Wang Bing : « La caméra intimide ou effraie souvent »

Wang Bing s’est imposé comme l’un des plus importants cinéastes contemporains. Il revient sur la prochaine sortie de ses deux dernières œuvres, présentées à Cannes en 2023 : Jeunesse (Le Printemps) et Man in Black.

Le 3 janvier sort en salle Jeunesse (Le Printemps), consacré à la vie des jeunes gens venus de la campagne travailler dans les milliers d’ateliers de confection d’une ville du Sud-Ouest de la Chine. Il n’est pas courant qu’un documentaire chinois de 3h35 figure en compétition officielle du Festival de Cannes, il est sans exemple que Cannes présente durant la même édition un deuxième film du même réalisateur, en l’occurrence Man in Black (qui sera diffusé sur Arte fin janvier, avant une sortie en salles ultérieure). Chacun des deux films est passionnant, par l’ensemble de ce qu’il documente de la réalité et de l’histoire chinoises comme par les manières très différentes de filmer mobilisées par le cinéaste. Ensemble, ils confirment de manière éclatante la place de première importance qu’occupe Wang Bing dans le cinéma contemporain, et même plus largement dans les arts de l’image d’aujourd’hui. JMF

Comment décririez-vous le lieu où se déroule Jeunesse ?
Le film se passe dans la province du Zhejiang (Sud-Ouest de la Chine, juste au Sud de Shanghai), dans la ville de Huzhou, plus exactement le bourg de Zhili. C’est une région qui traditionnellement produisait des objets en tissu grâce au travail de la soie. A partir des années 1980 et de l’ouverture économique, s’y est développée une autre approche de la production textile, mais toujours fondée sur des petites entreprises familiales. Lorsque j’ai commencé à y filmer, il y avait déjà une histoire de 30 ans de cette nouvelle activité. Le modèle d’organisation du travail à base de petites entreprises est resté le même, mais leur nombre s’est démesurément accru, pour donner ce qu’on voit dans le film, avec ces milliers d’ateliers et de boutiques côte à côte. Ils sont surtout connus pour la fabrication de vêtements pour enfants, qui sont ensuite vendus dans toute la Chine, et également à l’exportation.

Nous avons vu en 2016 un film que vous aviez déjà tourné dans ce contexte, Argent amer.
Argent amer est né de rencontres que j’avais faites dans une autre région, au Yunnan (province du Sud de la Chine, où Wang Bing venait de tourner Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie). J’y avais fait la connaissance de jeunes gens de la campagne qui partaient chercher du travail dans le Zhejiang, j’ai décidé de les suivre sans savoir où nous allions atterrir et ce que cela donnerait. Nous sommes arrivés à Zhili, que j’ai découvert à cette occasion. J’ai aussitôt commencé à filmer ces jeunes gens que je connaissais, à montrer leur existence dans cet environnement, sans aucune préparation. Ce tournage-là a duré environ deux mois, et il a donné Argent amer. Cette période est aussi celle qui m’a permis de construire, comme projet artistique et sur le plan matériel, ce qui allait devenir Jeunesse.

Vous avez également réalisé une installation vidéo, 15 Hours, également située dans les ateliers de confection de Zhili. Utilisez-vous indifféremment les mêmes images pour un film de cinéma et une installation destinée au milieu de l’art contemporain, ou s’agit-il de deux processus distincts ?
J’étais en train de tourner ce qui allait devenir Argent amer lorsque j’ai reçu une commande pour la Documenta. J’ai décidé de continuer à filmer dans le même environnement, mais d’une manière différente. 15 Hours a été enregistré en continu dans un seul atelier, spécifiquement pour la Documenta[1]. Pour moi, il y a une énorme différence entre le documentaire et l’art vidéo, un documentaire est toujours une narration, alors qu’avec la vidéo d’art on peut s’affranchir complètement du récit. J’étais à Zhili avec ces personnes qui travaillent de 8 heures à 23 heures six jours par semaine, je voyais la dureté et la monotonie de ce que ces jeunes gens endurent, le documentaire ne peut pas complètement en rendre compte —même s’il donne accès à beaucoup d’autres éléments importants. Un plan-séquence unique accompagnant en continu une journée de travail donne accès à une réalité qu’aucun artefact ne peut traduire.

Une différence évidente concerne le montage, absent dans la proposition sous forme d’installation vidéo, alors que pour le film de cinéma il joue un rôle important, du côté du récit précisément. Mais au moment du tournage, les choix sont-ils différents, utilisez-vous la caméra de la même façon ? Les mêmes images peuvent-elles donner un documentaire ou une installation vidéo ?
Ah non, c’est différent, je n’ai pas utilisé la même caméra, et je n’ai pas tourné de la même façon.

Vous êtes connu pour réaliser vos documentaires seul. Mais au générique de Jeunesse figurent les noms de six cameramen – dont vous-même. Qui sont les autres, et comme s’est faite la répartition du travail ?
Pour ce film, j’ai été souvent accompagné par une deuxième caméra. Le tournage a duré très longtemps, de septembre 2014 à mars 2019, personne n’aurait pu rester avec moi toute la durée. Certains sont resté six mois, d’autres un an. Mais nous avons toujours été en équipe très réduite, deux ou trois personnes maximum.

Le film qui sort maintenant s’intitule Jeunesse (Le Printemps), « Le Printemps » étant le titre de ce qui est en fait la première partie d’une trilogie intitulée « Jeunesse ». Pouvez-vous expliquer ce qui est prévu pour les deux autres, et les rapports entre les trois volets ?
Après « Le Printemps », les deux autres parties seront titrées « Amertume » et « Retour ». Le premier est consacré au quotidien de ces jeunes, y compris à leur intimité, dans des situations auxquelles ils ne sont pas préparés, qu’ils découvrent en arrivant de leurs villages. Les deux autres seront différents. J’ai terminé le montage de la troisième partie, qui accompagne le retour dans leurs familles de celles et ceux qui sont venus travailler à Zhili. Tant que je n’ai pas terminé la deuxième partie, je préfère ne pas en parler.

