Nanisca (Viola Davis) qui commande l’armée féminine du Dahomey
L’épopée des combattantes du Dahomey mobilise toutes les ressources du film hollywoodien à grand spectacle, pour une histoire dont le cadre et les héroïnes sont inhabituels, mais racontée de manière convenue.
Le film raconte, avec énergie et sens du spectacle, les hauts faits d’un régiment de guerrières imposant au début du XIXe siècle la suprématie du royaume du Dahomey, en Afrique de l’Ouest.
Au centre de l’action se trouve la cheffe du régiment, Nanisca (Viola Davis), femme puissante et sage mais hantée d’un terrible secret, et une adolescente rebelle surdouée pour le combat, Nawi (la jeune actrice sud-africaine Thuso Mbedu).
Situé à une époque où le trafic d’esclaves fait encore rage sur les côtés d’Afrique, The Woman King se nourrit d’éléments historiques, à commencer par l’existence de cette armée féminine, nommée dans le film les Agojiés, mais également connue comme les Mino.
La star Viola Davis donne une présence impressionnante à la figure centrale de cette aventure pleine de combats filmés avec une grande violence (surtout du fait de l’usage du son) qui est aussi un récit d’initiation et une histoire sentimentale.
À la croisée de deux enjeux
Faire aujourd’hui de femmes noires les héroïnes d’un grand récit épique est à l’évidence dans l’air du temps, et il y a tout lieu de s’en réjouir. Le film se situe de fait à la croisée de deux enjeux, qui méritent l’un et l’autre considération.
La présence en position d’héroïnes de femmes, noires, dans un récit évoquant (y compris de manière romancée) un épisode de l’histoire africaine, donne une visibilité bienvenue, nécessaire, importante, à des personnes et à des situations longtemps occultées ou marginalisées dans les récits et dans les imaginaires.
Simultanément, la manière dont cette histoire est racontée reconduit des stéréotypes et des conventions droit venues du monde qui a toujours prospéré sur la domination et l’injustice.
N’est-il pas singulier, aujourd’hui, que tous ces habitants du Golfe du Bénin au début du XIXe siècle parlent anglais? Mais, comme à l’époque des bons vieux westerns racistes, les chants traditionnels et quelques exclamations utilisent une langue indigène pour apporter une touche d’«authenticité» (sic).
N’est-il pas singulier, et puis finalement pas tant que ça, que tout ce qui arrive dans le film est parfaitement prévisible? Tout spectateur ayant vu trois ou quatre films américains à grand spectacle peut en prédire sans mal le déroulement, reconnait en permanence les situations et les péripéties.
Manières d’occuper l’espace et le temps
Histoire de femmes noires réalisée par une femme qui joue un rôle actif dans la communauté afro-américaine du monde du spectacle (elle co-dirige le Comité d’orientation afro-américain de la Ligue des réalisateurs), Gina Prince-Bythewood, The Woman King semble répondre à toutes les exigences de légitimité.
Des femmes, des Noir·es, des Africain·es? Certes, mais cela ne change rien quant à la façon de définir des personnages, des relations humaines, des manières d’occuper l’espace et le temps. Y compris les danses, qui évoquent surtout Broadway. Ou l’entrainement des jeunes recrues, qui rappellent la manière dont les films montrent celui de Marines.
Les Agojié, une force de combat selon des modèles reconnaissables –à droite la jeune recrue Nawi (Thuso Mbedu). | Sony Pictures
Mais c’est toute la dramaturgie, aussi bien en ce qui concerne le scénario que la réalisation, qui se moule sur une forme de modélisation qui, à la différence du male gaze par exemple, n’est guère remise en question. Le «Hollywood gaze» mériterait pourtant des regards plus critiques. (…)
King Lu (Orion Lee) et Cookie (John Magaro), en chemin vers des lendemains incertains. | Condor Distribution
À la fois intense et doux, le nouveau film de Kelly Reichardt explore dans un univers de western sauvage les voies d’une étonnante amitié entre deux hommes.
Il y a ce moment, magique et comique à la fois, où King Lu ayant convié Cookie dans sa cabane au milieu des bois, l’invité s’empare d’un balai pour faire un peu de ménage, puis va cueillir des fleurs qu’il met dans un vase. Ces actes sont accomplis avec un naturel complet, comme des possibilités évidentes de comportement d’un homme accueilli par un autre.
On est dans ce qui ressemble plutôt à un western, au début du XIXe siècle dans une nature sauvage parcourue de trappeurs qui ne le sont guère moins. Cookie, qui s’appelle en réalité Figowitz et s’occupe de l’intendance de chasseurs de peaux de castors, a rencontré un peu plus tôt ce marin chinois essayant d’échapper à une bande de trappeurs russes qui veulent le tuer.
La boue, la dureté des existences et des mœurs, de multiples formes de violence d’un monde en train d’émerger sont le contexte de ce qui va définir la tonalité du film. C’était là d’emblée, mais la scène dans la cabane l’a rendu évident: le parti pris d’une douceur possible en semblable contexte, d’une délicatesse qui est à la fois celle de la relation entre les deux personnages principaux et celle de la mise en scène, de la manière de filmer de Kelly Reichardt.
Les codes ont changé
Cette douceur est le contraire d’une complaisance ou d’une mièvrerie. C’est un acte de bravoure et de fierté, l’affirmation contre 120 ans d’histoire du cinéma qu’on peut raconter les histoires autrement qu’on l’a toujours fait. Autrement qu’en cherchant les effets-chocs, qui sont toujours des actes de pouvoir, de domination –domination consentie et même très massivement demandée par les spectateurs.
Plus précisément, c’est l’affirmation qu’un genre aussi archétypal que le western, genre qui joue un rôle si important dans la construction des représentations (pas seulement aux États-Unis), peut être traité selon d’autres codes.
Avec son septième long-métrage, la cinéaste poursuit ainsi son cheminement, en parfaite cohérence avec l’esprit de Old Joy et de Certaines Femmes, et bien sûr de La Dernière Piste qui se situait déjà dans un univers inspiré du western, mais très différemment.
