«Santiago, Italia» ou les émouvantes vertus politiques du montage

Mais où se tient-il vraiment, Nanni? Et que regarde-t-il?

Le nouveau film de Nanni Moretti accueille la mémoire de l’écrasement du Chili démocratique pour interroger le devenir de son propre pays.

La première image du film, qui est aussi son affiche, montre Moretti de dos, dominant une ville. Au loin, des montagnes. Mais où se tient-il vraiment, Nanni? Et que regarde-t-il?

La réponse concernant le lieu est dans le titre. Santiago, Italia désigne cet endroit-ci, la capitale chilienne, et cet endroit-là, le pays du cinéaste. C’est un écart, ou plutôt, au sens du cinéma, un montage.

Un montage, c’est-à-dire la possibilité de faire naître une troisième image, mentale, spirituelle, émotionnelle, en rapprochant deux images éloignées l’une de l’autre. C’est donc l’invention d’un territoire, à la fois imaginaire et ô combien réel, qui naît du rapprochement de ces deux lieux géographiques.

Mais, au cinéma, la réponse ne saurait concerner seulement les lieux. Le film consiste aussi en un montage temporel, qu’on pourrait résumer, en symétrie avec Santiago, Italia, par 1973, 2019.

Le Santiago du titre est en effet celui de l’Unité populaire, de l’immense espoir progressiste incarné par le gouvernement de Salvador Allende, et de son écrasement dans la terreur par les militaires et la CIA.

Le film est composé de témoignages aujourd’hui et de documents d’époque qui en retracent les principales étapes.

La dernière image de Salvador Allende vivant.

Ce qui s’est produit alors, et que rappellent avec une émotion extrême les paroles et les images, n’est pas seulement l’écrasement d’une expérience démocratique et populaire –il y en eut bien d’autres, de ces écrasements sous la botte de la grande démocratie étasunienne et de ses sbires locaux.

Mais celui-là fut le principal signal de la fin des espoirs de transformation radicale de la société capitaliste tels qu’ils ont couru tout au long du vingtième siècle –la grande leçon de ce film politique d’une lucidité implacable que constituera, quatre ans après le coup d’État chilien, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker.

L’espagnol et l’italien

Maria Luz, médecin, Carmen, avocate, Arturo, artisan, David, ouvrier, Marcia, journaliste, Leonardo, professeur, et les autres, racontent donc ce que chacun et chacune a vécu, subi. Mais voici que quelque chose intrigue dans ces récits, précis et bouleversés à la fois, des différentes étapes de l’assassinat d’une démocratie.

Quasi indifféremment (a fortiori pour nos oreilles françaises), ces Chiliennes et ces Chiliens s’expriment soit en espagnol, soit en italien. La dernière partie du film en fournit l’explication. (…)

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«Les Versets de l’oubli» ou les aventures d’un héros de la mémoire

Tourné au Chili, le premier film de l’iranien Alireza Khatami est un poème onirique déroulant ses images dans l’ombre de toutes les oppressions.

Photo: L’archiviste des morts (Juan Margallo)

Semblant surgi de nulle part au beau milieu de l’été, cet «objet filmique non-identifié» ne cesse de surprendre et de toucher juste.

De nulle part? Le patronyme de son réalisateur pointe clairement dans une direction, l’Iran, la langue et les paysages dans une autre, l’Amérique du Sud. Très vite, il apparaît qu’il n’y a là nul mélange contre-nature, mais la ressource d’un poème politique et lyrique d’une grande beauté.

Qui est tant soit peu familier des grandes œuvres du cinéma iranien reconnaîtra sans mal des références à Abbas Kiarostami, dès la première séquence où un fossoyeur converse depuis le fond de la tombe qu’il est en train de creuser, puis à plusieurs reprises avec les objets qui se mettent à rouler. Ces allusions n’ont rien d’abusif et sont loin de circonscrire l’univers stylistique du film, qui emprunte autant aux influences du réalisme magique latino-américain.

L’horizon commun de l’oppression

C’est que ces références visuelles ont un terreau commun, qui ne se limite pas à l’Iran et au Chili, où le film est tourné, mais qui y ont trouvé des formes particulièrement intenses: la dictature, la terreur policière, l’arbitraire –et un de leurs corolaires, la volonté d’éradication du passé et des traces de leurs crimes.

L’homme qui dans le film se dresse contre ces forces brutales et omnipotentes est un héros. Il n’en a pas l’air.

Vieillard aux gestes lents et à la parole rare, il travaille avec méthode aux archives de la morgue, récolte ses salades entre les tombes, mais se souvient de tout, sauf de son propre nom –du moins le prétend-il. On sait seulement qu’il a, lui aussi, jadis été en prison.

Un étrange héros | Bodega

Peu à peu, malgré les violences infligées par des sbires en civil comme on en trouve sous tant de latitudes, malgré l’injonction des puissants de se taire, malgré le cynisme de celles et ceux qui s’arrangent de l’injustice, il se lance dans une entreprise poétique et politique: donner une sépulture décente à une jeune fille inconnue, victime de la répression policière.