Vous avez accumulé 2600 heures de rushes, ce qui est absolument énorme. Il s’agit de la matière filmée qui sert pour les trois films ?
Oui. Le Printemps, la première partie, n’est pas le produit d’un très grand nombre d’heures de rushes. Ce sont surtout les deux autres pour lesquelles j’ai énormément tourné. Au début, je ne connaissais pas encore bien les gens et les lieux, on s’installait. Donc j’ai moins tourné. Ensuite j’ai souvent tourné en continu sur de très longues durées, une fois que j’ai été à l’aise avec les situations.

Vous arrive-t-il que des gens refusent que vous filmiez ?
Oui bien sûr, la caméra intimide ou effraie souvent. J’ai surtout rencontré ces obstacles au début, lorsque je suis arrivé, d’autant qu’il circulait de nombreuses histoires où des personnes étaient venues filmer pour faire des reportages à scandale à la télévision. Il faut comprendre que l’organisation en petites sociétés commerciales est très inhabituelle en Chine, certains entrepreneurs ou hommes d’affaires les considèrent comme des concurrents à éliminer et ont utilisé des réalisations audiovisuelles pour nuire aux ateliers. Au fil du temps, j’ai été perçu comme différent de ces gens-là, et puis il y avait tellement d’ateliers que si un patron continuait de refuser, je pouvais aller à côté et trouver quelqu’un de plus accueillant. Mais presque toujours, ceux qui avaient été réticents au début ont ensuite été contents que je vienne tourner chez eux.

Vous n’avez pas rencontré de problème avec les autorités ?
Non. Je ne leur ai rien demandé, aucune autorisation. On a tourné pour l’essentiel dans des espaces privés. Il y aurait aussi des films à faire dans les grandes usines de textile, mais ce serait tout à fait différent, il faudrait accepter un contrôle permanent. Dans ces ateliers qui relèvent de l’autorité directe de petits patrons, à partir du moment où ils m’avaient donné leur accord j’ai fait ce que je voulais. C’était la garantie d’une liberté que je n’aurais pas connue ailleurs.

La structure des entreprises est particulière, mais ce que vivent les travailleurs venus de la campagne est-ce là aussi particulier ?
Pas vraiment, même s’il y a évidemment des différences. D’une manière générale, c’est très représentatif du fonctionnement du monde du travail en Chine, qui repose en grande partie sur de la main d’œuvre venue de la campagne, avec parfois des conditions encore plus dures, comme pour les jeunes migrants qui viennent travailler dans la construction. C’est un phénomène très massif. La singularité dans le secteur de la confection est que chaque année, le travail s’interrompt durant tout le mois de juin. C’est le moment où les ouvriers retournent dans leur village, auprès de leur famille.

Au Festival de Cannes, nous avons découvert simultanément ces deux films si différents, Jeunesse et Man in Black. Ce dernier est un portrait d’un musicien chinois, très reconnu, et porteur d’une histoire extraordinaire, comme citoyen et comme artiste. Comment êtes-vous entré en contact avec le compositeur Wang Xilin[2] ? D’où est venue l’idée d’en faire ce film si particulier, y compris par rapport à vos autres réalisations ?
Je connaissais déjà les musiques composées par Wang Xilin, qui est un des musiciens les plus reconnus en Chine. En 2006, je travaillais sur mon film de fiction Le Fossé[3], et j’ai envisagé de faire appel à lui pour la bande son. Je l’ai rencontré à cette occasion, finalement j’ai décidé qu’il n’y aurait pas du tout de musique dans le film, mais nous sommes devenus très amis. En Chine, j’ai filmé un grand nombre de ses concerts, je l’ai aussi filmé chez lui, dans sa vie quotidienne, et lorsqu’il a quitté la Chine pour aller vivre en Allemagne. Peu à peu est née l’idée de réaliser un film sur lui, mais à ce moment il m’a semblé que tout ce que j’avais tourné ne convenait pas. Pour moi, le plus important c’est sa musique, et il fallait trouver une forme qui la mette en valeur de manière privilégiée. Mon idée a été de les installer, lui et sa musique, dans une sorte d’écrin, et le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, avec sa configuration très particulière, est apparu comme une excellente réponse. (…)

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«Tant que le soleil frappe», «Le Retour des hirondelles», «La Grande Magie», éclats du vivant

Au plus noir des difficultés de l’existence, le rire des deux paysans chinois éclaire la singularité de leur relation dans Le Retour des hirondelles.

Aussi différents soient-ils, les films de Philippe Petit, de Li Ruijun et de Noémie Lvovsky trouvent en eux-mêmes des ressources en prise avec de multiples formes d’énergie vitale.

Avec les congés scolaires en ligne de mire, ce sont pas moins de dix-sept nouveautés (et une flopée de reprises) qui arrivent sur les écrans ce mercredi 8 février. Parmi les nouveaux films, on dénombre au moins trois propositions singulières et qui méritent une attention dont on peut craindre qu’elles ne bénéficient pas, au milieu d’une pléthore de longs-métrages qui engendre plus de confusion que de désir.

Trois «petites musiques», absolument différentes les unes des autres, auxquelles il y a lieu de prêter l’oreille au sein de la cacophonie ambiante pour y découvrir à chaque fois un plaisir inattendu. Français ou chinois, ces films n’ont pas grand-chose en commun, et y chercher des ressemblances serait un exercice forçant le sens du hasard de leur date de distribution commune.