Mais s’il s’inscrit à l’évidence dans la continuité de l’œuvre de Kelly Reichardt, œuvre en ce moment présentée intégralement au Centre Pompidou, First Cow en constitue un sommet –ce qui, au passage, justifie de consacrer un article spécifique à ce film, une semaine après avoir proposé un portrait de son autrice à l’occasion de la rétrospective, en revendiquant cette insistance aux côtés de ce qu’on considère comme une œuvre d’une importance sans équivalent aujourd’hui.
Devenus amis, Cookie et King Lu se lancent dans un petit commerce aussi lucratif qu’improbable en pareil milieu: la fabrication de beignets. Ceux-ci remportent un succès immédiat auprès des rudes habitants du comptoir, lieu de rendez-vous de trappeurs et de divers aventuriers, ainsi que des membres des communautés amérindiennes des environs.
Pépites inattendues, ces modestes friandises deviennent illico des objets de fiction très féconds, selon un processus typique du cinéma de Reichardt. Ils sont à la fois un objet de projection imaginaire, où par le plaisir du goût tous ces types frustes retrouvent ce qui leur manque (un souvenir d’enfance, une évocation d’un lieu ou d’une atmosphère), l’objet permettant aux deux héros d’imaginer leur futur grâce à l’argent qu’ils en tirent, et une ressource illégale qui va déclencher les péripéties à venir.
Dans la nuit, la vache, objet de convoitise et d’affection. | Condor Distribution
L’ingrédient essentiel à leur fabrication (chez Kelly Reichardt, on sait toujours comment les choses sont fabriquées) est le lait, lait que les deux compères se procurent en allant traire nuitamment et clandestinement la seule vache des environs, propriété exclusive du notable du lieu, le chef du poste de transaction des fourrures.
Tout cela n’est que le début des tribulations à rebondissements de Cookie et King Lu. First Cow est bien un film d’aventures où l’on retrouve toutes les péripéties requises, mais traitées de façon inhabituelle. Cette façon n’a rien d’une quête ostensible d’originalité, elle ne comporte aucun effet de manche stylistique.
Bien au contraire, avec un sens très sûr des rythmes, des cadres, des enchaînements de mouvements et de pauses, de paroles et de silence, de mobilisation calibrée de la musique, elle compose un assemblage d’événements, de relations, d’imaginaires suggérés d’une richesse dont on perd vite le compte, dont on ne réalise qu’après combien tout cela était vivant, habité.
Personnages masculins, film féminin
First Cow, à la suite des précédents films mais de manière encore plus accomplie et active de s’inscrire dans un cadre de références codé par la violence et les actes de puissance, de domination, est un film au féminin. (…)
La réalisatrice pendant le tournage de Wendy et Lucy.
La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d’une figure majeure du cinéma contemporain.
Le 14 octobre s’ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l’œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d’une figure majeure du cinéma contemporain.
La première et principale raison de s’intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l’attention de quiconque s’intéresse au septième art.
Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu’on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d’ensemble, elles prennent tout leur sens.
Une logique intérieure, aussi impérative que délicate
Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d’être regardés un par un plutôt que d’emblée subsumés sous quelques généralités.
Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s’agit toujours d’y circuler, de l’occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.
Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films
Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.
Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c’est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l’usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.
Les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.
Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l’affirmation des effets de style, marque d’un cinéma moderne qui trop souvent s’y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.
Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi
Une «évasion» et des rencontres
Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu’on appelle le road movie, c’est peut-être qu’elle-même a suivi un singulier parcours.
Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d’adolescente renfermée en s’initiant à la photo avec l’appareil qu’utilisait son père pour photographier les scènes de crime.
Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d’avoir intégré une école d’art à Boston, puis d’avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.
Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films
Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l’intrigue, du moins dans l’atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d’expérience professionnelle.
Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d’autres formes d’arts visuels.
Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d’un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d’années. L’Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.
Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales.
Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s’affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu’elle disparaîtra, dans le film suivant.
Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d’amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales, qu’inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l’état du monde.
L’Amérique retraversée
Un sens politique donc, même s’il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu’a consacré Judith Revault d’Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l’Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d’autant plus bienvenu qu’outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d’archives de la cinéaste, qui permettent d’entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.
Retraversée géographiquement par ses films, l’Amérique du Nord l’est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.
Michelle Williams dans La Dernière piste.
L’exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n’est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.
De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s’agit pas d’inverser les signes: il s’agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.
Au confluent de trois histoires
Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d’exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l’instant se formule surtout au futur. (…)
Carole Roussopoulos dans Delphine et Carole, insoumuses et Daniel Craig dans Mourir peut attendre. | Alba Films et Universal Pictures International France
«Mourir peut attendre», «Tralala», «Mon Légionnaire», «Le Kiosque», «Delphine et Carole, insoumuses»: le dernier James Bond, une comédie musicale farfelue, un drame guerrier, un documentaire intimiste sur la crise de la presse et les luttes féministes des années 1970.
Personne ne voudrait que tous les films sortent dans le même nombre de salles. Personne ne croit que tous les films sont en mesure d’attirer autant de spectateurs. Il y a pourtant des effets de disproportion qui apparaissent à la fois comme des excès et comme des injustices.
Ces excès et ces injustices sont démultipliés par la complaisance, qui atteint des degrés inédits, de la totalité des médias envers les machineries les plus lourdes, sans aucun égard pour la qualité des films.
Tous unis derrière une frénésie myope, exploitants et journalistes ont fait du nouveau James Bond, peut-être le plus mauvais de toute une série qui compte pourtant de sérieux ratés aux côtés de véritables réussites du genre, l’alpha et l’oméga de la vie du cinéma actuel.
Ce n’est pas seulement regrettable, c’est idiot: un film aussi tarte que Mourir peut attendre ne sauvera en rien ni le cinéma ni les salles de cinéma, quand bien même il passerait la barre des 4 millions de spectateurs.
Le cinéma, et les salles de cinéma qui en sont une composante décisive, vitale, a besoin de propositions multiples et de la mise en cohérence des façons de les proposer au public –propositions qui peuvent bien sûr inclure des superproductions hollywoodiennes, le récent exemple du très réussi Dune étant là pour le rappeler.
