Grands espaces et vent violent de l’Histoire ou labyrinthes intimes des relations familiales, ce sont quatre révélations aussi singulières que réjouissantes.
À ce point de surabondance de beaux films, qui mériteraient chacun attention et distinction, c’est à la fois très joyeux (le cinéma est singulièrement vivant, créatif, varié…) et affligeant: ces films vont «se faire de l’ombre», la multiplicité et la diversité font effet de confusion, qui nuit à chaque titre, et au cinéma en général.
Même en laissant de côté le nouveau et succulent grand œuvre de Frederick Wiseman, Menus plaisirs, immersion sensible et précise dans le processus de création au sein d’un grand restaurant, la Maison Troisgros, parmi les sorties de ce mercredi 20 décembre, quatre titres méritent de se partager l’attention des spectateurs.
Sans être tous des premiers films stricto sensu, ce sont aussi véritablement des découvertes, qui méritent d’amener dans la lumière chacun et chacune des cinéastes qui les signent.
«Les Colons» de Felipe Gálvez
Ce fut une des plus belles révélations du dernier festival de Cannes. Situé au tournant des XIXe et XXe
siècles dans les immenses plaines de Patagonie, le premier long métrage du cinéaste chilien Felipe Gálvez est porté par un souffle épique peu commun.
Cet élan traverse de bout en bout l’évocation d’une conquête de l’espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.

Ambiance western crépusculaire et graphique pour sortir de la nuit l’histoire de la colonisation des terres indigènes par les Chiliens. | Sophie Dulac Distribution
Les Colons se déploie autour de la figure centrale d’un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d’extermination commanditée par un grand propriétaire.
Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l’intensité impressionnante du film.
Western de l’extrême sud, le film raconte une expédition de conquête et d’extermination, à laquelle prennent part des personnages singuliers, qui incarnent des formes de domination et de survie différentes, jamais simplistes.
Et si l’énergie d’un grand récit d’aventure est son principal carburant, Les Colons est aussi une troublante méditation sur la production des images et des récits qui ont rendus invisibles la nature coloniale, donc meurtrière, de la construction de la nation chilienne.
Que l’appareillage du cinéma surgisse au cours de l’épilogue est non seulement judicieux sur le plan dramatique et historique, mais une manière de ré-éclairer a posteriori tout ce qui vient d’être montré, d’en désigner indirectement les codes et le contexte. Il faudrait être très myope pour ne pas voir combien cette fresque historique chilienne réfracte, aussi, des enjeux contemporains, et pas uniquement là où elle est située.

Les Colons de Felipe Gálvez avec Camilo Arancibia, Mark Stanley, Benjamin Westfall, Alfredo Castro, Mishell Guaña
Séances
Durée: 1h37 Sortie le 20 décembre 2023
«La Fille de son père» d’Erwan Le Duc
La joie est là tout de suite. Joie d’accompagner cette histoire, de la légèreté avec laquelle elle est contée, de la tendresse amusée pour ses personnages –Étienne qui a 20 ans rencontre et, peu après, perd celle qu’il aime, mais gagne au passage sa fille Rosa. Ensuite, dix-sept ans plus tard…

Étienne (Nahuel Pérez Biscayart) et Rosa (Céleste Brunnquell): qui aide qui à grandir? | Pyramide Distribution
Ensuite, entre cet acteur décidément étonnant qu’est Nahuel Pérez Biscayart (Au fond des bois, 120 Battements par minute, Un an, une nuit, autant de très grands rôles) et l’adolescente incarnée par Céleste Brunnquell (découverte avec Les Éblouis, Fifi et En thérapie) se déploient les multiples éclats d’un jeu vivant, amusé, inquiet, affectueux, lucide.
C’est affaire de tempo et de petits gestes, d’un mot esquivé et d’une heureuse digression, du surgissement de situations, de contrepoint d’un personnage dit secondaire (Maud Wyler, nickel, le jeune Mohammed Louridi, qu’on sait déjà qu’on reverra bientôt). Terrain de foot et lycée, grande vague au Portugal et tiroirs aux secrets de la chambre de lui, des sentiments d’elle, le film court et danse, trouve où se poser, fait attention à chacun et chacune. Explore les voies du burlesque et de son revers dangereux, douloureux.
Il est d’usage de saluer, à bon droit, l’originalité de certains films –en particulier dans le cinéma français, d’une étonnante diversité contrairement aux préjugés de ceux qui ne regardent pas les films. Mais il est très réjouissant de saluer aussi, lorsque se présente le cas, la capacité d’un cinéaste à investir des motifs bien connus pour paraître les réinventer à chaque plan, avec confiance dans ses acteurs, son histoire… et ses spectateurs.
Outre un joyeux clin d’œil à Sergio Leone, on pourra toujours repérer ce que La Fille de son père évoque de Jacques Becker, de François Truffaut ou d’Arnaud Desplechin. Ce ne sera que pour apprécier encore mieux combien Erwan Le Duc, quatre ans après le prometteur Perdrix, habite son film et le fait vivre de l’intérieur.

La Fille de son père d’Erwan Le Duc avec Nahuel Pérez Biscayart, Céleste Brunnquell, Maud Wyler, Mahammed Louridi, Mercedes Dassy
Séances
Durée: 1h31 Sortie le 20 décembre 2023
«Pour ton mariage» d’Oury Milshtein
Sur la tombe de son psy, qu’il fleurit en piquant des fleurs chez les voisins de cimetière, le type se lance dans un récit navré et ironique de sa propre existence. Le type, c’est Oury Milshtein, réalisateur et personnage principal d’un projet de cinéma comme jamais on n’en vit.
Il s’avèrera, au fil de séquences où le burlesque le dispute au dramatique, et l’intime à plus intime encore comme à la grande histoire, que le monsieur a grandi dans une famille dysfonctionnelle, a eu deux épouses (la première, Jocya, étant la fille d’Enrico Macias), qu’il a eu deux fils de la première et trois filles de la seconde, Bénédicte, dont la plus jeune est morte du cancer à 14 ans. Avec une belle énergie, l’adolescente fabriquait elle aussi des films jusque sur son lit d’enfant-bulle.

Le réalisateur, une de ses femmes et deux ses enfants au cours du dîner-projection-psychodrame qu’il a organisé parce que «ça peut pas faire de mal de se parler». Vraiment? | Rezo Films
Sinon, tout va bien, à part une manière de porter ensemble son très présent judaïsme, un autre cruel deuil amoureux, le poids de l’histoire, celui de l’inconscient comme de la conscience d’avoir été plus ou moins correct, par exemple lorsque ses deux épouses successives étaient simultanément enceintes de ses œuvres.
Et l’état du monde, et celui du cinéma (il travaille dans le cinéma, principalement dans le secteur de la production), et maman Alzheimer, et l’ombre de l’ex-beau père, et…
Donc, c’est une comédie. Sauf que c’est aussi un documentaire. (…)