Il n’empêche: chacun à leur façon, ils témoignent des multiples manières dont le cinéma peut être travaillé de l’intérieur, pour le meilleur, par ses relations au vivant, tout le vivant –humain et non-humain. Et en tirer de multiples avantages.

«Tant que le soleil frappe», de Philippe Petit

La belle évidence qui s’impose d’emblée dans le premier long-métrage de fiction de Philippe Petit ne cessera de se révéler féconde tout au long du film. Mettre aussi explicitement un espace public –un terrain vague pourri en plein Marseille que les riverains veulent transformer en jardin– au cœur d’une mise en scène et d’un récit –mais surtout d’une mise en scène– est une très belle idée de cinéma, riche de rapports à l’espace et au temps, de conflits et de questions.

Ce jardin n’est pas le sujet du film, qui raconte l’histoire de Max, paysagiste accroché à ce projet et qui va rencontrer bien d’autres péripéties, émotionnelles, affectives, professionnelles et politiques. Mais l’idée de départ est toujours là, elle hante le film comme elle obsède son personnage principal. Et c’est, de façon tellement plus créative, quelque chose qui, comme un souffle, traverse la succession des séquences, tandis que s’organise la mise en place des rencontres, des défis, des stratégies, des trahisons.

 

Avec les édiles locaux, avec un architecte en vue, avec ses collègues du service des jardins de la ville, avec sa femme et sa fille aussi, avec les habitants du quartier de la porte d’Aix comme avec le footballeur vedette Djibril Cissé dans son propre rôle, ce sont des rapports toujours en mouvement qui ne cessent de s’activer, et qui donnent sa dynamique au film.

Jouant à la fois des codes du film de genre (film noir et western) et d’une étrangeté proche d’un fantastique teinté d’onirisme, Tant que le soleil frappe respire. Il le doit en grande partie à cette présence si particulière, et qui ne cesse de faire résonner les plans où il apparaît, de Swann Arlaud, depuis sa découverte dans Ni le ciel ni la terre (2015), sa reconnaissance dans Petit Paysan (2017) et récemment l’extraordinaire accomplissement qu’était son rôle dans Vous ne désirez que moi (2022).

À eux seuls, ces trois titres disent la diversité non seulement des personnages mais des approches, des rapports au monde qui habitent ce comédien étonnant, chez qui vibre une lumière enfantine, mais où se perçoivent à la fois une tension physique et une profondeur réflexive, un charme et une inquiétude qui peuvent à leur tour devenir inquiétants.

Ce que fait l’acteur dans ce film est décisif pour garder constamment ouvertes les possibilités, les échappées, au sein d’un scénario qui mobilisent tout en même temps des codes dramatiques connus, volontairement prévisibles.

 

La femme de Max (Sarah Adler) pourra-t-elle convaincre celui-ci (Swann Arlaud) des risques que son projet fait courir à sa famille comme à sa carrière? Et le veut-elle vraiment? | Pyramide Distribution

Cette dynamique dialogue de manière très suggestive avec celle, rare au cinéma, des possibilités narratives et imaginatives d’espaces aménagés, en l’occurrence les jardins imaginés par Max, pour le quartier déshérité comme pour la villa de luxe.

La plus belle réussite du film tient peut-être à la façon dont, sans y insister, il rend perceptible ce qui se propose, au présent et au futur, dans une organisation des parcelles, le choix des végétaux, la pensée des jeux de lumière et d’ombre, de couleurs et de rythmes. En filigrane, une belle suggestion du cinéma comme art du vivant.

Tant que le soleil frappe

de Philippe Petit

avec Swann Arlaud, Sarah Adler, Grégoire Oestermann

Séances

Durée: 1h25

Sortie le 8 février 2023

«Le Retour des hirondelles», de Li Ruijun

Il est d’abord plutôt mystérieux, le processus qui suscite intérêt, empathie, curiosité, envers les êtres et les situations qui apparaissent sur l’écran. De ce paysan chinois à la vie misérable, malmené et méprisé par ses proches, de cette femme victime de handicaps et de violences, de la manière dont leurs familles leur imposent un mariage dicté par l’avidité égoïste, puis de l’existence quotidienne de ce couple, rien a priori ne concerne un spectateur d’ici et maintenant.

 

Il sera d’autant plus beau et émouvant, le parcours qui inscrit du même mouvement obstiné ce récit dans l’universel des contes fondateurs et dans le réalisme matériel des travaux et des jours d’un homme et d’une femme, qui deviennent pas à pas plus familiers, plus proches, plus réels.

Le Retour des hirondelles est un drame aux multiples péripéties, avec moments lyriques, coups du sort, éclats de violence et instants de tendresse. Mais si son déroulement est loin d’être uniforme ou minimaliste, c’est pourtant bien sa manière d’accompagner des gestes, des durées, des textures, qui le rend si beau et touchant.

Le sixième film de Li Ruijun est d’abord et surtout une expérience qui se nourrit des sensations, du sentiment de la présence de la terre et du vent, du chaud et du froid, des temporalités du jour et de la nuit, du passage des saisons… Ainsi, l’histoire de la relation particulière qui se développe entre les deux déshérités unis par des forces qui les dominent mais ne peuvent les écraser, et de leurs multiples combats menés avec leurs armes à eux, devient cette épopée modeste et matérialiste, portée par un souffle d’une ampleur inattendue.

Le film se passe dans la Chine actuelle, pays désormais perçu, par lui-même et par le monde, comme une nation hyper-industrielle, définie par ses titanesques mutations urbaines et technologiques. La manière dont est ici rappelé, à mi-voix, que quelque 600 millions d’êtres humains peuplent toujours ses campagnes, souvent avec des modes de vie archaïques, relativise ce que le film pourrait avoir d’intemporel ou d’exotique.