S’il convient donc cette semaine de parler aussi du nouveau 007, puisqu’il fait partie de l’actualité, on se plaira à commencer à l’autre extrémité d’un éventail extrêmement divers au sein des sorties du 6 octobre, mais d’une diversité trompeuse, masquant la brutalité des disparités entre puissants et misérables.
«Delphine et Carole, insoumuses» de Callisto McNulty, au présent de la joie des luttes
Joyeuses et courageuses, ce sont deux héroïnes un peu mythiques et tout à fait réelles qui surgissent au fil de cette évocation entièrement composée d’archives, images et son.
Elles incarnent, au sens le plus élevé de ce mot, deux aventures décisives de ces cinquante dernières années, aventures qui se seront croisées et renforcées selon une alchimie où on aime à voir un bel effet de sorcellerie.
Si elles n’ont assurément pas inventé le féminisme, y compris en France, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos ont contribué de manière décisive à lui donner des voix, des visages, des corps, des formes de présence actives à partir du début des années 1970.
Et elles se seront trouvées, exactement au même moment, à une place stratégique pour l’avènement de nouvelles manières de faire des images et de la politique, manières qui modéliseront toute l’époque jusqu’à aujourd’hui.
Carole Roussopoulos fut en effet, en 1969, la première en France à utiliser une caméra vidéo légère (ou la seconde, après Jean-Luc Godard). Et la première tout court à en comprendre les potentialités.
Aussitôt rejointe par la comédienne de Muriel et de Baisers volés (et bientôt de Peau d’âne et de Jeanne Dielman) et alors grande dame de la scène théâtrale, elle en perçoit les ressources, qui pour l’essentiel deviendront celles qui se trouvent aujourd’hui dans tous les téléphones portables, et qui modélisent les réseaux sociaux.
Les joyeuses sœurs d’armes de la vidéo légère et du féminisme offensif. | Alba Films
Ces petites machines autonomes et d’un prix abordable ont été les premières à offrir les possibilités de tournages légers, les possibilités de donner la parole à ceux qui ne disposent pas de moyens de production et de diffusion, les possibilités d’écouter ceux qu’on n’entend pas selon l’organisation classique de la société pyramidale –et masculine.
Le film de montage réalisé par Callisto McNulty, petite fille de Carole Roussopoulos est, d’abord, un rappel plein de vie de l’énergie qui parcourut le mouvement féministe des années 1970.
Composé pour l’essentiel à partir des archives conservées par le Centre Simone de Beauvoir créé en 1982 par les deux complices (et Ioana Wieder) et par un long entretien filmé de sa grand-mère enregistré par l’universitaire Hélène Fleckinger, Delphine et Carole est pourtant bien plus qu’une archive pétillante d’inventivité sur une époque révolue.
Le voir à présent mesure les chemins parcourus, les impasses rencontrées, la réapparition sous des formes plus ou moins différentes des ennemis d’alors. Le film permet du même élan de percevoir combien lesdites nouvelles technologies ont été remises au service de ceux qu’elles étaient supposées remettre en cause.
Face à tous ces enjeux historiques et contemporains, l’aspect ludique à la fois combatif et enchanté de la composition réussie par Callisto McNulty devient l’affirmation tout aussi politique de la joie à inventer de nouvelles méthodes et recourir à de nouveaux outils pour combattre des oppressions immémoriales et actuelles.
«Le Kiosque» d’Alexandra Pinelli, l’édicule et le monde
Un tantinet différent des conditions d’existence du nouveau James Bond, ce film réalisé quasiment seule par une jeune femme débutant derrière la caméra, c’est aussi du cinéma –peut-être même un peu plus.
Fille, petite-fille et arrière-petite-fille de kiosquière, Alexandra Pinelli donne un coup de main à sa maman pour tenir l’édicule familial, place Victor-Hugo à Paris. Mais elle le fait équipée d’une caméra et d’un micro.
La caméra est souvent une GoPro fixée sur son front, qui montre donc exactement ce qu’elle voit, du fond de la baraque saturée de magazines, journaux, cartes postales et diverses bricoles en vente dans ce genre de lieux.
Le Kiosque est à la fois un récit à la première personne, une petite chronique attentive et affectueuse d’un fragment de ville, et une manière de documenter de manière très concrète un phénomène contemporain, la mutation des supports matériels vers les supports virtuels, et certains de ses effets.
Avec une naïveté revendiquée, rehaussée de croquis sur le vif et de maquettes en carton, mais aussi un regard attentif et chaleureux sur ceux qui viennent, une seule fois ou tous les jours, acheter ou ne pas acheter au kiosque, la réalisatrice compose une fable amusée et émue d’un moment du contemporain.
Du fond du kiosque, un miroir tendu à l’époque. | Les Alchimistes
Un évident sens du cadre, beaucoup d’humour et de curiosité pour le monde font du film d’Alexandra Pinelli un moment étonnamment hospitalier pour ses spectateurs, d’une générosité d’accueil inversement proportionnelle à la modicité des moyens comme à l’exiguïté du lieu d’où (presque) tout est tourné.
«Tralala» de Jean-Marie et Arnaud Larrieu, un peu trop eux-mêmes
Une étrange malédiction pèse sur le cinéma des frères Larrieu depuis le premier long-métrage qui leur a valu une certaine reconnaissance, Un homme, un vraien 2003. Tous leurs films s’élancent avec une énergie inventive, enchantent par la singularité de ton et de la proposition de récit. Et puis, peu à peu –et plus ou moins selon les cas– le tonus se perd, le scénario piétine ou se complique inutilement.
Les plus réussis, Les Derniers Jours du monde exemplairement, ou donc désormais Tralala, parviennent en fin de parcours à trouver un nouveau souffle, souvent dans une tonalité assez différente de celle du début. On songe alors que la forme plus brève du film qui a joué un rôle décisif dans leur découverte, le moyen-métrage La Brèche de Roland, est peut-être celle qui leur convient le mieux.
Les frères pyrénéens retrouvent ici l’acteur qui les accompagne pratiquement depuis leurs débuts, Mathieu Amalric, et c’est –d’abord– que du bonheur. La rencontre loufoque avec ce musicien de rue joyeusement clochardisé surnommé Tralala, puis l’irruption impromptue d’une adolescente mi-ange mi-femme fatale, et la manière dont notre troubadour mal attifé se retrouve in petto à Lourdes est un joyeux enchaînement de délicatesse, de tendresse et de burlesque.
