«C’est pas moi» et «Les Premiers jours», poème intime et poème cosmique

À la fois conteuse et fée, Nastya Golubeva Carax.

Les films de Leos Carax et Stéphane Breton inventent chacun une forme hybride, sensorielle et rêveuse.

Rien à voir entre eux, ces deux films qui sortent sur les écrans ce mercredi 12 juin? Pas si sûr… Leos Carax, transformant la commande d’un état de ses lieux en ode à ce qui le meut, à ce qui l’émeut, dans les films et dans la vie, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Stéphane Breton, livrant sa caméra d’ethnologue aux vents et marées d’une côte où des humains survivent dans des conditions extrêmes, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Un monde imaginaire devient concret, un monde réel devient légendaire, ces films esquifs, dans leur extrême singularité, voguent vers des horizons formidablement généreux et inspirants.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Comme souvent, il faut écouter ce qui s’énonce de plus évident. «C’est pas moi», dit Leos Carax, et le film qui porte ce titre n’est ni une autobiographie, ni un autoportrait. Pas même au sens, déjà fort diffracté, qu’avait donné quelqu’un de très présent dans le film de Leos Carax, Jean-Luc Godard, avec son JLG/JLG, autoportrait de décembre, il y a bientôt trente ans.

Pourtant, le film est né d’une commande du Centre Pompidou pour figurer dans la série «Où en êtes-vous…», dont chaque réalisation est demandée à un cinéaste devant être accueilli pour une exposition et une rétrospective. Il n’y eut finalement pas d’exposition ni de rétrospective. Le «Où en êtes vous Leos Carax» est devenu C’est pas moi.

Le titre évoque une dénégation enfantine, pour se défendre d’une accusation, dans des termes qui laissent à penser que celui qui la réfute en serait bien en effet coupable. C’est pas moi, m’sieur, qui à force d’avoir beaucoup rêvé avec les films des autres, ai foutu le feu au cinéma français des années 1980. Et qui depuis la comète Boy Meets Girl, cours et cabriole et tombe et me relève hors des sentiers battus. Modern Love qui peut la vie.

«But I try.» Il essaie, oui, avec C’est pas moi quand même à nouveau un film d’amour –comme tous ses autres films.

Ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors est amoureux: cette fois il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé, aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut enflammer ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard et, comme lui, il écrit de grandes lettres sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), en réunissant des images mémorables pour qu’elles évoquent encore autre chose.

Mais il convie aussi ses acteurs et actrices de cœur: Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu, Juliette Binoche et Katerina Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre.

Il accueille sa fille et il présente ses chiens, antidotes modestes et nécessaires aux cauchemars incarnés par une galerie de portraits de dictateurs d’hier et d’aujourd’hui.

Images, mots, ami(e)s aimé(e)s, compagnes et fille, chiens, tyrans, ce ne sont pas ici des personnes –humaines, non humaines, inhumaines– mais des figures, des projections, des forces qui sont aussi des formes.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Selon l’envoutante sarabande, des associations sensibles surgissent et se font signe de multiples figures enfantées par les grands écrans de ses désirs et de ses angoisses. Jusqu’à cette terrible et à jamais troublante enfant prénommée «Annette», qu’emporte vers un horizon obscur le rythme endiablé de David Bowie.

Le temps sort de ses gonds, Hamlet l’avait bien dit, et Paul B. Preciado après lui. Il faut, il faudrait, il y a urgence et douleur et beauté impérative et salvatrice à changer de regard. Ce déboîtement, c’est l’histoire avec sa grande hache, c’est aussi la fiction, qui opprime et qui libère.

Moment exceptionnel du dernier Festival de Cannes, le film ne laisse pas en repos, ne tient pas en place, ne rassure jamais. Ce serait comme une prière, incandescente et lascive, secouée de sanglots, et quand même d’espoir logé au sein même du désespoir, comme disait Léo Ferré qui surgit le temps d’un ou deux vingt-quatrièmes de seconde.

Ce n’est pas un film pour tout le monde (mais c’est quoi, un film pour tout le monde?). C’est un film qu’on espèrerait pour chacune et chacun, avec sa propre solitude et des capacités d’aimer encore à explorer. Cela dure, disent le programme et la montre, quarante minutes. Il ne faut pas toujours croire les programmes et les montres.

C’est pas moi
De Leos Carax
Avec Denis Lavant, Kateryna Yuspina, Nastya Golubeva Carax, Loreta Juodkaite, Anna-Isabel Siefken, Petr Anevskii, Bianca Maddaluno, Leos Carax
Durée: 41 minutes
Sortie le 12 juin 2024

«Les Premiers jours» de Stéphane Breton

C’est, tout de suite, un combat épique. Celui d’un homme seul contre l’océan, pour lui arracher violemment des brassées d’algues. Les roches coupent. Les vagues sont brutales. La mer est sale, polluée. Une musique envoutante et troublante se mêle à la grande voix du ressac.

Déjà presque tout est là, même si on ira de surprise en surprise, de changement de ton et de rythme tout au long du film. D’autres humains, des machines rouillées, des abris de fortune, toujours à proximité de cette côte nourricière et meurtrière, dont on ne saura ni le nom ni l’emplacement –du moins jusqu’au générique de fin.

À la crête des rochers, le combat brutal de l’homme qui arrache à la mer les conditions d’une vie précaire. | Dean Medias

Ils et elles, mais il y a surtout des hommes, travaillent, se battent avec les éléments et la matière. Organisent les paquets, le transport. Pas un mot ou presque. Mais des dialogues de mains et de pierres, de bras et d’algues, de regards et de métal. Des jeux utiles ou de pure poésie, en un mouvement que portent ces notes entêtantes, et les sons des choses. (…)

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Cannes 2024, jour 7: Bresson, Godard, Carax, «Apprendre», dans les marges, la beauté

Document poétique et jeu visuel au saut du lit issu de C’est pas moi de Leos Carax. |

Loin des pleins feux des «grandes» sections, des objets luxuriants de richesse cinématographique illuminent les écrans du Festival.