Témoins de cette actualité, parmi les multiples obstacles qui se dressent devant le «cadet Ma» et sa femme Guiying, les aménagements du territoire décidés par la bureaucratie et la spéculation foncière ne sont pas moins menaçants que les intempéries ou les traditions inégalitaires. (…)

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«H6», un hôpital à cœur ouvert

Dans la salle d’attente, un père chante et danse pour sa fille aux deux jambes brisées.

Le documentaire de la réalisatrice Ye Ye accompagne quelques patients d’un immense hôpital et en fait une impressionnante saga, émouvante et romanesque.

La preuve par trois de la jeunesse – à propos de « Made in Hong Kong » et autres surgissements

La sortie en DVD de Made in Hong Kong, le film de Fruit Chan en écho à la rétrocession de Hong Kong à la Chine, redonne vie à ce jaillissement d’énergie cinématographique face à un futur opaque et inquiétant. Et, dans le contexte d’autres éditions DVD récentes (Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang, Judo de Johnnie To), attire l’attention sur les continuités et les mutations de certaines formes d’invention dans le cinéma, qui se sont depuis 30 ans notamment beaucoup manifestées dans le monde chinois.

Signé d’un réalisateur alors inconnu, et aujourd’hui plus qu’à demi oublié, surgi d’un moment historique particulier, voilà un film-éclair, et qui, réapparu grâce à une excellente édition DVD, brille toujours d’un éclat singulier. En 1996, Fruit Chan a 37 ans, il a réalisé pour l’industrie du cinéma hongkongais – où il travaille depuis plus de 10 ans comme assistant – deux longs-métrages de genre dont il est le premier à affirmer la médiocrité, et qui ont été des échecs commerciaux. En 1996, il reste quelque mois avant la rétrocession de Hong Kong à la République populaire de Chine.

Lui, et lui seul, va réaliser le film d’un basculement dans un inconnu écartelé entre révolte contre le vieux monde, angoisse et appel du futur. Cela s’appelle Made in Hong Kong. Saturé par la situation très précise dont il est issu, le film est pourtant propulsé par une énergie parfaitement reconnaissable, et qui vient des « nouvelles vagues » qui, depuis les années 60, ont parcouru la planète, y compris le monde chinois au cours des années 80 – Taïwan au premier chef depuis le surgissement des Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien en 1983, Hong Kong avec As Tears Go By de Wong Kar-wai en 1988, le continent différemment avec les premiers films de Chen Kaige et Zhang Yimou.

Un quart de siècle plus tard, le film de Chan n’a pas pris une ride. Il vibre d’un tonus adolescent intact, et singulièrement en phase avec les situations actuelles, qu’il s’agisse des modalités les plus informelles de révolte contemporaine, ou de la situation dramatique qu’a connu Hong Kong récemment. Tourné avec des bouts de ficelle, des acteurs dont aucun n’est professionnel, et la complicité de copains et de collègues, le film fonce à perdre haleine à travers les codes du thriller.

On y suit les méfaits et grands gestes d’un petit gangster prénommé Mi-août, lévrier efflanqué qui protège un grand zouave handicapé mental. Bientôt il tombe amoureux de la fille de celle à qui il devait faire rembourser ses dettes pour le compte d’usuriers mafieux. Il est, surtout, l’incarnation désordonnée d’une force vitale sans repère face au mur de l’avenir, mur devenu spectaculairement visible dans le contexte politique du moment.

Fruit Chan reprend les chemins de traverse explorés auparavant par ses ainés allemands, japonais ou tchécoslovaques.

À l’exception d’un clin d’œil final, il n’est jamais question du retour de Hong Kong sous l’autorité de Pékin dans le film, supposé se dérouler durant l’été 1997. Mais son horizon, monde stressé et violent, claustrophobie des grands buildings et unique échappée à l’air libre dans un cimetière géant, démultiplie et simultanément inscrit dans une réalité précise la dynamique venue de la modernité du cinéma.

Dans l’un des bonus, Marco Muller, qui comme directeur à l’époque du Festival de Locarno avait fait découvrir Made in Hong Kong en Occident, a raison de citer une des formules célèbres de Jean-Luc Godard. Et plus encore, il a raison de la citer de manière erronée. Dans son deuxième film, Le Petit Soldat, Godard faisait dire à Michel Subor « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde ». Ce qui est évidemment faux : les formules de Godard, surtout celles qui deviennent des slogans, sont le plus souvent inexactes ou bancales si on les prend au pied de la lettre, mais elles sont capables de faire réfléchir et discuter mieux que des affirmations plus « sensées ». Et Muller a raison de reformuler la maxime en : le cinéma doit filmer la vérité 24 fois par seconde.

C’est exactement ce que s’évertue à faire Made in Hong Kong, dans sa débauche de réactivité visuelle, sonore, rythmique et dramatique à une réalité sur laquelle elle ne possède aucune prise savante, théoricienne, politicienne. Tandis que l’action rebondit de course échevelée en baston maladroite, d’intimidation en trompe-l’œil en exploration des ruelles de Kowloon, l’effet – politiquement formaliste et stratégiquement perturbant – est de ne jamais se reposer sur aucun conformisme narratif, émotionnel, moral, de n’offrir aucune zone de confort consensuel.