À Lourdes, les Larrieu sont chez eux, et cela leur évite à peu près tous les clichés sur la ville de Bernadette Soubirous. À Lourdes, Tralala rencontre toute une collection de personnages, féminins surtout, parfaitement réjouissants, entre lesquels le barde hirsute mène comme il peut sa barque sur des torrents de quiproquos et de faux-semblants. (…)
À gauche, Alice Guy-Blaché dirige une scène de western. | Splendor Films
L’évocation de la vie remarquable d’Alice Guy par le film de Pamela B. Green qui sort en salles le 22 juin rappelle un parcours créatif exceptionnel dans un environnement durablement sexiste.
Elles et ils se succèdent à l’écran, pour dire que non, ils ne voient pas, n’ont jamais entendu parler de cette personne. Elles et ils sont des professionnel·les du cinéma américain. La personne se nomme Alice Guy.
Ce qui est passionnant dans le film de Pamela Green est que, contrairement à ce qu’il insinue, Alice Guy n’est nullement une inconnue –du moins au sens où son existence et son œuvre auraient été ignorées.
Au moins depuis les années 1980, un très grand nombre de livres et d’articles ont été publiés, à la suite de l’autobiographie de l’intéressée dès 1976. Des films sur son parcours ont été réalisés (dont une fiction avec Christine Pascal dans le rôle principal, et Dussolier en Léon Gaumont), des rétrospectives organisées, de nombreux enseignements universitaires concernent son travail…
L’existence et l’importance de son œuvre demeurent néanmoins confidentielles, notamment dans les deux pays où elle a travaillé, les États-Unis mais aussi la France où il est probable qu’une enquête similaire à celle qui ouvre le film donnerait des résultats comparables, ce que suggère la réponse de l’étudiante de la Fémis qui assiste à des projections dans une salle Alice Guy de son école sans savoir à qui ce nom renvoie.
Le sujet de Be Natural est dès lors double, et c’est dans ce redoublement que se niche sa réussite. Il s’agit de raconter l’histoire, en effet extraordinaire, de cette femme.
Et il s’agit de raconter non pas, ou non plus une ignorance, mais un déni: la façon dont certaines personnalités majeures dans un domaine –le cinéma en l’occurrence– demeurent dans les marges d’une reconnaissance qui serait évidemment une justice à leur rendre mais aussi une avancée réelle dans la compréhension du domaine en question. Sans surprise, ce phénomène frappe tout particulièrement les femmes.
Un destin hors-norme
Donc, l’histoire d’Alice Guy. Usant (et abusant) de trucages numériques, le film résume le contexte dans lequel apparaît cette jeune femme de 23 ans, secrétaire du patron d’une des toutes premières entreprises de cinéma au monde, Léon Gaumont.
Alice Guy en 1896, l’année de ses débuts. | Alice-Guy Jr. via Wikimedia
Il raconte la mise en place à sa propre initiative des premiers tournages de courts-métrages de fiction, dont La Fée aux choux, dès 1896 –donc quelques mois après la séance publique inaugurale des frères Lumière le 28 décembre (séance qui comportait un film de fiction, L’Arroseur arrosé). Durant onze ans, elle écrit et réalise quelque 200 films, souvent très inventifs et parfois transgressifs vis-à-vis des normes sociales et des bonnes mœurs, dont les mémorables Madame a des envies,Les Résultats du féminismeou Une femme collantesans oublier le délirant Matelas épileptique.
Mais elle tourne aussi une Vie du Christ d’une durée inhabituelle pour l’époque (35 minutes), et participe à l’exploration du cinéma parlant (et chantant) avec des dizaines de films destinés à être sonorisés en couplant le projecteur avec un gramophone. Si elle n’est pas nécessairement la première à expérimenter tout ce que lui attribue le film, elle témoigne incontestablement d’une créativité et d’une liberté d’esprit exceptionnelles.
Ayant épousé Hubert Blaché et devenue donc Alice Guy-Blaché, c’est sous ce nom qu’elle suit son mari aux États-Unis. Là, elle crée de toutes pièces un studio de cinéma, nommé Solax, où elle conçoit et réalise entre 1910 et 1920 des westerns, des films policiers, des films d’amour, des films historiques et des films à sujets «de société».
Elle filme en particulier en 1912 ce qu’on considère le tout premier film entièrement interprété uniquement par des Noirs –les acteurs blancs ayant refusé de participé à un projet où, refusant le blackface alors en usage, elle tenait à ce que les personnages noirs soient joués par des Afro-Américains.
Une scène de A Fool and His Money, entièrement interpété par des acteurs Noirs. | Splendor Films
Dans le bâtiment qui héberge à la fois bureaux de production, locaux techniques et plateaux de tournage, elle a placardé en grand cette instruction destinée aux acteurs: Be Natural.
Une des caractéristiques de son cinéma est en effet un jeu beaucoup moins outré que celui alors en vigueur devant les caméras du cinéma muet, dimension importante d’une modernité qui se retrouve aussi bien dans les thèmes traités (dont en 1916 un projet en faveur du planning familial, bloqué par la censure et les églises) que dans les choix stylistiques des nombreux films alors réalisés, écrits et produits par elle.
Plus difficilement mesurable, et pourtant évidente: la beauté de ses compositions visuelles, un sens du cadre et de la dynamique des plans qui attestent qu’elle est elle-même ce que les Américains appellent a Natural, une artiste naturellement douée pour l’art qu’elle pratique, le cinéma.
La concurrence impitoyable du Trust Edison, véritable mafia qui règne au début du siècle sur l’industrie naissante de l’entertainment, et les comportements irresponsables et déloyaux de son mari mèneront la Solax à faillite et au divorce. En compagnie de ses deux enfants, Alice Guy rentre en France en 1922, ruinée.
Une chasse au trésor
Durant quarante-six ans, jusqu’à sa mort à 96 ans en 1968, elle n’aura de cesse de faire reconnaître ses droits sur ce qu’elle a accompli. C’est la deuxième histoire que conte Be Natural.