Ils ne sont en compétition pour rien et occupent des places marginales dans l’organisation du programme général du Festival de Cannes. Ce sont pourtant parmi les plus belles rencontres qui peuvent se faire sur grand écran cette année sur la Croisette. Deux d’entre elles ont été classées dans la section Cannes Classics, en principe vouée à ce secteur très dynamique qu’est la restauration des films dits «du patrimoine».

«Quatre Nuits d’un rêveur» de Robert Bresson

Cette place est évidente pour Quatre Nuits d’un rêveur (1971) de Robert Bresson, qui est une merveille incomparable, y compris au sein de l’œuvre de l’auteur de Pickpocket (1959).

Mais il s’agissait là de bien davantage que de ce que désigne le plus couramment le terme «restauration» à propos des films, soit un nettoyage plus ou moins important selon l’état de conservation des supports d’origine et le transfert sur support numérique permettant la projection en salle dans de bonnes conditions, puis la circulation en DVD et en VOD.

Pour Quatre Nuits d’un rêveur, tout cela a été fait et bien fait, sous la sourcilleuse supervision de Mylène Bresson, la veuve du cinéaste. Mais surtout, il ne s’agit pas d’une restauration, mais d’une résurrection: le retour parmi nous d’un film devenu pratiquement invisible durant des décennies, du fait d’un micmac à propos des droits.

Bien rares seront ceux en situation de revoir le film. Tous ceux, pas si nombreux, qui ont pu le voir depuis quatre décennies n’ont pu voir qu’une version de médiocre qualité visuelle, la seule de loin en loin disponible le temps d’une séance.

Peintre et conteur, qui pourrait dans un autre temps devenir le cinéaste Robert Bresson, Jacques l’amoureux déçu mais pas transi (Guillaume des Forêts). | MK2 Films / Carlotta

Grâce aux efforts combinés des sociétés MK2 et Carlotta, qu’on ne remerciera jamais assez pour ça, la transposition dans le Paris du début des années 1970 d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), est un choc, aujourd’hui comme lors de sa sortie. Un choc à la fois puissant et doux, où l’art du cinématographe tel que l’entendait Robert Bresson engendre cet îlot d’espace-temps, de présence physique, de rapports aux voix, aux gestes, aux idées, qui n’existe nulle part ailleurs.

Rien de tape-à-l’œil dans la qualité impeccable de la remise à neuf des images et en particulier des couleurs, notamment nocturnes, mais aussi celles de la peau des visages et des corps, ou des tableaux que peint le protagoniste amoureux de cette jeune femme rencontrée sur le pont Neuf un soir d’été et qui aime un autre homme.

La vibration des nuances (de couleurs, de voix, de sentiments) est ici toute la richesse de ce film étonnamment heureux, quand bien même ce qu’il raconte ne l’est pas particulièrement. Un film dont il faut aussi mesurer la dimension politique, dans le sillage de Mai-68 et auquel répondra l’extrême pessimisme, à nouveau sur les quais de la Seine, du Diable probablement six ans plus tard (1977).

«Scénarios» de Jean-Luc Godard

Quatre Nuits d’un rêveur n’est pas la seule grande résurrection présentée par Cannes Classics. Il faut au moins aussi mentionner le monumental Napoléon d’Abel Gance (1927), dont une grande version de sept heures sera présentée au début du mois de juillet à la Seine musicale par la Cinémathèque française et par Radio France et son orchestre symphonique.

Mais cette section accueille aussi des documents à propos du cinéma. Et voici que s’y est nichée une séance indéfinissable et bouleversante, composée de deux réalisations à la fois contigües et très différentes.

Comme l’a très bien résumé Fabrice Aragno, compagnon de travail de Jean-Luc Godard avec son complice Jean-Paul Battaggia, cette séance se composait d’un film et d’une vidéo, l’un et l’autre liés aux ultimes réalisations que Jean-Luc Godard aura supervisées juste avant sa mort.

La vidéo, présentée comme «Bande-annonce du film Scénario», projet que le cinéaste n’aura pas pu mener à bien avant de mettre fin à ses jours le 13 septembre 2022, est un objet comme il les affectionnait: un document de travail, ou plus exactement un document sur le travail. Le sien et ceux de ses deux assistants, et aussi de l’enseignante et chercheuse Nicole Brenez qui a accompagné la conception de toutes les réalisations de la dernière période.

Enregistré à la diable par Fabrice Aragno avec son téléphone portable, il s’agit d’une séance de discussions sur les manières de faire exister et d’organiser les images et les autres documents, écrits, sonores, envisagés par Jean-Luc Godard pour ce projet. Avec, revendiquées, des parts d’incertitude, de remises en question, de possibles et souhaitables bifurcations.

Ce document audiovisuel passionnant pour qui s’intéresse à l’œuvre de cet auteur ou aux processus d’élaboration d’un film, est très différent de Scénarios, film à part entière dont les dix-huit minutes recèlent une proposition formelle accomplie, où tous les éléments de composition importent.

Ils se déclinent en parcourant les pages d’un petit carnet «entièrement fait main» et donnent vie à un être de cinéma page après page, en une sorte de chant magique, où les images (visibles), les mots, les citations et les imaginaires (invisibles) dansent ensemble.

Des mains bonnes à tout, même à construire encore un poème d’images. | Écran Noir Productions

Et puis le dernier plan, tourné la veille du suicide et montrant le vieil homme assis sur son lit travaillant avec exigence à la mise en forme de l’autre film, celui qui n’existera pas, autour d’une formulation irrévocablement paradoxale.

