Le cinéaste prêt à tout pour poursuivre son tournage malgé le confinement, avec les moyens du bord.
Tissant ensemble fiction et documentaire, le film de Lou Ye explore le labyrinthe de rapports affectifs et artistiques embrasés et perturbés par la pandémie.
De futurs historiens du cinéma auront la tâche, complexe et éclairante, de décrire l’étrange ensemble qui méritera d’être appelé «les films Covid». Fictions, documentaires, objets hybrides destinés à YouTube, comédies musicales aussi bien que drames ou journal expérimental, ils sont bien plus nombreux, et divers, que ce qui est actuellement recensé. Ce n’est sans doute pas fini, tant les effets se prolongent.
Entre autres innombrables processus singuliers, la pandémie a en effet suscité une foule de réalisations extrêmement différentes, dans les manières d’aborder la situation, les formes choisies ou subies, les modes de diffusion, les façons de relier la maladie proprement dite à une infinité d’autres enjeux, intimes ou collectifs.
Dans ce futur corpus encore à cartographier, le film qui s’appelle désormais en France Chroniques chinoises, mais a été présenté au Festival de Cannes sous le titre An Unfinished Film, occupera de toute façon une place de choix.
Le onzième long-métrage de Lou Ye était déjà parti pour être un étrange objet de cinéma lorsque l’auteur d’Une jeunesse chinoise en a pris l’initiative. Il s’agissait alors de raconter l’histoire d’un réalisateur, Xiaorui, qui reprend dix ans après le tournage d’un film interrompu, en retrouvant des acteurs et des techniciens qui ont un peu ou beaucoup changé durant la décennie écoulée et en se confrontant à des interlocuteurs d’une nouvelle génération.
Ce dispositif appuyé sur les puissances du cinéma moins pour voyager dans le temps que pour mettre en relation différentes époques, et les éclairer l’une par l’autre, se nourrissait en guise d’images du début des années 2010 de plans tournés par Lou Ye pour certains de ses précédents films, notamment Suzhou River (2000), Nuit d’ivresse printanière (2009) et Mystery (2012).
La présence dans certains des plans d’alors des acteurs du nouveau film aidait à relier les époques, ces séquences préexistantes alimentant au passage le récit de ce qui aurait jadis causé l’interruption du tournage. À l’exception du réalisateur Lou Ye, joué par l’acteur Mao Xiaorui, tous les interprètes sont dans leurs propre rôle… D’acteurs, ou de techniciens.
Comment, avec ce début de Chroniques chinoises, ne pas faire le rapprochement avec cet autre film venu du même pays et lui aussi présenté à Cannes cette année, l’immense Caught by the Tides de Jia Zhangke, qui s’intitule désormais en français Les Feux sauvages et sortira le 8 janvier? Là aussi, même si de façon beaucoup plus ample, les retrouvailles avec les mêmes acteurs filmés pour différents films à différentes époques construisent un récit plus ample des mutations qu’a connu la Chine au XXIe siècle.
Janvier 2020, près de Wuhan
Chez Lou Ye, la réalisation du film dans le film commence début janvier 2020, à proximité de Wuhan. Donc… La mise en place d’un confinement sévère fige le tournage, isole dans leur hôtel les membres de l’équipe à la fois contraints à cette proximité pour une durée indéfinie et tenus loin de leurs «proches» devenus lointains.
Tandis que se développent les échanges en ligne avec les membres de la famille de chacun et chacune, le réalisateur, les acteurs et les techniciens explorent des moyens de continuer à fabriquer «quelque chose» (un film?) qui continue leur travail, tout en intégrant cette situation inédite.
Quand il devient aussi difficile de se parler et de se comprendre in situ que via une appli.|Bacfilms
Diverses relations affectives, questions d’ego, rivalités mais aussi amours, affections et engagements professionnels et artistiques ne cessent de se nouer et de renouer, a fortiori parmi des gens qui partagent une histoire longue –depuis le premier tournage en 2010.
Chroniques chinoises se développe en inventant comment se mettre à la remorque d’une situation inédite, qui dépend du virus et surtout des autorités. Cette histoire d’un petit groupe de gens de cinéma devient l’occasion de réfracter ce qui arrive à la Chine toute entière, y compris dans la violence des mesures d’enfermement, et les réactions excédées d’une partie de la population, pouvant aller jusqu’à de violents affrontements avec la police.
Bravant la censure, intraitable sur ce sujet, Lou Ye montre des scènes d’émeutes réelles, mêlées à des images d’avenues de la grande ville entièrement désertes, et aux plans de sa réalisation mi-fiction, mi-documentaire.
La part «fictionnelle» tient ici moins à l’invention de situations, effectivement advenues, qu’à leur organisation, fusionnant sur une période ramassée ce qui, pour les Chinois, a couvert trois années pleines de brutales restrictions, au gré des décisions autoritaires du régime.
Les écrans de téléphone dans l’écran de cinéma
Cette histoire est aussi une histoire des images, de mutations des manières de communiquer où les écrans des téléphones portables deviennent omniprésents, où les relations amoureuses, familiales, professionnelles, passent par WhatsApp, WeChat et FaceTime. (…)