Sa réussite consiste non pas à les raconter successivement mais à entretisser le parcours biographique de cette femme étonnante, sa propre quête pour une juste reconnaissance de ce qu’elle a fait et la recherche menée au présent par la réalisatrice pour évoquer ce destin hors norme, marqué par plusieurs péripéties romanesques, et les conditions dans lesquels il a été occulté, puis en partie redécouvert.
Pour ce faire, Pamela B. Green a interviewé des dizaines et des dizaines d’interlocuteurs aux compétences variées, dont certains, tel l’auteur de ces lignes, n’apparaissent à l’écran qu’une seconde et demi. Ensemble, ils composent une étonnante mosaïque de savoirs et d’incertitudes.
Il s’agit de reconstituer le parcours d’un femme, d’une cinéaste. Mais il s’agit aussi de rendre perceptible une autre quête, qui lui est liée mais obéit à d’autres règles: celle des films eux-mêmes.
Pour des raisons qui tiennent en grande partie au destin du cinéma muet en général, mais aussi à des motifs frappant plus particulièrement cette œuvre-là, l’immense majorité des films d’Alice Guy étaient perdus, ou réputés tels.
À la recherche des films perdus. | Splendor Films
Ils réapparaissent peu à peu, grâce au travail d’historiens, d’archivistes, d’amateurs passionnés, de cinémathèques. Et plus on en retrouve, mieux on vérifie que leur réalisatrice n’est pas seulement la détentrice d’une sorte de record pour Guiness Book –la première réalisatrice de l’histoire du cinéma– mais une artiste de première grandeur.
Cette enquête à travers les Amériques et plusieurs pays d’Europe est contée avec un sens du suspens fabriqué avec méthode, mais qui transmet une véritable joie lors de la mise à jour d’un document ou d’un témoignage. Des membres plus ou moins éloignés de sa famille, et plus ou moins au courant de ce lien de parenté, participent de cette chasse au trésor.
Pourtant le joyau dudit trésor est bien en évidence, et scande tout le parcours du film: il s’agit de la présence d’Alice Guy elle-même, qui fut deux fois interviewée, par la télévision française en 1964, et, au même moment mais avec seulement un magnétohone pour en garder traces, par le premier chercheur à avoir entrepris de lui rendre la place qui lui revient, l’historien belge Victor Bachy.
D’une extraordinaire présence, à l’image dans le premier cas, uniquement au son dans le second, cette femme alors âgée de 90 ans se révèle une impressionnante conteuse, ni amère ni résignée, d’une fulgurante précision quant aux faits qu’elle a traversés comme quant aux motivations de ceux auxquels elle a été confrontée.
Parmi ceux-ci figurent la corporation des critiques et historiens du cinéma, et la manière dont ils auront longtemps systématiquement sous-estimé et distordu son rôle, y compris en toute connaissance de cause. (…)
Hélène Châtelain dans La Jetée, Sarah Maldoror à la caméra.
La cinéaste, écrivaine et éditrice Hélène Châtelain et la cinéaste et militante anticolonialiste Sarah Maldoror viennent de mourir.
Pour le pire, une dernière fois l’histoire les aura rapprochées. Elles sont mortes à quarante-huit heures d’écart, de cette maladie du XXIe siècle, le coronavirus, ces deux femmes si exemplaires des engagements les plus généreux du XXe siècle. Hélène Châtelain décédée le 11 avril à 84 ans et Sarah Maldoror le 13, à 90 ans.
Une personnalité au moins tissait un lien explicite entre elles, celle de Chris Marker. Avant de devenir la compagne de vie et de création d’Armand Gatti, Hélène Châtelain fut l’inoubliable visage féminin de La Jetée, le court-métrage de science-fiction qui est sans doute l’œuvre la plus célèbre de Marker. Sarah Maldoror, liée à Présence africaine qui commanda à Marker et Alain Resnais Les statues meurent aussi(1953), fut une inlassable militante des combats pour l’indépendance des colonies portugaises, dont Marker accompagna la victoire en allant créer en Guinée-Bissau une école de cinéma en 1979, à l’invitation du ministre de la culture du jeune gouvernement, Mário Pinto de Andrade, compagnon de Sarah Maldoror à l’époque.
Si la manière dont s’écrit l’histoire amène ainsi à les rapprocher l’une et l’autre de personnages masculins, cela ne saurait occulter combien elles furent, chacune à sa façon, des figures du féminisme dans des environnements qui étaient loin d’y être toujours accueillants.
Hélène Châtelain (1935-2020)
En 2009 aux côtés de l’écrivain Vassili Golovanov dont elle a traduit et publié Eloge des voyages insensés
Née en Belgique, fille d’immigrants russes, elle débute comme comédienne notamment au sein du TNP de Jean Vilar, et bientôt Jean-Marie Serreau, Kateb Yacine, Georges Wilson. Sa bouleversante apparition dans La Jetée en 1962 n’aura pas de suite comme interprète pour le grand écran. Dès le milieu de la décennie, elle accompagne, comme interprète, comme metteuse en scène et comme autrice de textes, l’œuvre d’Armand Gatti. Cet écrivain, dramaturge, réalisateur et activiste, résistant de toujours, est une figure majeure des engagements artistiques et intellectuels des années 1960 et 1970, resté très actif pratiquement jusqu’à sa mort à 93 ans en 2017.
Hélène Châtelain co-réalise avec Gatti en 1976 Le lion, sa cage et ses ailes, ensemble de six films filmés en vidéo, alors outil innovant de tournage militant, avec les ouvriers de Peugeot à Montbéliard. Elle avait alors commencé son activité de cinéaste, filmant en 1973 Les Prisons aussi, dans le cadre du Groupe Information Prison dont Michel Foucault était la figure la plus connue.
On lui doit une vingtaine de réalisations pour le cinéma ou la télévision, jusqu’à 2004, dont un grand nombre consacrées aux grandes figures politiques et littéraires victimes du goulag et de l’écrasement par les pouvoirs soviétiques des espoirs de liberté nés de la Révolution russe. Ainsi le portrait du dirigeant anarchiste ukrainien Nestor Makhno (1996) et un Boulgakov cosigné avec Iossif Pasternak pour la collection «Écrivains de notre temps» d’Arte.