Ce plan est assurément très émouvant comme trace in extremis. Mais ce moment participe aussi, et croit-on pouvoir affirmer, surtout, de la recherche de cette «forme qui pense» à laquelle, par des voies différentes, l’auteur de À bout de souffle (1960) et du Livre d’image (2018) n’aura cessé de travailler.

Et c’est bien, au-delà de l’aspect biographique, cette quête-là jusqu’à la dernière limite qui bouleverse et supprime tout caractère funèbre à ce qui est bien, cette fois, comme l’a rappelé avec émotion la productrice et cinéaste Mitra Farahani, le dernier film de Jean-Luc Godard.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Jean-Luc Godard, voici qu’on le retrouve, pour ainsi dire au détour de chaque séquence d’un autre objet de cinéma en rupture avec les normes et catégories habituelles. À partir d’une commande du Centre Pompidou en vue d’une rétrospective et d’une exposition qui n’eurent pas lieu, Leos Carax a composé une sorte d’autoportrait amoureux intitulé C’est pas moi.

On peut, entre autres approches, entendre le titre comme soulignant que ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors (2012) est amoureux, qu’il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut embraser ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard. Comme lui, il écrit sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), mais aussi convoque la compagnie de ses acteurs (Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu) et actrices (Juliette Binoche et Katia Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre). (…)

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«Chienne de rouge», sur les pistes du sang

Lorsque le sang paraît…

Le film de Yamina Zoutat fait résonner les puissances multiples d’une enquête poétique et documentaire, ludique et chaleureuse, personnelle et hantée par la grande histoire et les cauchemars du monde.

J’ai vécu la plus grande part de mon existence dans un siècle où le titre n’aurait pu renvoyer, dans toutes les langues du monde, qu’a un sens bien précis. «Chienne de rouge» se serait entendu comme une insulte à l’encontre d’une femme engagée pour la révolution anticapitaliste.

Il est besoin d’un petit temps pour comprendre que, des innombrables références et associations d’idées que mobilise le film, aucune n’a de lien avec cette signification.

Cela mérite attention du fait de l’étendue des associations libres qu’opère le film autour de son motif central, le sang… jusqu’à une explication tout à fait littérale et légitime, selon laquelle on appelle «chien» ou «chienne de rouge» des chiens de chasse dressés à suivre la piste d’animaux blessés grâce à la traînée de sang.

C’est à cet animal que se compare la réalisatrice, qui explique s’être lancée dans une sorte de jeu de piste sur les traces, infiniment multiples, du sang dans nos existences, présence physique invisible et visible, sang menstruel et sang des victimes de crimes et de guerres, sang des liens familiaux, des appartenances identitaires et de tant d’autres métaphores aux effets si concrets, souvent tragiques, parfois merveilleux.

À cette manière de se mettre elle-même au centre du projet répond qu’on s’autorise de mentionner ici ce qu’à titre personnel on entend d’abord en entrant dans son film, pour mieux apprécier ensuite la richesse, la poésie et les émotions multiples qui en émanent.

Le procès et l’opération

Chacune et chacun a affaire toute sa vie au sang, au moins le sien. Mais Yamina Zoutat a, si on peut dire, deux longueurs d’avance sur le commun des mortels en la matière. D’abord parce qu’elle fut, jeune chroniqueuse judiciaire à TF1 en 1999, amenée à couvrir le «procès du sang contaminé», formule foireuse qui masque que cette opération de passe-passe politicien n’était pas le procès du sang, mais de responsables et coupables qu’on aura tout fait pour protéger.

Elle qui avait recueilli les témoignages de victimes, dont des enfants sont morts, n’eut pas le droit d’en faire état, et son responsable à la rédaction lui avait en outre interdit de montrer du sang à l’image. Près d’un quart de siècle plus tard, le film est, entre autres, une revanche sur cet interdit.

Dans l’ombre, des jeunes filles en sang. | Shellac

Plus tard, elle apprendrait qu’elle-même avait failli mourir à la naissance du fait des rhésus sanguins incompatibles de ses parents, et fut sauvée grâce à une transfusion complète, que les médecins appellent «le grand échange». À ne pas confondre avec «le grand remplacement» de fascistoïde résonance, à quoi on entend bien que cette fille d’un Algérien et d’une Italienne est particulièrement sensible.

Et puisque le funeste droit du sang est de nouveau dans les artères de l’État français, en commençant par Mayotte, les nombreuses modalités de nos rapports à ce liquide vital, qui l’est d’autant mieux qu’on ne le voit pas, et ses infinies évocations nourrissent le mouvement multiple et puissant qui irrigue tout le film.

Les massacres et l’amie

Aux côtés du chauffeur qui transporte des poches de plasma dans les rues de Paris, de Nosferatu à un chevreuil éviscéré, de la transfusion salvatrice d’une patiente atteinte d’un lymphome aux entraînements hyper réalistes de réponses aux crimes de masse mis en place après l’attentat du Bataclan par les hôpitaux, c’est bien un sens cinématographique qui porte en avant la circulation interne du film, et ses pulsations. (…)

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Sur la terre comme dessous, «La Chimère» est bien vivante

Arthur (Josh O’Connor), entouré de la bande à la fois joyeuse et inquiétante des pilleurs de tombes.

Amoureux, bricolé, surprenant, le nouveau film d’Alice Rohrwacher tisse ensemble comique, fantastique et mélodrame pour inventer un mythe contemporain ancré, depuis un coin du centre de l’Italie, dans les grandes mutations contemporaines.

Sans états d’âme, les gars ont tout détruit. On les a envoyés nettoyer ce qui faisait désordre. C’était là qu’habitait l’étrange étranger, Arthur. Au pied des murailles du bourg, une sorte de baraque de bric et de broc, refuge à la limite de la ville et de la campagne. Là où venait parfois le rejoindre cette jeune femme étrange, étrangère elle aussi et pourtant prénommée Italia.

