Bella (Emma Stone), qui a cessé d’être une créature.
Le film de Yórgos Lánthimos entraîne dans une sarabande endiablée à la suite d’un personnage féminin né d’expériences d’un savant fou et qui affole ce qui l’entoure, pour approcher d’une certaine raison.
Après de multiples tentatives (Pauvres Créatures est son huitième long-métrage), voici enfin une… créature elle aussi artificiellement fabriquée et non dépourvue de côtés monstrueux, mais pleine de vie et promise à un dépassement heureux de ce dont elle est faite.
De prime abord, on comparerait plutôt Yórgos Lánthimos au personnage joué par Willem Dafoe, ce succédané londonien de docteur Frankenstein au visage lui-même couturé de cicatrices qui, à la fin du XIXe siècle, bricole des cadavres dans son laboratoire de science-fiction vintage. De ses expériences, plus précisément de la greffe, sur le corps d’une jeune femme enceinte au moment de son suicide, du cerveau de son bébé pas encore né, naîtra donc Bella.
Qui est pauvre?
Est-ce elle, la pauvre créature à laquelle s’applique donc, comme en témoigne le titre, un possible pluriel (la femme et son enfant)? Tandis que le film accompagne la tumultueuse émancipation de la chimère Bella, le doute s’accroît quant à qui est «pauvre» –pauvre en humanité, en sens de l’existence. À l’arrivée, ce sera plutôt tous les autres –savant, avocat, militaire, mari, amoureux transi, maquereau et autres mâles infatués. Ils prennent cher –en fait, ça ne coûte rien et ça plaît à tout le monde.
Au féminisme vigoureusement affiché s’ajoutera vers la fin une pincée d’évocation de l’injustice d’un monde de classes, comme Hollywood, forteresse de l’inégalité sociale, aime en épicer ses scénarios.
Pauvres Créatures ne fera trembler sur ses bases ni le capitalisme ni le patriarcat, c’est pour jouer. Son seul but est de distraire. Il y parvient plutôt bien. L’émancipation de l’héroïne se fera au fil d’épisodes en forme de conte picaresque, dans un environnement stylisé qui trouve de réjouissants usages du carton-pâte alambiqué.
Tout le monde s’y est mis avec entrain, acteurs et actrices jouant sur le fil de la caricature type marionnettes peinturlurées, décorateurs s’inspirant des gravures des livres de Jules Verne, accessoiristes, costumiers et chef-opérateur fabriquant des images dont les artifices, entre rococo et Art nouveau, sont autant de jeux formels menés avec brio.
Cela fait beaucoup de matériau, pas un film. Pour aller au-delà de cette accumulation, il faut l’énergie et la finesse d’Emma Stone, qui rebondit du rôle de poupée lobotomisée à celui de tribade submergée et submergeante de ses désirs érotiques, de victime en maîtresse, d’épouse soumise en femme autonome, capable de rompre avec de multiples formes de conventions oppressives.
Et il faut le génie singulier de cet acteur toujours formidable qu’est Willem Dafoe pour permettre au savant fou de mettre sur orbite la fusée Bella, avec un impossible et merveilleux alliage de grotesque, d’émotion et de mystère.

Dans son laboratoire hédoniste, le génial et dominateur Docteur Baxter (Willem Dafoe). | Searchlight Pictures
Réalisation et interprétation fusionnées
On voit comme les coutures sur la figure du Dr Baxter, qui revendique sans vergogne les fonctions et prérogatives de père, amant, mari et dieu, qu’avec Pauvres Créatures, il s’agit d’un conte autour du parcours d’émancipation des femmes dans une société qui les infantilise et les traite comme des choses –ça se passe il y a longtemps ;).