État major de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, au premier rang de gauche à droite Victor Belach, Galina Andreievna (femme de Makhno), Makhno et ses deux frères Savelli et Grigori (debout), extrait du documentaire Nestor Makhno.
Lorsque la revue Trafic (n°96, Hiver 2015) publie un ensemble de documents et de textes concernent Hélène Châtelain, on y découvre un passionnant projet de film inspiré du Sablier, mémoires de la révolutionnaire Ekaterina Olitskaïa, qui a passé la quasi-totalité de sa vie dans les geôles soviétiques, et qu’Hélène Châtelain avait aidé à traduire et fait publier aux éditions féministes Tierce.
Cette recherche et cet engagement sont également le cœur de son activité de traductrice et d’éditrice, notamment dans le cadre de la collection «Slovo» qu’elle crée et dirige aux Éditions Verdier, et qui publient notamment en 2003 Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, et les autres écrits de cet auteur majeur.
Née en France d’un père guadeloupéen et d’une mère gasconne, celle qui a très tôt choisi son pseudonyme en l’honneur de Lautréamont débute au théâtre en créant en 1956 une des premières troupes entièrement composée de comédien(ne)s noir(e)s, Les Griots, dont fait également partie la chanteuse haïtienne Toto Bissainthe. La troupe monte notamment La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire et Les Nègres de Jean Genêt. (…)
Il permet d’aborder les enjeux du cinéma et du féminisme en s’appuyant sur ce qui se joue véritablement à l’intérieur des films et de l’expérience qu’on en a.
Avertissement: les lignes qui suivent sont écrites par un vieil homme blanc. Celles et ceux qui considèrent qu’un tel individu n’est pas légitime à s’exprimer sur le sujet du regard féminin sont invité·es à interrompre immédiatement leur lecture.
Le livre d’Iris Brey Le Regard féminin – Une révolution à l’écran, récemment paru aux éditions de l’Olivier, est un ouvrage passionnant, en ce qu’il opère un déplacement salutaire au sein de la considérable littérature accompagnant la confrontation de la production cinématographique et du féminisme.
Le travail de son autrice aide à reformuler des questions désormais largement sur la place publique, et qui concernent les interactions entre les enjeux du combat féministe et le cinéma. Mais il invite aussi à débattre de ce qui ne saurait se formuler comme des certitudes.
Cinéma et féminisme: une nécessaire confrontation
Que le cinéma soit, depuis longtemps mais de plus en plus, un terrain où cette confrontation est particulièrement active, en quantité et en intensité, est tout à fait justifié, pour deux raisons. Il est un terrain qui manifeste de manière particulièrement visible des relations actives dans tous les aspects des rapports humains, dont l’inégalité entre les genres. Et il contribue à ces rapports humains en tendant à reconduire chez toutes et tous des comportements et des modes de pensée qui, à leur tour, activent des injustices, des inégalités, des préjugés.
Cela n’est pas vrai que des femmes, mais de toutes les minorités, au sens que la science politique donne à minorité (non pas les moins nombreux, mais ceux placés socialement en situation d’infériorité): les pauvres –désormais souvent ignorés en tant que tels–, les personnes racisées, les personnes LGBT+, les personnes avec un handicap, les migrants, ceux qu’on nomme les «fous»… liste non limitative, sans oublier toutes les combinaisons possibles, phénomène réuni sous le vocable d’«intersectionnalité».
Interroger ce qu’engendre le cinéma vis-à-vis de toutes ces personnes est nécessaire. Mais la question se pose singulièrement en ce qui concerne les femmes du fait de leur omniprésence à l’écran, et du fait que les relations hommes-femmes occupent une place infiniment plus importante dans les scénarios et les mises en scène que celles relevant des autres catégories. Il est donc logique que cette problématique se trouve au premier plan des interrogations sur les mécanismes et les effets des formes de représentation.
Ces interrogations connaissent un regain d’attention dans le sillage d’affaires qui ont associé féminisme et cinéma d’une autre manière: l’affaire Weinstein concerne un producteur, le monde du cinéma, à Hollywood d’abord et ensuite dans bien des endroits. Elle a joué un rôle décisif dans la montée en puissance de #MeToo. Avec le cas Weinstein et le mouvement #MeToo, le milieu cinématographique a été un puissant effet de loupe, mais il s’agit principalement de combattre des pratiques qui ne sont pas propres au cinéma. Qu’un homme puissant abuse de son pouvoir pour violenter des femmes n’a hélas rien de particulier à ce milieu cinématographique. Qu’une vaste mobilisation soit nécessaire pour décrire et combattre les manifestations les plus banalisées comme les plus extrêmes du sexisme non plus.
Cela n’exonère en rien les films, les objets spécifiques du cinéma, de leur rôle dans la construction de rapports entre hommes et femmes qui participent de ces relations comportant aussi bien les inégalités quotidiennes et les malveillances routinières ou grivoises que les viols et les féminicides.
Vis-à-vis de ce double processus (les mécanismes généraux du machisme et ceux propres au cinéma), deux approches loin d’être incompatibles, mais néanmoins distinctes se sont développées. La première approche, de très loin la plus massive, consiste à appliquer aux films et plus généralement au monde cinématographique des critères objectifs, qui visent à mettre en évidence les multiples formes de minorisation des femmes.
Les statistiques, le test de Bechdel comme le calcul du nombre de femmes travaillant à tel ou tel poste ou de films réalisés par des femmes sélectionnés dans des grands festivals, aussi bien que la mise en relation d’actes sexistes commis dans la vie privée par des gens de cinéma (dont l’affaire Polanski a offert un exemple paroxystique) relèvent de cette démarche.
La seconde s’appuie sur ce qui se joue effectivement dans les films, ce que font les films (à leurs personnages comme à leurs spectateurs et spectatrices) moins par ce qu’ils veulent dire que par la manière dont ils le font. Par leur mise en scène, donc, et non plus seulement par leur scénario.
La mise en scène est affaire de morale (air connu)
Cette approche privilégiant les effets éthiques et politiques de la mise en scène a une histoire longue, notamment dans la critique de cinéma en France. Elle est scandée par des textes importants, notamment dans les Cahiers du cinéma des années 1950 et 1960, dont le célèbre texte «De l’abjection» de Jacques Rivette. S’il y était déjà question d’oppression, de mépris, d’invisibilisation, de manipulation, de violence réelle ou symbolique, ce n’était pas à cette époque à propos des rapports hommes-femmes, ou de manière très marginale.