C’est une scène brève, presque en marge (elle aussi) du récit de La Chimère. Il s’y concentre pourtant beaucoup des multiples enjeux et émotions dont le quatrième long-métrage d’Alice Rohrwacher est porteur. Un film dont la beauté singulière, radicale, est d’être dans l’élan de multiples forces, d’énergies qu’on supposerait inconciliables et qui en font cet être vivant.

Ils ne sont pas si nombreux, les films qu’on qualifierait d’êtres vivants. Celui-ci l’est extraordinairement.

Cela avait commencé avec un rêve et puis, un jeu rieur et puis, un affrontement et puis, des embardées désordonnées, entre affection débordante et sans doute malhonnête et refus hostile et solitaire. Arthur, le grand Anglais installé dans cette région aux marches de l’Ombrie et de la Toscane, près de Tarquinia, revient et ne revient pas.

Il revient de prison, où l’a expédié son activité de pilleur de tombes étrusques pratiquée avec ceux qui se disent ses amis, ceux qu’on appelle dans la région les tombaroli. Il ne revient pas de son amour pour Beniamina, cette jeune femme entrevue en songe au début, disparue, sans doute morte. Mais qui sait? Et est-ce une raison pour cesser de l’aimer, de la chercher?

La chercher sous terre, là où se trouvent ces trésors enfouis il y a plus de 2.500 ans et faits pour que nul ne les voie. Arthur est un auxiliaire précieux pour les tombaroli. Son amour inconsolé a suscité chez lui un don: il «sent» les endroits vides sous terre, endroits qui, dans la région, s’avèrent fréquemment receler des objets de valeur.

Sous terre, là où étaient cachées les traces d’un passé destinées à d’autres que ceux qui y font irruption, là où est peut-être la femme solaire qui hante le souvenir d’Arthur. | Ad Vitam

Avec Arthur et ses amis pas toujours amicaux, le film se balade entre mythe d’Orphée, chasse au trésor comme dans les livres pour enfants, trafic véreux et suggestion d’une définition de l’artiste (de la cinéaste aussi) comme celui ou celle qui donne accès à l’invisible.

Encore tout cela ne constitue que certaines des lignes de tension, de conflit, de désirs, de comique parfois tendre et parfois burlesque, qui circulent et se tissent avec La Chimère. Voici la châtelaine hospitalière entourée de sa tribu de filles avides, voici l’étrangère et ses enfants métis qu’elle cache, avant d’inventer un gynécée alternatif dans une gare désaffectée.

Italia (Carol Duarte), la servante pleine de ressources, offre à Arthur la possibilité d’une autre histoire. | Ad Vitam

Voilà l’énergie plébéienne, paillarde et mélancolique des «pauvres tombaroli», comme il sera chanté à carnaval, voilà les relations avec les paysans, et avec les flics, vrais ou faux. Entrent en scène les grands trafiquants d’objets d’art, les encore beaucoup plus riches collectionneurs. Ceux-là font le contraire de l’amoureux poète qui donne accès à l’invisible, ils «estiment l’inestimable» –en dollars.

Et c’est tout un monde qui se peuple, se séduit, s’affronte ou s’ignore et qui, ainsi, ne cesse de reconfigurer la géographie mentale, romanesque et affective du film. (…)

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À voir en salles: «La Vénus d’argent», «Un hiver à Yanji», «Le Poireau perpétuel», «Journal d’Amérique»

Une image incongrue du réjouissant Poireau perpétuel, une des heureuses surprises de la semaine.

L’extrême singularité des films de Zoé Chantre et d’Arnaud des Pallières et la façon dont ceux d’Héléna Klotz et d’Anthony Chen échappent à ce qui semblait les définir déploient de multiples formes de liberté dans les manières d’exister du cinéma.

C’est curieux, la manière dont des films s’inventent une place là où nul ne les attendait ou, au contraire, gagnent à ne pas rester dans le programme auquel ils semblaient répondre. Ainsi de quatre titres qui arrivent sur les grands écrans cette semaine.

Celui de la Française Héléna Klotz et celui du Singapourien Anthony Chen gagnent, de séquence en séquence, contre ce qui semblait constituer leur ADN. Ceux de Zoe Chantre et d’Arnaud des Pallières inventent leur forme en se faisant, sans autre guide ni référence que ce qu’appellent les énergies et les expériences mobilisées par les images et les sons.

«La Vénus d’argent», de Héléna Klotz

Trajectoire et rupture. Action et douleur. Tout de suite, le film La Vénus d’argent montre les cartes de son jeu. Le plan d’ouverture a longuement accompagné la silhouette en scooter, sur les rocades désertes, la nuit, près du quartier d’affaires de La Défense, en banlieue parisienne.

Jeanne (Claire Pommet), prête au combat pour changer de monde. | Pyramide

C’est que Jeanne a un long chemin à faire. Mais ensuite, bang!, elle explose une vitrine, vole un costume, passe outre la vilaine blessure d’un éclat de verre qui entaille son corps, son sein, sa féminité.

Il lui faut parcourir le trajet douloureux qui la sortira de son milieu très modeste, pour conquérir une place parmi les guerriers de la haute finance internationale. Le visage si doux de la chanteuse Pomme, figurant au générique sous son vrai nom, Claire Pommet, et son corps qui se met en scène comme androgyne («neutre, comme les chiffres», dit-elle) sont les premiers éléments perturbateurs des typages associés aux milieux auxquels elle a affaire.