Poétique est la portée d’un geste qui ne changera pas le rapport de force, mais qui affirme symboliquement le refus de courber l’échine. Politique, l’affirmation du «ça a existé», quand le pouvoir totalitaire prétend toujours éradiquer le passé ou le réécrire à son gré.

Chaque pas est une victoire

Courageux, méthodique, l’homme sans nom arpente le labyrinthe des archives pour redonner une identité aux personnes qui en ont été privées, invente mille ruses pour contourner le mur du silence, de la violence et du mépris. Il marche doucement, garde souvent la tête basse. Chaque pas est une infime victoire, chaque regard un signe de vie. (…)

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« El Club », l’ombre de la maison sur la falaise

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El Club de Pablo Larrain. Avec Alfredo Castro, Roberto Farias, Antonia Zegers, Jaime Vadell, Alejandro Goic, Alejandro Sieveking, Marcelo Alonso, José Soza, Francisco Reyes. Durée : 1h37. Sortie le 18 novembre.

A la création du monde, Dieu a séparé la lumière des ténèbres, comme le rappelle un carton au début de la projection. Depuis, ça c’est compliqué.

Très peu de lumière, pas complètement l’obscurité pourtant, aux premières images d’El Club, film où le clair-obscur sera bien davantage qu’un effet visuel. Le cinquième long métrage de l’auteur de Tony Manero et de No est un film d’horreur, une horreur à la fois très réelle, factuelle, et ouverte sur des gouffres insondables.

Les faits, ce sont ces maisons, parfois luxueuses parfois non (celle-là ne l’est pas), où l’Eglise met à l’écart du monde les prêtres convaincus d’avoir commis des crimes – abus sexuels sur des mineurs le plus souvent.

Ces messieurs parfois très âgés, parfois encore verts se retrouvent entre eux parfois pour des années ou des dizaines d’années, assignés à une sorte de réclusion protectrice, qui leur fait échapper à la loi des hommes, mais les contraint à un jeu complexe de silence, d’évitement, de connivence, d’arrangements avec le fil des jours. C’est « le Club », sur une falaise de la côté chilienne, un peu à l’écart d’un bourg de pêcheurs, sous la surveillance d’une nonne.

Cette société fermée, crispée, est perturbée l’irruption de trois personnages et d’un séisme. Débarque un nouveau curé relégué, suivi à la trace par un illuminé qui parcourt le village en clamant avoir été victime des agissements du nouveau venu, surgit une mort violente et sacrilège, apparait un inspecteur envoyé par le Vatican, dont dépend cette étrange institution.

Dans le secret des chambres de chacun des habitants de la maison, dans les rues d’une petite cité dont la habitants, pour la plupart croyants et pieux, ne savent trop que faire de ces types en si curieuse villégiature, sur la lande ouverte aux grands vents et au souffle de passions profanes qu’incarnent de manière très cinématographique les courses de lévriers, un jeu complexe et troublant se met en place.

Tout l’art de Larrain, qui ne cesse de s’affiner de film en film, consiste à ne rien céder sur l’essentiel, à ne sombrer dans aucun relativisme, tout en accueillant la complexité des situations, et en ne laissant jamais le spectateur dans le simplisme d’une condamnation où il serait certain de tenir le beau rôle.

Le réalisateur invente notamment pour cela une matière d’image trouble elle aussi, comme si une brume d’inquiétude et d’incertitude baignait en permanence un monde hanté de forces d’autant plus inquiétantes que niées, ou enfouies.

L’interprétation presque toujours intériorisée, comme à l’affut de ce qui est en train de leur advenir malgré l’épaisseur des barrières psychiques, politiques, religieuses construites par les personnages, contribue à maintenir une tension qu’aucune lumière franche ne viendra lever. Le réalisateur a indiqué n’avoir pas informé ses interprètes de ce qui allait arriver, ce choix de direction d’acteur engendre un effet très puissant d’avancée dans des ténèbres à mesure que les padre doivent affronter de nouveaux conflits, qui remettent en cause la quiétude confinée du Club comme les certitudes que les uns et les autres sont forgées.

El Club, loin de se contenter de pointer du doigt les horreurs commises par les hommes d’Eglise et l’arrogante hypocrisie de l’institution elle-même, ne cesse de mobiliser une multiplicité de registres, de déplacer la distance à un « problème » qu’il ne considère jamais comme réglé d’avance. Un problème où le besoin d’appartenance, voire de soumission, les élans de domination et l’inversion toujours menaçante des vertus affichées et des innocences revendiquées aussi bien que les arrangements de la real politique ou du moindre mal quotidien tissent une toile inextricable, dont la maison sur la falaise devient un épicentre.