Paradoxal et naïf, combattif comme un set de free jazz et rétif à toute binarité comme un cheval sauvage éperonné par les couleurs et les désirs, le film de Fruit Chan recroise Monika et Touki Bouki, L’As de pique et Contes cruels de la jeunesseL’Amour est plus froid que la mort, La Plage du désir et Accatone. En fait tout ce qu’on a appelé « Nouvelle Vague »… sauf peut-être, aussi étrange que cela puisse paraître, le cinéma qui a été à l’origine de cette formule, le jeune cinéma français de la fin des années 50 et du début des années 60. Celui-ci est en effet le seul dont les personnages n’ont pratiquement pas été concernés par ce phénomène mondial dont les Nouvelles Vagues du monde entier ont été un des principaux témoins, l’irruption de l’adolescence comme âge et comme type de comportement.

Antoine Doinel dans Les 400 Coups est un enfant, les personnages principaux des premiers Godard, Rohmer, Varda, Resnais ou Chabrol sont des adultes, et même le trio d’Adieu Philippine a une relation à l’existence, à la famille et au travail qui ne relève pas de ce qu’incarnent Harriet Andersson chez Bergman, puis Marlon Brando et James Dean à la fin des 50’s. Belmondo, Brialy, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve n’ont jamais joué des adolescent(e)s – Jean Seberg dans À bout de souffle, Jean-Pierre Leaud dans un sketch de L’Amour à 20 ans sont sans doute les figures qui s’en rapprochent le plus, c’est maigre. Encore s’agit-il d’adolescents sages, loin de ces transgressions où petite délinquance, violence gratuite et sexualité précipitent de manière spectaculaire pour caractériser un moment de l’existence des individus dans un état particulier de la société.

Nous voici loin de Hong Kong à la fin du 20e siècle ? Pas tant que ça. (…)

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«Grand Frère», un saut dans la vie

Gu Liang (Wu Xiao-Liang) et Gu Xi (Lu Celeste), un couple taillé pour la survie. | Via ASC Distribution

Récit du passage à l’âge adulte d’une jeune fille dans un monde dur, le premier film de Liang Ming séduit par la justesse sensuelle de chacune de ses scènes.

Le premier long-métrage du jeune réalisateur chinois Liang Ming est construit autour d’un couple. Mais si sa composante masculine donne son titre au film, son centre et son enjeu est bien sa sœur, Gu Xi, cette jeune fille un pied dans l’enfance et l’autre dans l’âge adulte.

Le frère et la sœur mènent une vie rude, dans ce nord de la Chine industriel et glacial où ils habitent une cahute en bordure de la ville. Quelques scènes suffisent à percevoir que ces deux-là ne doivent leur survie qu’à leur extrême proximité et à un talent pour la débrouille qui ne peut connaître de relâchement.

Le film raconte une histoire simple dans un monde compliqué. L’histoire de ce duo lié par une immense affection forgée par les épreuves quotidiennes, qui se défait lorsqu’apparaît une jeune femme pleine de charme et de vitalité dont le frère tombe amoureux.

Un monde où s’affrontent les gangs qui veulent contrôler les zones de pêche, où le travail est difficile lorsque l’on n’a pas le permis de résidence, où les industries pétrolières voisines rejettent de catastrophiques marées noires qui exterminent les poissons et ruinent ceux qui vivent de la mer, où les patrons ont droit de cuissage sur les employées, où le crime paie pour les puissants.

De loin, de biais, à fleur de peau

Mais ce n’est pas tant le déroulement du récit lui-même, cet apprentissage d’une indépendance comme un abîme, et son inscription dans un contexte qui en partie l’explique ou l’influence, qui marque le plus dans Grand Frère. L’évidente réussite du film se joue à un niveau plus immédiat, plus sensuel aussi.

Une course-jeu dans la neige, un moment de tristesse la tête dans l’oreiller, la fascination pour un objet brillant, le suspens des fatigues et des angoisses lorsqu’un collègue se met à chanter pendant la pause… Liang Ming excelle à capter l’humeur d’un moment et à lui donner un sens dans le patchwork de l’intrigue.

Une adolescente à l’orée d’une vie nouvelle, qu’elle ne voulait pas et inventera malgré tout. | Via ASC Distribution

Si le film reste constamment aux côtés de la jeune fille (remarquablement interprétée par Lu Celeste, tout comme son frère joué par Wu Xiao-Liang), il s’étoffe de ne pas tout montrer, encore moins de tout expliquer.

Grand Frère circule sans cesse entre des lieux presque toujours sous le signe du «trop»: trop froid dehors, trop chaud dans les bistrots où l’on s’étourdit d’alcool et de gaieté surjouée, trop grande la maison des riches, trop bizarre l’architecture de l’hôtel où travaille Gu Xi, trop extrême la vengeance de la sœur. (…)

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«La Femme des steppes, le flic et l’œuf» et «Mano de obra», un monde de cinéma

Le Chinois Wang Quan’an filme un sublime conte fantastique et sensuel en Mongolie, quand le Mexicain David Zonana tourne dans son pays une fable sociale universelle.

Abondance de propositions sur les grands écrans ce 19 août, avec pas moins de treize nouveautés. Parmi celles-ci, outre le singulier et mémorable nouveau film de Werner Herzog Family Romance, LLC, deux réalisations attirent particulièrement l’attention.

«La Femme des steppes, le flic et l’œuf», une grande et simple magie

Tout de suite, c’est une évidence. Pourtant, il ne se passe rien. Dans une steppe herbeuse, les phares d’une voiture trouent l’obscurité. Et déjà on sait…

On ne sait pas qui est la femme nue qui sera bientôt découverte au milieu de cette plaine. On ne sait pas d’où vient cette autre femme qui parcourt à dos de chameau l’immensité, ni si les loups rodent vraiment ou s’il était judicieux de laisser le plus jeune des policiers seul toute la nuit.

Non. Ce que l’on sait, c’est qu’à chaque plan, cela vibre et cela chante. Les lumières et les sons, les mouvements et l’immobilité, les corps et les voix.