D’où elle vient: une famille aimante, un papa gendarme, un ex lui aussi militaire et très épris, tous conformes aux signes extérieurs du confort affectif, malgré le contraste avec leurs métiers violents. Où elle veut aller: auprès de deux figures du pouvoir financier aux apparences et aux mœurs non normées, chez qui le corps est un actif plus qu’un donné physique. Sur ce trajet, se dessinent d’intrigantes variations sous le signe de multiples relations barrées au corps, qui irriguent le motif convenu du roman d’apprentissage d’une Rastignac en blouson de cuir.

Mais c’est surtout la tension entre le projet de vie infect (devenir une tueuse au sein de la finance globalisée) et ce qui émane de la présence de l’actrice principale qui finit par créer quelque chose d’étrange, d’ambigu, au-delà des rebondissements d’un scénario qui aurait vite perdu tout intérêt sans la présence de Jeanne, et autour d’elle, ces corps et ces voix. Les interactions décalées entre les personnages ouvrent ces interstices troubles et redonnent une place au spectateur.

La Vénus d’argent de Héléna Klotz avec Claire Pommet, Sofiane Zermani, Anna Mouglalis, Nils Schneider, Grégoire Colin

Séances

Durée: 1h35 Sortie le 22 novembre 2023

«Un hiver à Yanji», d’Anthony Chen

Dans la ville gelée du nord de la Chine, près de la frontière avec la Corée du Nord, le jeune homme semble lui aussi figé dans une glaciation des rapports aux autres. Sa rencontre fortuite avec une jeune femme, à sa façon aussi à la dérive, puis avec l’ami de celle-ci, engendrent de manière peu probable un trio où circulent des affects qui hésitent à se préciser.

Xiao (Chu-xiao Qu), Nana (Zhou Dong-yu) et Hao-feng (Liu Hao-ran), au point de rencontre de trois solitudes. | Nour Films

On voit le scénario se développer, on a entendu la référence répétée au Jules et Jim de François Truffaut. Elle ne tient guère, glisse sur les surfaces dures et lisses ou fond dans les recoins surchauffés entre lesquels circule Un hiver à Yanji. Et la citation explicite de Bande à part de Jean-Luc Godard ne brise pas plus la glace d’une inscription dans les suites directes de la Nouvelle Vague.

Le charme, au sens magique du mot, du film chinois du réalisateur singapourien Anthony Chen, naît d’ailleurs. Moins que les péripéties d’un possible trio amoureux, sous le signe d’un trouble de l’identité redoublé par la présence de nombreux Coréens dans la ville chinoise, c’est la douceur ouverte de chaque séquence qui convainc et émeut.

Comme si l’incertitude des émotions et des lignes de conduite de ses personnages avait, pour le meilleur, contaminé la mise en scène du nouveau film de l’auteur de Ilo Ilo (2013), ouvrant des libertés et des zones d’instabilité dans la manière laisser exister un paysage (urbain ou en forêt), un geste, une phrase ou un silence.

Un hiver à Yanji en raconte moins que ce qu’il semblait parti pour narrer en réunissant ses protagonistes et en les installant dans cet environnement à plus d’un titre chargé de sens, ou de métaphores (l’hiver rigoureux, la frontière, les appartenances nationales et linguistiques clivées). Et de ce moins, naît peu à peu une belle et ample attention aux êtres et à ce qui circule entre eux, loin de tout symbolisme, comme de tout romanesque formaté.

Un hiver à Yanji d’Anthony Chen avec Zhou Dong-yu, Liu Hao-ran, Chu-xiao Qu

Séances

Durée: 1h40  Sortie le 22 novembre 2023

«Le Poireau perpétuel», de Zoé Chantre

Aussi improbable que son titre, ce film comme surgi de nulle part sidère d’emblée par sa liberté de ton et de forme, son humour pour évoquer des sujets douloureux, dont les maladies graves qui affectent la réalisatrice-narratrice et sa mère, entre lesquelles se jouera l’essentiel du récit. (…)

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«Hotel by the River», une nuance de blanc plus pâle

Confidences entre Sang-hee (Kim Min-hee, qui illumine de son talent les sept derniers films de Hong sang-soo) et son amie Yeonju (Song Sean-li). | via Les Acacias

Un poète vieillissant et ses deux fils, deux jeunes femmes, des souvenirs qui reviennent: avec une souriante élégance, le film de Hong Sang-soo est une élégie hantée qui abrite des gouffres.

Blanc sur blanc. Sur blanc. Tout autour le paysage couvert de neige. Dans la chambre d’hôtel aux murs et aux rideaux immaculés, deux jeunes femmes allongées, en vêtements clairs dans les draps. Ce qu’elles se murmurent, au bord du sommeil, est comme des nuances de blanc. Des touches minimes d’intimité, de peur devant la vie, de regret.

Un petit acte hors de contrôle, un vol minime (une paire de gants), quelque chose de violent s’est passé pour l’une, dont on ne saura presque rien. Quelque chose de cruel est advenu pour l’autre, une trahison amoureuse, dont on saura un peu. Elle parlent à demi-mots, se taisent. Un rire. Un soupir.

Au rez-de-chaussée de l’hôtel, les deux frères attendent leur père à la cafétéria. Un peu plus loin, dans une autre salle, le père attend ses fils. Malentendu minime. Les fils sont très différents l’un de l’autre, physiquement et psychologiquement. Peut-être y a-t-il eu un lien entre l’ainé et une des jeunes filles, à l’étage.

Il y a un conflit entre les deux frères, un conflit aussi entre eux et leur père, qui a abandonné leur mère il y a longtemps. Le père est un poète connu, dans ce pays (la Corée du Sud) où on fait encore cas des poètes. Le fils cadet est un réalisateur connu, dans ce pays (la Corée du Sud), etc. L’aîné cache sa situation familiale à son père.

Un peu plus tard le même jour, brièvement, le poète vieillissant rencontrera les deux jeunes femmes, lors d’un rare plan en extérieur, noyé dans la neige à perte de vue.

