Un miracle nommé «Heureux comme Lazzaro»

 

Adriano Tardiolo dans le rôle-titre de Heureux comme Lazzaro

Le nouveau film d’Alice Rohrwacher invente une forme très originale de merveilleux, grâce à la qualité du regard de cinéaste italienne.

Comme son précédent film, Les Merveilles, le troisième long-métrage d’Alice Rohrwacher se déploie dans une société paysanne à l’écart du monde.

Là restent en vigueur au milieu des années 1990 des mécanismes de domination d’un autre âge, auxquels souscrivent tous les protagonistes: la comtesse avide, son fils stupide et arrogant et le régisseur impitoyable qui en profitent, la communauté de paysans, hommes, femmes et enfants qui triment dans les champs de tabac. Parmi eux, Lazzaro est une sorte d’innocent que tous utilisent, et qui ne songe qu’à aider et obéir.

Ensuite, il adviendra bien des choses qu’il n’est pas nécessaire de raconter ici. Le monde changera, celui de la campagne il y a vingt-cinq ans, celui de la ville aujourd’hui. Des formes d’injustice, d’oppression, d’abus s’éloigneront dans la nuit des temps, d’autres s’établiront.

1282620

L’important est ailleurs: dans la richesse de chaque instant filmé par la réalisatrice. Il se passe des événements extraordinaires dans son film, et puis souvent des choses banales, ou amusantes, ou effrayantes. Chaque moment est comme saturé de possibilités supplémentaires, chaque image vibre de l’attention précise et douce aux visages, aux brins d’herbe, aux souffles d’air.

Chaque plan, tout en montrant, en racontant, recèle la promesse d’un nombre infini d’autres sensations, d’autres histoires. Si le film est bien le récit d’un miracle, c’est qu’il est lui-même miraculeux.

Autour de Lazzaro peuvent bien affluer des réminiscences venues de Buñuel, de De Sica, de Pasolini, d’Ermanno Olmi. Sa possible sainteté n’a pas plus à être décidée par le film, ou par ses spectateurs, que par les personnages.

Il y a le mystère de ce qu’il est, de sa manière d’exister dans le monde. Et ce mystère engendre un tourbillon d’images, de mots, d’idées, de comique et de drame.

La réalisatrice ne se soucie ni de donner une leçon, ni d’affirmer une puissance fut-elle celle d’une artiste. Elle se contente de croire absolument, ingénument peut-être comme son héros, dans la force d’émotion et de suggestion du cinéma. C’est inexplicable, et d’une évidence absolue. C’est très beau.

2327986

 Heureux comme Lazzaro

d’Alice Rohwacher, avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani, Luca Chikovani, Sergi Lopez, Nicoletta Braschi.

Durée: 2h10. Sortie le 7 novembre 2018

 

 

NB : Cet article est une version légèrement différente de la critique publiée sur Slate.fr lors de laprésentation du film en compétition à Cannes

Cannes jour 6: «3 visages» et «Heureux comme Lazzaro», le cinéma comme voyage, miracle et évidence

Le film de Jafar Panahi construit autour de trois figures féminines un voyage dans l’histoire des mœurs et des représentations. Celui d’Alice Rohrwacher confronte à la noirceur du monde l’innocence d’un jeune paysan et la sensibilité du cinéma.

Photo: Behnaz Jafari et Jafar Panahi dans «3 visages».

Il a été tant question de ce film pour des raisons qui ne le concernent pas directement que 3 visages risquait de disparaître devant les déclarations, évidemment légitimes, de solidarité avec son réalisateur et de protestation contre les multiples interdits dont il demeure frappé: pas le droit de filmer, pas le droit de sortir du pays, pas le droit de parler aux médias, pas le droit de montrer ses films dans son pays.

Fort heureusement, les projections cannoises du neuvième long-métrage de Jafar Panahi ont remis les pendules à l’heure juste, celle d’un grand cinéaste, et d’un film qui se suffit pleinement à lui-même.