Dès que Wang Quan’an réalise une séquence, celle-ci se charge d’humour, de beauté, d’érotisme, de mystère. On se prend à songer à ces réalisateurs qui se donnent un mal de chien à inventer des scénarios alambiqués et qui dépensent des dizaines de millions pour impressionner. Là, avec presque rien et cet impondérable, cet inexplicable –un authentique talent de cinéaste–, il semble que tout peut arriver à chaque plan, que tout est en réserve.

Il arrive que l’on dise d’un grand acteur qu’il pourrait lire le bottin en le rendant bouleversant, ce Chinois pas vraiment repéré sur la carte de la cinéphilie, malgré l’Ours d’or à Berlin en 2007 pour son déjà très beau Mariage de Tuya, peut filmer à peu près n’importe quoi, et c’est un enchantement.

Cela ne signifie nullement, évidemment, qu’il filme n’importe quoi ou qu’il ne se passe rien dans ce nouveau film –bien au contraire. Crime, désir, vie sauvage, présence d’êtres préhistoriques, comique sexuel, conditions physiques extrêmes et solutions joyeusement rusées, sentiments intenses et discrets ne cessent de faire avancer un récit en forme de légende contemporaine.

Dulamjav Enkhtaivan, bergère et femme indépendante, campe avec une présence impressionnante une héroïne actuelle dont l’existence ressemble beaucoup à la sienne. | Via Diaphana

Petit à petit, par épisodes inattendus, émerge le motif principal de l’indépendance d’une femme aussi insoumise aux exigences du monde traditionnel dont elle est issue qu’aux contraintes de la modernité qui s’y surimpose plutôt qu’elle ne s’y substitue.

Véritable héroïne, bergère et guerrière, amante et amie, la très peu loquace figure centrale de ce film de peu de mots et d’immenses affects trace pas à pas un chemin impressionnant.

S’il lui ménage progressivement le rôle central, le film sinue avec légèreté entre les registres et tisse ensemble les tonalités sans se départir de cette justesse de regard, qui ne cesse de laisser sourdre une beauté aussi étrange qu’imparable.(…)

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«Les Fleurs de Shanghai», songe cruel et somptueux

Rituels sophistiqués et jeux de rôles dans l’univers clos des «maisons des fleurs» (à gauche, Maître Wang joué par Tony Leung). | Carlotta

La reprise sur grand écran du film de Hou Hsiao-hsien déroule avec une douceur surréelle les violences d’un monde clos où se manifestent les ressorts les plus intimes de la comédie humaine.

Merveille des merveilles, cette possibilité rarissime de retrouver sur grand écran, et dans une version restaurée, le treizième long métrage du maître taïwanais. Cette invitation au voyage qui avait envouté le Festival de Cannes 1998 s’impose comme la plus splendide proposition parmi les reprises de l’été.

Pour la première fois de sa déjà riche carrière, Hou Hsiao-hsien proposait un film qui ne se passe pas à Taïwan, et qui se déroule dans une temporalité dépourvue de liens avec l’actualité. Dans un monde non seulement révolu, mais proche de l’abstraction.

Adapté du roman éponyme de Han Ziyun, qui fut à la fois grand usager et chroniqueur attentif des «maisons des fleurs» dans les concessions étrangères de la métropole de la Chine du Sud, le film organise une circulation hypnotique entre de multiples personnages.

Dès sa séquence d’ouverture, qui réunit la plupart des protagonistes autour d’une table de jeu et de beuverie au cours d’un plan séquence de huit minutes, se met en place la circulation des signes et des silences, des provocations et des séductions qui alimentera tous le film.

Au centre, les femmes du monde flottant

Les lents mouvements de caméra parcourent les visages et les costumes traditionnels somptueux dans les clairs-obscurs savamment orchestrés par le chef opérateur Mark Lee Ping Bing. Ils offrent d’emblée une puissante traduction visuelle de cet univers que les Japonais appelaient «le monde flottant». Et où le regard et l’attention à leur tour sont rendues flottantes, pour mieux les comprendre.

Monde de la prostitution, monde de cruauté et d’avidité, où les très jeunes filles sont vendues. Monde dont l’injustice ne sera pas masquée, mais à laquelle ne se résume jamais l’existence des femmes qui sont les principales figures de ce film, même s’il se déroule dans un environnement conçu par et pour les hommes.

Les Fleurs de Shanghai raconte de multiples histoires, tissées autour du motif narratif principal de la trahison par le jeune et riche maître Wang (Tony Leung) de sa maîtresse attitrée pour une autre «fleur» plus jeune et plus entreprenante.

Composé d’un très petit nombre de scènes (trente-sept), chacune traitée en un plan unique, le film ne montre ni ne raconte rien qui concerne le sexe, ni l’amour. Dans les quatre maisons où il se déroule, enclaves qui ne font qu’un seul monde coupé du reste de la ville, mais certainement pas hors du réel, il n’est question que d’argent, de fierté (la «face») et de rapports de force.

Le monde est là, et les dollars des envahisseurs étrangers aussi bien que les jeux de pouvoir. Huis clos intégral, le film laisse pourtant in fine filtrer un peu de la lumière du dehors (…)

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Coups de vent et coups de cœur de la 70e Berlinale

Monika Grütters, ministre allemande de la Culture, lors de la cérémonie d’ouverture du 70e Festival de Berlin.

Directement exposé à une sombre actualité, le Festival qui se tient du 20 février au 1​er mars à Berlin a toutefois commencé à mettre en lumière de très belles propositions.