Il leur dira la vérité: qu’elles sont belles. Comme il n’a rien d’autre à dire, il le répètera. C’est un peu gênant, et en même temps très juste, très précis. Toute autre phrase serait malhonnête, ou artificielle. Le type est un bon poète.

Des esquisses à l’encre diluée

On songe au titre de la chanson, A Whiter Shade of Pale, tandis que semblent glisser les un sur les autres ces moments d’échanges et de silence, entre ces personnes dont peut se sentir d’autant plus proches que nous ne saurons d’elles que très peu.

Dans le noir et blanc ici presque constamment saturé de lumière (sauf la séquence nocturne, et à l’intérieur d’un restaurant, qui ponctuera le film un peu avant la fin), les fragments de récits concernant l’existence de ces cinq personnages semblent des nappes légères d’émotions, comme des esquisses à l’encre très diluée.

Humour à froid et non-dits: le poète (Kim Joo-bong) et ses deux fils (Yu Jun-Sang et Kwon Hae-hyo). | via Les Acacias

La mort est là, à proximité –et en Asie le blanc est sa couleur. La dureté de l’existence, les rancœurs familiales, les échecs des uns et les impasses des autres habitent le hors cadre, tout près. Le monde d’Hotel by the River n’a rien d’idyllique. Un humour comme une très légère toile d’araignée relie ces séquences, comme on sait l’humour est la politesse du désespoir. (…)

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Penser, écrire, agir dans un monde abimé – à propos d’un numéro de « Critique »

NB: ce texte est paru sur AOC le 25/03/2019

Coordonné par Marielle Macé et très irrigué de la pensée de Bruno Latour, un somptueux numéro spécial de la revue Critique invite à se pencher sur l’urgence des enjeux écologiques. Réunies sous le titre « Vivre dans un monde abimé », quatorze contributions y livrent, sans résignation ni désespérance, leurs propositions et pistes de réflexion.

 

Intitulé « Vivre dans un monde abîmé », le numéro 860-861 de janvier-février de la revue Critique (Éditions de Minuit) offre un extraordinaire ensemble de propositions et de réflexions, parmi les plus riches qui se puissent lire en ce moment sur les enjeux essentiels de ce temps. Ce monde abimé est bien évidemment notre monde, victime de saccages « écologiques, économiques, relationnels et politiques » comme le rappelle l’avant-propos. Les contributions ici réunies témoignent du moins de combien ces conditions exigent de réinvention de la pensée et de rapport au monde, et comment nombreux sont ceux qui, par leur action intellectuelle et concrète, répondent à cette exigence. Sans aucune possibilité d’exhaustivité, évidemment, ce numéro de Critique offre néanmoins un édifiant, et finalement réjouissant panorama des éléments de réponses aux réalités contemporaines.

Bien que Bruno Latour n’ait pas lui-même contribué à ce numéro coordonné par Marielle Macé, sa pensée l’irrigue entièrement, et il n’est pratiquement aucun des quatorze articles composant cette livraison qui n’y fassent référence. Parmi eux, un texte d’Emanuele Coccia consacrés aux deux derniers livres parus de Latour, Face à Gaïa et Où atterrir ? (tous deux aux éditions La Découverte), en explicite la cohérence et la richesse féconde avec un sens de la synthèse remarquable. Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un penseur majeur comme Coccia, désormais bien repéré grâce à l’importance de son La Vie des plantes, se consacrer entièrement à l’éclairage de la pensée d’un autre. Son texte, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », accompagne les cheminements qui ont permis à Latour de relier la critique des modernes, la compréhension des processus scientifiques et l’interrogation des modèles de sciences politiques pour élaborer une stratégie théorique reconfigurant l’ensemble des relations entre les êtres, en-deçà des distinctions entre humains et non-humains, individu et société. Il se trouve que la conjoncture est en train de donner à la réflexion et aux travaux de Latour une cohérence concrète d’une ampleur inédite, dont le texte de Coccia éclaire les fondements théoriques autour de la figure conceptuelle de Gaïa, quand les exigences de démocratie directe, la référence aux cahiers de doléance autant que les derniers soubresauts de la (non-)politique environnementale inscrivent les travaux de Latour dans l’actualité quotidienne la plus vive.

« Vivre dans un monde abimé » se compose de quatorze textes, dont deux entretiens. Il entretisse des propositions dont on peut dire, en assumant le côté schématique d’une telle division, qu’elles sont pour certaines principalement centrées sur des pratiques, et les autres principalement centrées sur une approche théorique. Parmi les premières, appuyées sur des expériences concrètes du « monde abîmé » dont la catastrophe environnementale planétaire est à la fois l’horizon et dans une certaine mesure le masque, ou du moins la simplification paralysante, figurent exemplairement les réflexions inspirées à la sociologue Sophie Oudard par ses enquêtes de terrain à Fukushima. Elle les inscrit ici dans une histoire plus longue du traitement des catastrophes nucléaires, dans leurs gigantesques différences, depuis Hiroshima et avec Tchernobyl en position pivot – figure limite, mais aussi prototypique, du monde abimé. Très différent et pourtant en totale congruence apparaît la description par Enno Devillers-Peña de l’admirable travail développé par l’association DingDongDong. Cet « Institut de coproduction de savoir » sur la maladie de Huntington, constitué à l’initiative d’Émilie Hermant et de Valérie Pihet, développe à partir de la singularité de cette pathologie et en y associant toutes les personnes qui, à des titres divers, y ont affaire, des stratégies et des pratiques qui s’avèrent exemplaires pour penser aussi les multiples problématiques suscitées par ce «monde abîmé», et appelé à l’être de plus en plus, qui est le nôtre.