La reprise selon une approche féministe de cette manière d’interroger les films est due à une critique britannique, Laura Mulvey. Dans un texte de 1975 qui a fait date, «Visual pleasure and narrative cinema» [«Plaisir visuel et cinéma narratif»][1], elle définissait et analysait le male gaze, le regard masculin comme organisant de manière archi-dominante les façons de raconter des histoires et de représenter le monde, dont évidemment les femmes et les rapports hommes-femmes.
S’appuyant essentiellement sur la psychanalyse, elle mettait en évidence les processus souvent involontaires chez celles et ceux qui font les films, et difficilement repérables de prime abord par celles et ceux qui les regardent, qui reconduisent des rapports de domination genrés.
Critique et universitaire, Iris Brey reprend en quelque sorte le fil de ces propositions, qui ont eu un considérable écho (surtout du côté du monde académique et féministe anglo-saxon), pour construire la théorie de ce qu’elle nomme le female gaze, le regard féminin. Pour ce faire, elle déplace l’approche la plus courante, qui s’appuie d’abord sur le genre de l’auteur ou de l’autrice, en affirmant d’emblée: «Le female gaze n’est pas lié à l’identité du créateur ou de la créatrice, mais au regard généré par le film.»
À l’épreuve des films
En s’appuyant sur de nombreux exemples empruntés à l’histoire du cinéma, le livre déplie les occurrences où des choix de réalisation tendent à susciter chez qui verra le film «un regard porteur d’une expérience spécifique –celle de ressentir une expérience vécue féminine– dont la subjectivité repose sur une construction historique et sociale».(…)
Paul Thomas Anderson compose une fable amoureuse où le désir vital d’une femme désintègre un monde de pouvoir hiérarchique tenu par des hommes et qui semblait immuable.
C’est… impeccable. Les lieux, les costumes, la mécanique romanesque, et bien sûr le jeu des acteurs.
À Londres, dans les années 1950, le grand couturier Reynolds Woodcock (Daniel Day Lewis) règne en tyran inspiré sur sa maison. Autour de lui le ballet des employées, maîtresses, clientes huppées, voire couronnées, dessine les arabesques de la séduction et du pouvoir. Toutes ces femmes jouent parfaitement les figurantes de la parade de la création et des conventions.
Là, sous la régence d’une sœur de droit divin (Lesley Manville), tout n’est qu’ordre, luxe et cruauté, rituels et respect d’un implacable quadrillage social et esthétique, dont le génie du créateur est un des piliers reconnus.
Un soir tard, Woodcock prend sa voiture de luxe pour rejoindre seul sa maison de campagne. Au petit matin, il s’arrête dans une auberge au bord de la route prendre le petit déjeuner. Inexpérimentée et pleine de bonne volonté, Alma fait le service.
Depuis la naissance du cinéma, seules quelques séquences ont pu rendre sensible ce que signifie un coup de foudre. La rencontre entre Alma et Reynolds en fait désormais partie.
Alma n’est pas spécialement jolie, ne connaît rien du monde de Woodcock. N’importe, ils s’attirent comme des aimants, plus encore que comme des amants. Il l’emmène, elle vient volontiers.
Donc, d’accord, on a compris, c’est une variante nouvelle de la fable du prince et de la bergère. Oui oui. Mais beaucoup plus nouvelle qu’on ne l’attendrait.
Une triple figure de mâle dominant
Paul Thomas Anderson est un réalisateur brillant, impressionnant de puissance expressive dans l’utilisation des comédiens, des cadres, de la lumière, de la musique, etc.
Cette puissance est la marque de fabrique de l’auteur de There Will be Blood, accomplissement d’une certaine idée du cinéma (et de bien d’autres choses) qui fait l’admiration de ceux, fort nombreux, qui préfèrent la force à la grâce, et la quantité à la qualité.
Daniel Day Lewis peut être considéré comme l’exact symétrique, dans le registre du jeu d’acteur, de ce qu’invarne PTA dans le domaine de la mise en scène.
Il est un champion de l’exploit dramatique, l’incarnation de cette formule étrange qu’est l’emploi du mot «performance», dédié à l’origine à un accomplissement sportif, ou technique (les performances d’une voiture, d’un ordinateur), et transposé au monde des comédiens.
La très mâle figure unique aux trois visages PTA/DDL/«Bite-en-bois» (traduction littérale de Woodcock) rencontre celle dont le prénom signifie à peu près tout ce qu’on veut de féminin (de la jeune fille à la mère nourricière et protectrice) dans la quasi-totalité des langues occidentales, ainsi qu’en hébreu et en arabe.
Et voilà que le scénario convenu se désagrège littéralement sous nos yeux, d’une manière à la fois magique et troublante, sous l’effet de cette féminité. Une féminité qui, s’il les traversera à l’occasion, ne cessera d’échapper à tous les clichés qui lui sont d’ordinaire associés.
Et c’est, dès lors, beaucoup, beaucoup mieux qu’impecccable. (…)
À propos de quelques polémiques autour du film de Verhoeven, pour le droit à la différence dans la manière d’accueillir les œuvres –de cinéma ou autres.
Il y a comme une agitation autour du nouveau film de Paul Verhoeven, le très remarquable Elle. Comme souvent, cet emballement attisé par les réseaux sociaux résulte de la confusion de plusieurs causes, qui sont en l’occurrence autant de fausses pistes. Tentative de démêler cet écheveau, avec l’espoir que cela puisse aussi contribuer à regarder autrement d’autres films.
1.Les porte-parole anti-Elle projettent sur le film leurs réflexes de militantes féministes au lieu de le regarder
Celles et ceux qui se sont manifesté-e-s, notamment sur ce pamphlet qui ne craint pas le titre racoleur, ou sur Facebook à l’initiative du collectif Les Effrontées, savent ce qu’il faut dire et faire face au viol: «Vous voulez savoir ce qu’est un thriller féministe? Ce serait un film où l’héroïne poursuit son violeur, le retrouve, découvre qui il est, l’émascule, le défigure, le fait enfermer ou se venge d’une manière ou d’une autre», écrit ainsi la porte-parole du groupe FièrE.