La soixante-dixième édition du Festival de Berlin est aussi la première d’un nouveau tandem à la direction: la Néerlandaise Mariette Rissenbeek et l’Italien Carlo Chatrian. Et c’est peu dire que ces deux-là, inévitablement guettés au tournant au moment de prendre la tête d’une des principales manifestations du cinéma mondial, ont dû affronter de multiples coups de vent, qui ont secoué sa mise à flot.

Les origines de ces perturbations sont diverses, mais elles confirment l’ADN de la Berlinale. Depuis sa création en 1951, sous influence américaine comme arme de la guerre froide, celle-ci a été particulièrement en phase avec les enjeux politiques et de société.

La première bourrasque est d’ailleurs venue du passé, avec une révélation: le fondateur du Festival, Alfred Bauer, présenté à l’époque comme champion de la démocratie, a en fait occupé d’importantes fonctions dans l’administration nazie. Le prix qui depuis des décennies portait son nom a été précipitamment débaptisé, tandis qu’une commission d’historien·nes était nommée pour faire la lumière sur cette embarrassante généalogie.

Ce même passé s’est tragiquement rappelé au mauvais souvenir des Allemand·es et du monde avec les assassinats racistes perpétrés la veille de l’ouverture de la Berlinale à Hanau. La ministre de la Culture, comme le maire de la capitale, ne se sont pas privés de faire le lien lors d’une cérémonie d’ouverture d’une gravité inquiète –inquiétude ô combien légitime, mais qui ne facilite pas le lancement de ce qui a vocation à être, aussi, une célébration festive. Un signe qui sans doute ne vaut pas seulement pour ce festival, ni pour ce pays, ni pour le seul cinéma.

La Chine absente pour raison médicale

À ces deux éléments directement allemands s’est d’ailleurs ajoutée une troisième source de tension et de fragilisation, globale celle-ci, avec la montée en puissance de l’épidémie de coronavirus.

Un grand festival de cinéma offre le contexte particulièrement sensible, d’une forte concentration de personnes venues du monde entier –pour des projections, le marché du film (un des plus importants), les soirées ou les multiples rencontres par petits groupes, pour des motifs culturels, politiques, économiques ou privés. Ces multiples rencontres sont dans la nature même d’une telle manifestation et la menace de la contamination, comme les mesures pratiques d’ores et déjà en vigueur, ont pesé de manière inévitable, tout en émettant là aussi un possible signal pour l’avenir.

Ces inquiétudes et restrictions pèsent un poids particulier dans un environnement où l’Extrême-Orient, et en particulier la Chine, occupent une place décisive, aussi bien sur le plan artistique qu’économique. Alors que la production est entièrement arrêtée en République populaire depuis la prise en compte de la gravité de l’épidémie par les autorités de Pékin, il a fallu des ruses d’ancien·nes praticien·nes de la clandestinité pour terminer in extremis la postproduction et le sous-titrage de certains titres présentés à Berlin.

Grande fournisseuse d’œuvres importantes pour le grand écran, la Chine compte désormais aussi parmi les principaux pays acheteurs. Mais nombre de Chinois·es se sont abstenu·es de faire le déplacement, ou n’ont pas pu venir. Dans une moindre mesure, les autres protagonistes issus de la région et occupant une place importante sur le marché mondial du cinéma indépendant, notamment sud-coréen et japonais, ont aussi été moins présents.

Un vent nouveau?

Un tel contexte n’a pas aidé non plus l’humeur des festivalièr·es, à commencer par les médias allemands, peu portés à la bienveillance envers les nouveaux venus à la direction de «leur» festival. Si Mariette Rissenbeek est en fait une insider, ayant longtemps travaillé pour l’industrie du film germanique, le directeur artistique Carlo Chatrian, qui dirigeait jusqu’à 2018 le Festival de Locarno, est non seulement un étranger, mais il incarne aussi une approche potentiellement plus exigeante sur le plan artistique –donc moins glamour.

Et de fait, on aura vu (un peu) moins de stars hollywoodiennes à Potsdammer Platz. Mais, quand même, Sigourney Weaver, Johnny Depp, Javier Bardem, Elle Fanning, Salma Hayek, Cate Blanchett venue participer à une table ronde, Helen Mirren récipendaire d’un hommage, et… Hillary Clinton pour un documentaire qui lui est consacré.

Il faudra attendre au moins un an avant de pouvoir dire si un esprit nouveau et bénéfique souffle sur Mitte.

Pour le reste, la sélection de la première moitié du Festival se sera révélée d’un bon niveau, avec des offres assez comparables à ce qu’on trouvait au même endroit les années précédentes, déclinées de manières plus différenciées grâce à l’ajout d’une nouvelle section, Encounters, au profil encore à établir –les grandes programmations (Compétition, Séances spéciales, Panorama, Forum, Génération) offrant déjà un très vaste éventail.

Le nouveau sélectionneur n’aura en tout cas pas réduit le caractère pléthorique de l’offre, caractéristique pas forcément heureuse de la manifestation berlinoise. Mais celle-ci est un gros paquebot, et il faudra attendre au moins un an, voire deux, avant de pouvoir dire si un esprit nouveau et éventuellement bénéfique souffle sur Mitte.

Le quartier central de Berlin, trois décennies après sa renaissance sur les ruines du Mur, est d’ailleurs lui-même en pleine mutation, avec de nombreux commerces et le principal complexe cinématographique en rénovation.

Une amoureuse aquatique, un pâtissier dans l’Ouest…

En attendant, les cinq premiers jours ont donné lieu à quelques belles découvertes (on choisit ici de ne pas parler des films français, tous appelés à sortir bientôt).

Undine, de Christian Petzold

Parmi elles, le film du «régional de l’étape», Christian Petzold, une des figures de proue de l’École de Berlin. Repéré depuis longtemps pour la sûreté de ses mises en scène, souvent un peu conventionnelles, il offre cette fois avec son Undine une variation contemporaine du mythe d’Ondine tout simplement magnifique.