Un voyage

3 visages est un voyage. Un voyage par la route, de la capitale à un village au nord-ouest de l’Iran, région de langue et de culture azérie. Un voyage dans le temps, qui relie les modes de vie archaïques de villages isolés à l’utilisation des réseaux sociaux sur les smartphones. Un voyage dans l’histoire, l’histoire du cinéma iranien, incarné par les trois visages du titre, ceux d’actrices du passé, du présent et du futur.

C’est Jafar Panahi qui conduit. Il conduit le film, et il conduit la voiture où a pris place une des actrices les plus célèbres en Iran, Behnaz Jafari dans le rôle de Behnaz Jafari. Celle-ci a reçu sur son portable une vidéo montrant une jeune villageoise commettant un suicide par désespoir de ne pouvoir accomplir sa vocation de comédienne, empêchée par ses parents et ne recevant aucune réponse des professionnels avec lesquels elle a tenté d’entrer en contact.

Avec Panahi au volant, elle se rend dans ce village pour en avoir le cœur net. Elle y rencontrera des paysans qui l’admirent comme vedette de la télévision qu’ils regardent chaque soir, mais ont des attentes fort différentes de celles de la visiteuse.

Elle y rencontrera aussi une des plus grandes vedettes du cinéma d’avant la République islamique, Shahrzad. Recluse, invisible, ostracisée et pourtant bien présente, celle qui fut la star de films populaires ayant surtout mis en avant ses attraits physiques est aussi peintre et poète.

Multiples trajectoires

Ce qui précède, qui décrit les grandes lignes narratives de 3 visages, n’en dit presque rien. Justement parce que le film est un voyage, c’est-à-dire un mouvement.

En voiture ou à pied, en paroles et en souvenirs, en gestes et en paysages, le film ne cesse de se déployer selon de multiples trajectoires, qui se recombinent avec humour, avec attention au moindre des personnages secondaires, avec un sens impressionnant du saut périlleux entre anecdote locale et questions globales –les rapports femmes-hommes, humains-nature, présent-passé, image-réalité.

Panahi s’amuse et s’interroge, écoute et regarde. Sans cesse de nouveaux rameaux semblent pousser de la branche maîtresse de son récit (…)

LIRE LA SUITE

« Les Merveilles »: le miel de la vie

MERVEILLES

Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Sabine Timoteo, Monica Bellucci. Durée: 1h51 | Sortie: 11 février 2015.

Elle est bizarre cette maison, immense bâtisse entre inachèvement et délabrement, avec quelque chose de majestueux et un côté minable. Elle est encore plus bizarre, cette famille qui habite la maison, et dont on mettra du temps à identifier les liens qui relient les personnages, la nature de leurs relations, sans que tout soit d’ailleurs éclairci –on est en Italie, mais tout le monde ici n’est pas italien, et alors?

Le père, despote écolo assez illuminé et pas uniquement antipathique, et une tribu féminine de divers âges, occupent des positions plus ou moins symétriques d’une batterie de ruches. Entre femmes et abeilles vient s’immiscer un garçon sorti un peu de nulle part, et pas mal d’un centre de jeunes délinquants.

Et voici que débarquent aussi les organisateurs d’un jeu télévisé, histoire d’entrainer tout ce beau monde sur davantage encore de trajectoires divergentes, avec boucles de rétroactions passionnelles, fascination malsaine, moments de pur comique, instants de grâce, télescopage d’hyperréalisme et de burlesque onirique, d’acuité imparable du regard sur les êtres et de poésie du quotidien prête à surgir, et se déployer à l’infini, au tournant d’un geste, d’une réplique, d’un regard, d’un objet qui n’importe où ailleurs serait trivial.

Les Merveilles est un film si singulier, si imprévisible, qu’il aura dérouté plus d’un spectateur lors de sa présentation à Cannes en mai dernier (dont l’auteur de ces lignes). Neuf mois plus tard, le film est devenu un des souvenirs les plus heureux, à la fois les plus intrigants et les plus prometteurs de cette sélection par ailleurs de très haute tenue. (…)

LIRE LA SUITE