Elle réclame donc une variante du classique Revenge Movie, genre qu’elle trouverait sans doute détestable si Clint Eastwood ou Charles Bronson allait buter l’assassin de ses enfants, mais modèle qui deviendrait souhaitable s’il épouse la ligne de combat qui mobilise ce groupe.
Comme tout discours militant, celui-ci n’admet que les films de propagande «dans le bon sens», ne tolère rien qui fasse place à la complexité, au trouble. La Cause –est-il besoin d’ajouter: aussi juste soit-elle?– ne tolère que la dénonciation. Dès lors il n’y a plus place pour ce qui mérite d’être nommé «œuvre», mais uniquement pour la diatribe, d’avance justifiée par la puissance dominatrice de l’adversaire. C’est réduire le cinéma au rang, d’ailleurs légitime, mais très limité, de Guignol –exemple récent: Merci Patron.
Et dès lors il est logique que ces spectateurs-trices ne voient ni n’entendent ce qui advient effectivement dans le film –la complexité, le mystère, mais surtout la violence de la réaction du personnage joué par Isabelle Huppert, ainsi que la multiplicité ludique et ouverte des ressorts qui l’animent, et qui animent les autres protagonistes, surtout féminins.
Ces spectateurs-trices ne voient que le fait que le film commence par un viol, ce qui appellerait une suite unique. Dès lors qu’Elle, et «elle», la femme violée, ne suivent pas ce qui est supposé être programmé par un tel début, le film est dans l’erreur et doit être condamné. Procédure de jugement dogmatique dont le modèle se perd dans la nuit des temps, une nuit très sombre.
Le film fait et dit pourtant non pas une mais vingt autres choses. Il réserve en particulier des places autrement fines et stimulantes –stimulantes parce que non conventionnelles– aux autres femmes, surtout celles jouées par Anne Consigny et Virginie Efira. S’il y a des personnages faibles et médiocres dans ce film, ce sont bien les mâles.
La même disposition d’esprit, qui verrouille d’emblée la vision du film, rend évidemment irrecevable une de ses dimensions principales: Elle est une comédie. Pas uniquement une comédie mais d’abord un comédie. Une comédie noire et bizarre, mais une comédie.
Une comédie qui commence par un viol, ah mais ça c’est interdit! Bon. Dommage, la comédie, c’est pourtant un assez bon moyen de reposer les questions. À condition de ne pas être sûr(e) d’avoir déjà toutes les réponses.
2.Celle qui est violée au début de Elle s’appelle Michèle. Michèle n’existe pas.
L’Académie des muses de José Luis Guerin, avec Raffaele Pinto, Emanuela Forgetta, Rosa Delor Mura, Mirela Iniesta, Patricia Gil, Carolina Llacher. Durée : 1h32. Sortie le 13 avril.
Intéressantes, les histoires d’amour célébrées par la mythologie antique et la littérature médiévale que raconte le professeur. Séduisantes, les étudiantes qui l’écoutent dans l’amphithéâtre de cette fac de Barcelone. Amusant, le jeu qui se tisse entre elles et l’enseignant quant à l’actualité des sentiments et des relations évoqués par les anciens textes. Subtil et cruel, le dialogue entre le professeur et son épouse, adroite à dévoiler les arrières pensées de l’homme et les sous-entendus des grands récits fondateurs de la culture occidentale.
Séduisant, intéressant, amusant, subtil et cruel, ainsi sera le nouveau film de José Luis Guerin. Des jeux de l’amour et du savoir, du désir et du pouvoir, il semble d’abord proposer, avec une grâce qui réjouit, une description documentaire, à la fois érudite et ludique. Mais ce dialogue entre l’éminent philologue Raffaele Pinto et sa femme à propos de l’utilisation de l’amour courtois pour assurer la domination masculine, pourquoi y assistons-nous à travers une fenêtre fermée, où coulent des gouttes de pluie ? Ces gouttes qu’on retrouvera sur le pare-brise de la voiture où le professeur est rejoint par une étudiante pour un dialogue « pédagogique » dont les enjeux sont alternativement trop clairs et trop opaques.
Ce simple dispositif pluvial, ou son cousin, un système de reflets sur des vitres qui souvent s’interposent, à la fois met à distance et réfracte la présence d’un monde plus vaste, monde peuplé d’humains et de nuage, de lumière et d’activités quotidiennes, qui simultanément contient et ignore ce qui se trame devant nous. Ainsi, toujours entre savoir réellement plaisant, séductions croisées et inégales, défis adolescents ou madrés, ruses et malentendus, un marivaudage complexe se met en place, qui ne cesse de déplacer le regard et l’écoute du spectateur.
Mais voilà que nous partons en voyage. Voilà qu’on débarque, sur les traces de Dante et Béatrice, dans une Italie hantée de souvenirs mythologiques et de bergers très physiques. Arcadie rieuse et sensuelle en contrepoint aux austères théâtres de l’enseignement académique, mise en circulation au grand air des ressources pas du tout futile du désir, de l’attirance des corps, de l’envoutement des mots, comme révélateurs et analyseurs des relations de domination, des mouvements de libération.
A l’écoute des sons de la nature (le vent) et de la culture (les cloches), de la campagne sarde aux portes de l’enfer du lac Averne, d’Eurydice à Héloïse et aux très contemporaines Rosa, Mireia, Patricia et Carolina, entre fable érotique et méditation politique, L’Académie des muses fraie un chemin intrigant et attirant.
Le cinéaste d’En construccion et de Dans la ville de Sylvia semble découvrir pas à pas, plan à plan, de nouvelles manières de faire se répondre et s’enrichir les ressources du documentaire et de la fiction, en même temps qu’il les invente. Et cela devient comme une aventure de plus, une intrigue supplémentaire que se faufilera tout au long des rebondissements et retournements qu’enclenche le projet de « l’académie des muses » véritablement concocté par les étudiantes du professeur Pinto. Lorsque la lumière reviendra dans la salle, quel étrange voyage nous aurons fait.