Ainsi, également, de la conversation avec le jardinier Gilles Clément et le politologue Sébastien Thiery. Ils déploient la multiplicité des gestes, mais d’abord des manières d’aborder les situations qui caractérisent le travail de l’auteur du Jardin planétraire et celui du fondateur et animateur de l’association PEROU qui travaille avec les migrants et les laissés pour compte à l’invention de nouveaux rapports aux représentations, et en particuliers à l’espace. Ainsi de la juriste et philosophe politique Isabelle Delpla, spécialiste des situations de post-conflit et de post-génocide. À partir notamment de ce qui s’est passé (continue de se passer) en Bosnie, « monde abimé » ô combien, elle développe le concept de « pays vide ». Formulation discutable – à bien des égards la réflexion actuelle tend au contraire à peupler davantage, et autrement, les territoires du monde abimé – mais proposition très suggestive de penser à partir de la « vulnérabilité des formes politiques qui semblaient jusqu’alors les plus établies », à commencer par les états-nations. Et bien entendu l’article de Nathalia Kloos « Lutter dans un monde abimé », qui présente deux ouvrages dédiés à des actions reconfigurant l’action politique et citoyenne, notamment avec les ressources de l’écoféminisme, Reclaim d’Émilie Hache et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (tous deux dans la collection « Sorcières », Cambourakis éditions).

Un second fil directeur au sein de ce numéro de Critique met en valeur la réflexion de plusieurs grandes figures repères de cette pensée de l’action aux temps de l’anthropocène.  Outre Bruno Latour, la plus repérable, et à bien des égards la plus importante, est la philosophe féministe Donna Haraway, dont Thierry Hoquet présente la pensée transgressive, stimulante et sans cesse en mouvement à partir de son ouvrage Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (pas encore traduit en français), et qui déploie et actualise la pensée de l’auteure du Manifeste Cyborg. C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway (et aussi Philippe Descola, Isabelle Stengers et Vinciane Despret, autres références décisives) qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient, telle que divers néologismes entendent la qualifier à l’enseigne de la collapsologie et des Extinction Studies.(…)

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«Un grand voyage vers la nuit», expérience hallucinée

Cette femme que joue Tang Wei est-elle vraiment Qiwen, qui obsède Luo?

Le deuxième long-métrage du réalisateur chinois Bi Gan accompagne la quête amoureuse et mélancolique d’un homme dans ce qui n’est peut-être qu’un songe.

Il y a eu un crime. Une fuite. Un amour brisé. C’était ailleurs, ou avant. C’était un rêve, ou un film.

Il y a un homme, Luo. Il est en danger, mais il revient affronter des fantômes, essayer de retrouver un spectre: le souvenir de la femme aimée, Qiwen. Mais pas comme un souvenir, comme une femme.

Il fait nuit, il fait chaud et humide. Parfois, il pleut à l’intérieur des maisons. Les lumières sont basses, vertes et rouges, les sons étouffés. Il semble que le poids des objets soit différent.

Le premier long-métrage du jeune poète Bi Gan, Kaili Blues, était un road movie sidérant, qui l’a immédiatement propulsé sur le devant de la scène internationale du cinéma d’auteur. Son deuxième film est davantage un film trip, expérience hallucinatoire servie par un art singulier des sensations.

Il n’est pas difficile de rattacher Un Grand Voyage vers la nuit à un héritage artistique où les plans-séquences hypnotiques et pluvieux de Nostalghia d’Andreï Tarkovski occuperaient une place de choix à côté d’une certaine tradition –opiacée?– chinoise: Wong Kar-wai bien sûr, et surtout 2046, mais aussi Suzhou River, qui avait révélé Lou Ye, ou certains aspects de l’œuvre de Hou Hsiao-hsien, en particulier Millenium Mambo.

Luo (Huang Jue), celui qui voyage à travers sa mémoire, ses fantasmes et ses peurs.

Voix off envoûtante et 3D immersive

Psalmodiant des informations lacunaires, la voix off, hypnotique et suggestive, joue un rôle majeur dans l’enclenchement de ces processus de dérives en état de demi-veille.

Et c’est tout un dispositif sensoriel et émotionnel qui se déploie durant la première partie du film, où il est évident que le récit, au sens de succession d’événements plus ou moins anecdotiques, importe beaucoup moins que l’état dans lequel le film invite à se plonger.

La deuxième partie cherche à aller encore plus loin, ou plus profondément. Bi Gan invente les possibilités d’un rêve dans le rêve, en recourant à une stratégie singulière, un unique plan-séquence de plus d’une demi-heure en 3D.

La quête d’une femme aimée, perdue, rêvée peut-être, entraîne dans des territoires mystérieux, que rend plus vertigineux ce fort peu réaliste relief, surgi aux deux tiers de la projection.

Images subliminales et impressions venues du passé, réel ou non.

On croirait l’emploi de cette technologie aux antipodes de l’usage que le grand spectacle hollywoodien a essayé d’imposer au cours de la dernière décennie, sans vraiment y parvenir. Mais l’écart n’est pas forcément si grand qu’on le croit.

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«Milla», celle qui est là

Au-delà de la chronique et du fantastique, le deuxième film de Valérie Massadian capte l’aura intense et vibrante d’une jeune femme au fil de son quotidien.

Elle est là, Milla. Une jeune fille, une humaine sans âge, une extraterrestre venue du futur. Surgie du côté opaque d’une planète lunaire, qui serait aussi la Terre.

Ça se passe ici, maintenant. Mais un ici et maintenant comme un chant sauvage, un bond de côté. Valérie Massadian filme de là.

Pas une personne, pas un personnage

La mer, le village sur la côte de la Manche, la maison pourrie mais quand même protectrice, les cafés tristes, les larcins pour manger, le travail, le garçon rebelle, la mort, le bébé, c’est une vie? Non.