Il le fait de manière à la fois très concrète (avec des aspects propres au Chili et à sa mémoire de la dictature, à l’Amérique latine et à son rapport au catholicisme) et habitée d’une inquiétude qui concerne à la fois un gigantesque et toujours très puissant appareil de pouvoir dont les réformes initiées par son chef sont loin d’avoir transformé la structure, un machisme qui au-delà de ses formes locales et « professionnelles » concerne le monde entier, et les mouvements enfouis des pulsions et des ombres de chacun.

Non de non

No de Pablo Larrain

 

« Non » ou « Oui ». Rien de plus tranché que la question posée à un référendum. Cette fois, ce sera « Non ». Le 5 octobre 1988, les électeurs chiliens répondaient par la négative au maintien de Pinochet à la tête du pays, mettant un terme à 15 ans de dictature. « Non », sans même véritablement d’alternative : faire un film aujourd’hui sur la dictature chilienne n’ouvre pas d’espace à un équilibre même apparent des termes entre un régime d’oppression stigmatisé de manière en apparence universelle – au risque de faire oublier qu’il eut de nombreux défenseurs, notamment dans son pays et parmi les dirigeants de la « plus grande démocratie du monde », les Etats-Unis, qui ne se sont jamais gênés pour installer au pouvoir les pires tortionnaires lorsque ça servait leurs intérêts quelque part dans le monde. No, donc, s’intitule ce film qui semble raconter à la fois un affrontement simple entre deux forces politiques antagonistes et s’appuyer sur le sentiment incontestable de nécessité du « non », et du soulagement qu’engendrera sa victoire.

La très grande réussite du quatrième film de Pablo Larrain est de parvenir à faire exactement cela, et simultanément son exact opposé : la mise en jeu complexe d’interrogations, de doutes, de troubles, sur le sens des faits, des actes et des idées, face au contexte de l’époque et face à la situation actuelle, au Chili mais pas seulement.

Construit autour de la figure authentique, même si le rôle n’est pas une reconstitution historique, de René Saavedra, jeune chilien ayant vécu en exil l’essentiel de la dictature avant de rentrer faire carrière avec succès dans la publicité,  No raconte la mise en œuvre de stratégies publicitaires opposées aux idéaux et aux idéologies de la gauche pour lui donner la victoire.

En embauchant Saavedra, interprété avec séduction, ambivalence et fougue par Gael Garcia Bernal dans ce qui s’impose de loin comme son meilleur rôle,  les responsables de la gauche chilienne ouvraient la porte à un rapport au monde marqué par les puissances de la marchandise. Exact. Pourtant, ce serait à nouveau réducteur de réintroduire ici l’opposition frontale entre idées progressistes et soumission au marché. Le film joue bien sa partie « binaire » face aux forces de droite incarnées par le patron du jeune publicitaire – Pablo Castro l’acteur révélé par Tony Manero et Santiago 73 Post Mortem, les deux précédents films de Larrain, qui achève ainsi avec celui-ci sa trilogie de la dictature. Mais il met aussi en évidence à la fois la diversité des forces d’opposition, progressistes, révolutionnaires, démocrates, etc. Et il montre également les scléroses et les pesanteurs du passé, y compris du fait des souffrances endurées, auxquelles sont soumises ces mêmes forces.

Dès lors, le monolithisme du « Non » se défait en une multitude de facettes, qui interrogent courageusement les enjeux et les contradictions de la radicalité, cette radicalité si aisément portée au cinéma, où elle ne comporte pas grands risques, et hors du cinéma, où sa rhétorique par nature réfute les interrogations.

Cette complexité revendiquée, ce trouble dans les repères est remarquablement pris en charge par l’ambiguïté du personnage principal,  on l’a dit, mais aussi par un traitement singulier des images. Larrain a tourné son film avec une caméra vidéo analogique, celle même qu’utilisaient les télévisions et les publicitaires à la fin des années 80. Ce qui lui permet de monter ensemble sans rupture visible des archives d’époque et des plans de fiction filmés aujourd’hui, et ainsi de brouiller aussi la frontière temporelle. Mais cette raison « officielle » de l’emploi d’une caméra à tube n’est pas la seule, ni finalement la plus importante : le problème de la diversité des techniques de prise de vue aurait pu trouver d’autres solutions, plus simples et plus confortables sur le plan visuel. Le choix de cette vidéo analogique « grossière », datée, produit au contraire une matière d’image singulière, à la fois réaliste et distanciée, informative et stylisée, qui participe de l’intelligente déstabilisation que réussit No, à l’intérieur d’une dramaturgie qui semblait si fatalement balisée vers la victoire du bien et du beau.

 

Post-scriptum : il y a deux semaines sortait en France un excellent film argentin, Elefante blanco de Pablo Trapero. Avec No se confirme la vitalité de la création latino-américaine, phénomène qui, sans « créer l’événement », comme diraient les publicitaires, ne cesse de se confirmer – et que viendront renforcer prochainement, sur les écrans français, des titres comme El Premio et Los Salvajes.