphères, une dimension documentaire, le pari sur les puissances fictionnelles de personnages du quotidien, ici deux médecins qui travaillent et s’ennuient dans un dispensaire. Mais déjà des tonalités inédites, un penchant pour l’étrangeté qui rôde dans le banal et tire vers le fantastique, un humour à fleur de réel, la présence de la violence et de la misère, dans un monde où il est encore courant de vendre les enfants. Et surtout ces poèmes qui font irruption, troublent et séduisent.

Poète, ce fut une des activités de Bi Gan, depuis l’enfance. Il a aussi été pompiste, et dynamiteur de chantier. Rencontrer ce jeune homme qui semble plus jeune encore, c’est aller à la rencontre d’une trajectoire qui est elle aussi un poème. Fils d’un camionneur et d’une coiffeuse, élevé par sa grand-mère dans cette ville de Kaili où commence le film, Bi Gan a grandi dans un milieu où la culture n’avait aucune place.

Adolescent, il veut faire de la télévision, parce que «j’aime les animaux et j’espérais pouvoir leur consacrer des reportages». Seule le département média de l’université de Taiyuan, à 2.000 km de là, accepte ce peu prometteur aspirant, qui ne connaît rien au cinéma et ne s’en soucie pas. Un jour, par hasard, il tombe à la médiathèque de la fac sur un extrait de Stalker de Tarkovski. Il déteste ce qu’il voit au point de décider d’écrire un article dans le journal étudiant contre ce film, qu’il regarde alors par tronçons de dix minutes sur YouTube. Arrivé au bout, « j’ai pris conscience que j’avais vu le plus beau film de ma vie ».

Un professeur s’intéresse à lui, lui découvre un talent inattendu, va voir ses parents pour les convaincre de le laisser suivre sa voie. Voie qui se dirige dès lors vers le cinéma, mais avec des détours: Bi Gan étudie l’architecture, et apprend à faire sauter des pans de montagnes à coup d’explosifs.

 

kaili3De tout cela, on perçoit les traces dans Kaili Blues, de même qu’on y entend ses poèmes, que jusque-là personne ne voulait lire. Aujourd’hui, après que son film a remporté les Golden Horse, la plus haute récompense du cinéma chinois (décernée à Taiwan), un grand éditeur souhaite les publier.

Sortir de son monde par des voies improbables, c’est bien aussi ce que raconte Kaili Blues. Bientôt l’un des médecins enfourche sa moto et quitte la ville et son quotidien, chargé d’une double mission –retrouver son neveu abandonné par son père, apporter des souvenirs à l’ancien amoureux de sa collègue, désormais à l’article de la mort. La chronique se fait road-movie, exploration de situations inattendues et traitées avec légèreté, souvent avec humour.(…)

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Rencontres à Locarno

Piazza

Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.

 

« Un jeune poète »: Tenter de vivre

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Un jeune poète de Damien Manivel, avec Rémi Taffanel, Enzo Vassallo, Léonore Fernandes. Durée : 1h11. Précédé de La Dame au chien, avec Rémi Taffanel, Elsa Wolliaston, 16 minutes. Sortie le 29 avril.

Etrange et heureuse surprise que la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de trois films français qui, sans du tout se ressembler, manifestent la même foi dans les puissances poétiques du cinéma, avec humour et  ambition. Chacun à sa manière, La Sapienza d’Eugène Green, Le Dos rouge d’Antoine Barraud et Un jeune poète, premier long métrage de Damien Manivel, revendiquent avec fierté et humour le goût de l’exploration, une aventure qui ne redoute pas les rencontres avec les œuvres et même avec la pensée – une gageure en ces temps de bassesse démagogique.

Voici un adolescent, Rémi. Il arrive dans une ville, Sète. Il a un but : écrire des poèmes, des poèmes sublimes, bouleversants, qui feront frissonner le monde. Grand zigue à la peau pâle, aux paroles alambiquées et aux gestes empruntés, Rémi est un personnage comique. Comique mais pas ridicule, dans une situation qui prête à rire, mais sans ironie, et encore moins de cynisme, ces plaies de l’époque. Comme beaucoup des grands héros du cinéma burlesque, Rémi est maladroit et courageux, entreprenant et brouillon. Son obsession est sa force et sa faiblesse.

La silhouette d’une fille, désirée, perdue, l’éclat trop fort du soleil, des rencontres en porte-à-faux dans les rues et les bars, la tombe de Paul Valéry dans son cimetière marin, et même son fantôme, l’alcool à trop haute dose parsèmeront d’épreuves le vagabondage de l’aspirant poète. « Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire » écrivait Rilke au Jeune Poète qui lui avait demandé conseil. Mais Rémi, lui, ne trouve ni dehors, au contact des autres, de la nature, de la littérature, ni non plus en lui-même les ressources d’où jailliraient les phrases espérées. Rémi n’est peut-être pas poète, quoiqu’il en ait. Ce serait terrible peut-être, l’effondrement d’un rêve qui est aussi une image de soi-même. Ou alors au contraire, s’en rendre compte le délivrerait. Une seule certitude : il faut aller au bout du chemin.

Damien Manivel l’accompagne sur ce chemin, et celui-ci semble naître sous leurs pas, comme les mots paraissent jaillir, impromptu, de la bouche des protagonistes. Le gag et la stase se rencontrent à l’horizon de ce désir un peu fou, et sûrement trop abstrait. Poète. L’erreur est dans la majuscule, peut-être aussi dans le timing. Rémi cherche l’inspiration comme une message codé, ou un trésor caché. En plans fixes, Manivel la trouve comme un état de l’atmosphère, une vibration de la lumière, la douceur ou l’inquiétude d’un regard.

Entre celui qui est filmé et celui qui filme se joue un singulier pas de deux, rieur et attentif, affectueux et léger, disponible à l’accident – bon ou mauvais – et au passage des heures et des humeurs. A force de simplicité directe, Un jeune poète se teinte de fantasmagorie, la chronique se fait formule enchantée, et assez enchanteresse.

Au même programme est présenté un court métrage, La Dame au chien, tourné quatre ans plus tôt par Damien Manivel avec le même Rémi Taffanel, alors âgé de 14 ans. Dans un pavillons de banlieue, le temps d’une étrange parenthèse ludique et un peu inquiétante, se croisent un garçon timide et une grosse dame noire. Il y a le rhum, aussi. Le chien est témoin. Bref et infiniment troublant huis clos, à mi-chemin déjà entre burlesque et fantastique avec les plus réalistes des moyens, ce film de 16 minutes est une véritable joie de cinéma. Le rapprochement entre leux deux films, ce simple et puisssant effet de montage du même corps de jeune homme à quelques années de distance, en est un autre.