La vie, c’est elle, Milla. Pas parce qu’elle fait des choses surprenantes ou spectaculaires, encore moins parce qu’elle «représenterait» quelque chose –comme si on savait ce que ça veut dire.

Le deuxième film de Valérie Massadian –cinéaste sidérante révélée il y a sept ans avec une météorite au nom de toute petite fille, Nana– défie les règles de la chronique sociale et de la romance comme les jeux convenus avec les codes du fantastique ou du lyrisme, les constructions de métaphores.

Marginale, enfantine, amante, femme de ménage, fêtarde, marchande de fruits, maman…. Milla n’est pas une personne, comme dans les documentaires, et pas un personnage, comme dans les fictions. Elle est une existence, une vibration.

Elle est ronde, elle est blonde, elle est silencieuse. Ni petite fille, ni ado, ni femme –ou tout cela ensemble, mais de biais, un peu en retrait. Elle est bouleversante de n’être comparable à rien ni personne, anti-cliché comme on dit antimatière. (…)

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Découvrir sans délai le bonheur puissance 3 de «Paterson»

Chronique d’une vie quotidienne dans une petite ville d’aujourd’hui, le film de Jim Jarmusch en révèle les ressources infinies de beauté, d’humour et d’émotion.

«On a plein d’allumettes à la maison.» Paterson marche dans les rues de Paterson. Il va commencer sa journée de travail, chauffeur de bus. Il pense à une phrase de la jeune femme charmante qui partage sa vie. Cette phrase s’écrit sur l’écran. Ce n’est plus une réplique de la vie quotidienne, c’est la première ligne d’un poème. Paterson est poète. Jim Jarmusch est poète. Paterson est un poème de cinéma à propos d’un poète qui vit en couple et travaille dans une petite ville du New Jersey.

C’est, aussi, un bonheur de chaque seconde.

Pas la vie de Paterson, le personnage, encore que souvent aussi, mais la vision de Paterson, le film. Dans cette ville, qui est connue aux Etats-Unis pour avoir vu grandir le jeune Allen Ginsberg et dont le nom est aussi celui d’un grand cycle poétique moderne signé  William Carlos Williams.

 

Peut-être le saviez-vous et peut-être non. Peut-être cela vous intéresse de l’apprendre et peut-être pas. Cela n’a aucun importance pour le film.

Tout semble couler de source

Tous les films sont difficiles à faire –les gros et les petits, les bons et les mauvais aussi. En regardant Paterson, on se demande souvent s’il est encore plus difficile de faire un film comme celui-ci, où tout semble évident, tout semble couler de source.

La beauté et l’énergie un peu désordonnée de Laura, l’impavidité du chien Marvin, le copain noir qui a des problèmes, le collègue indien qui a des problèmes, les bus qui ont des problèmes, les usagers, la circulation, les types de la rue à demi-menaçants à demi-rigolards qui veulent dognapper Marvin, l’apparition réitérée et sans autre explication de jumeaux, un voyageur japonais, le chemin entre la maison et le dépôt de bus et ses murs de briques. Un bistrot. Un pont. Un drame. Un jardin.

Golshifteh Farahani et Adam Driver

Il sera question du temps, qui est très fort pour passer à la fois selon un écoulement linéaire, de manière circulaire, et en couches superposées. Il sera question d’avoir des rêves, et d’en faire le matériau de la vie quotidienne. Il sera question de tendresse, d’écoute, d’attention aux autres. Et des signes qui émaillent le cours de l’existence, comme les rimes scandent les poèmes.

Il sera question de ce que c’est que d’être lié à une communauté, à des voisins, à la femme ou à l’homme qu’on aime, à des mots, des souvenirs, des images. Et même d’un monde où il se pourrait qu’aucun de ces liens se soit une contrainte ni une souffrance –mais il arrive qu’ils le soient. Il y aura une scène d’une grande violence, des poèmes d’amour à même l’écran, et des gags d’une délicatesse éperdue, quasi-surnaturelle.

Il y aura… cela qui est bien rare au cinéma: qu’on se réjouisse de retrouver une situation déjà vue, un personnage déjà rencontré. Comme si Paterson, Laura, mais aussi le vieux barman ou le poète japonais de passage, et même le collègue dépressif ou l’acteur noir amoureux transi, devenaient des amis, avec lesquels on serait prêt à discuter d’un écrivain local, des beautés de la chute d’eau qui domine la ville, d’une partie d’échecs en cours.

Jarmusch, maître des rituels

Jim Jarmusch a toujours excellé dans l’invention de rituels, la mise en place de pratiques réglées qui semblent d’abord arbitraires et suscitent une sensibilité aux vérités du monde, souvent sur un mode humoristique. Down by Law, Mystery Train, Dead Man, The Limits of Control en avaient donné des exemples mémorables, mais jamais sans doute cette manière stylée de regarder ses frères et sœurs de l’espèce humaine n’avait semblé aussi naturelle, aussi élégamment inscrite dans le tissu des travaux et des jours.

C’est la routine et l’extraordinaire de la vie quotidienne qui fleurissent sous les pas de Paterson, incroyable Adam Driver, aussi impavide qu’un Buster Keaton d’aujourd’hui.  Ils fleurissent une fois, deux fois, trois fois. Une fois dans la vie de Paterson, une fois dans les poèmes de Paterson, une fois dans le film de Jarmusch. Ce sont des petits bonheurs, mais des petits bonheurs au cube, c’est pas mal. Surtout que ça n’arrête pas.

Le film est déjà fini? On croyait qu’il venait de commencer. On croyait que cela n’existait pas, le cinéma en vers libres. Paterson vient de prouver le contraire.

Paterson de Jim Jarmusch, avec Adam Driver, Golshifteh Faharani, William Jackson Harper, Rizwan Manji.

Durée: 1h58. Sortie le 21 décembre.