Aucune affèterie de réalisation, et pas non plus d’inventivité particulière dans l’histoire racontée, mais une croyance éperdue dans la puissance des plans à communiquer des émotions, à faire imaginer plus que ce qui est montré, à relier, selon ses propres inclinations, les moments si justement composés.

Au cœur de ce pari sur les puissances du film, qui sortira en France le 1er avril, se trouvent fort justement les acteurs et actrices, très admirable Paula Beer et impressionnant Franz Rogowski.

First Cow, de Kelly Reichardt

Valeur sûre dont on ne comprend pas qu’elle n’ait pas encore conquis une reconnaissance à la mesure de son talent, l’Américaine Kelly Reichardt présentait, également en compétition, une merveille bien dans sa manière, toute en délicatesse et en nuances. (…)

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«Jinpa» et «Sortilège», ô pays des merveilles!

Quand les regards racontent mieux que les paroles. Une image de Sortilège. | via Potemkine Films

L’un et l’autre magnifiques, aux confins du rêve et du monde le plus concret, le film de Pema Tseden et celui d’Ala Eddine Slim sont des invitations au voyage, par les chemins enchantés du cinéma.

Que sa langue se fige dans sa bouche, que ses paupières tombent en cendres, celui qui osera encore dire qu’il n’y a plus aujourd’hui de belles découvertes au cinéma. Ce seul mercredi 19 février, ce sont deux films magiques, venus l’un du Tibet chinois, l’autre de Tunisie, qui sortent sur les écrans français. De manière à chaque fois très singulière et qui pourtant se fait écho, l’un et l’autre par sa beauté mystérieuse font vibrer émotions et pensées.

«Jinpa»

Ce désert de pierres et de poussière où roule sans fin un camion brinquebalant, c’est quelque part sur les hauts plateaux tibétains. Mais c’est aussi, d’emblée, un paysage onirique, un monde épuré, un territoire de légende.

Et ce type costaud qui conduit le camion est un routier à l’apparence pas commode, et tout de suite aussi un personnage de conte, mi-ogre mi-chevalier errant.

Il est bien humain, il a femme et enfant, il s’arrête pour se soulager quand il en a besoin, et pourtant son mutisme et sa présence physique émettent un rayonnement qui dès les premiers plans débordent de toutes parts le seul réalisme de la situation, sans le détruire.

Et lorsqu’avec son blouson de cuir et ses amulettes d’argent et d’ambre le bonhomme entonne à pleine voix une improbable version tibétaine d’O Sole Mio, il est acquis que tout peut arriver sur cette route, et dans le déroulement du film à peine commencé, déjà d’une impressionnante présence.

Le type du camion s’appelle Jinpa. Un aigle et un mouton écrasé plus tard, un autre type, sorti lui aussi de ce nulle part infini que traverse le poids lourd, montera dans le camion.

Jinpa et Jinpa sont dans un camion. | via ED Distribution

Il a des habits plus traditionnels, et porte un long poignard ouvragé. Lorsque ces deux-là finiront par s’adresser la parole, il s’avèrera que lui aussi s’appelle Jinpa. Il va dans le bourg voisin, tuer quelqu’un qu’il ne connaît pas.

Qui s’intéresse à ce qui advient de riche et singulier sur les grands écrans du monde connaît le réalisateur de ce film, Pema Tseden. Celui-ci a sans doute d’abord attiré l’attention à cause de son pedigree: cinéaste tibétain.

Mais au moins depuis Tharlo (2015), son premier film distribué en France mais son quatrième long-métrage, au-delà de son origine –qui lui a valu les mauvais traitements du pouvoir chinois– on a commencé de s’apercevoir de la puissance et de la singularité de son talent. L’une des meilleures manifestations dédiées aux cinémas d’Asie, le Festival de Vesoul, vient d’ailleurs de lui rendre un hommage aussi appuyé que justifié, en présentant ses neuf films (dont le suivant, l’étonnant Balloons découvert au récent Festival de Venise).

Avec Jinpa, ce chantre inspiré des paysages de son pays, et des mœurs et croyances actuelles de ses habitants, atteint de nouveaux sommets de beauté et d’émotion. (…)

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Triple bon plan en salle: «Douze Mille», «Trois aventures de Brooke», «L’Apollon de Gaza»

L’amour passion par temps de précarité (Arieh Worthalter et Nadège Trebal dans Douze Mille). | via Shellac

Au sein d’une offre pléthorique, trois propositions singulières témoignent de quelques-unes des innombrables ressources du cinéma actuel.

Dix-sept nouveaux longs-métrages sur les écrans français ce mercredi 15 janvier, c’est à la fois la norme et une aberration. Parmi elles, le tout-venant de films d’horreur, de comédies bien de chez nous, possiblement de précieuses propositions perdues dans cette jungle que cache le baobab spectaculaire et parfaitement sans intérêt 1917, transposition high-tech d’un jeu vidéo dans un décor entièrement faux de la guerre de 1914 exhibant ses exploits techniques comme un culturiste fait rouler ses muscles à une compétition de Mr Univers.

Et puis trois pépites, qui pour n’avoir pas, ensemble, le centième du budget promotionnel du précédent, n’en méritent pas moins chacune cent fois plus d’attention. Un conte réaliste français, un poème chinois en trois strophes, un documentaire suisse en Palestine témoignent, dans trois directions complètement différentes, de la vitalité et du renouvellement de cet art qui est aussi un moyen d’expression dont celles et ceux qui ne l’aiment pas envisagent, comme depuis cent-vingt ans, d’écrire la nécrologie: le cinéma.

Il ne sera pas question ici de chefs-d’œuvre, simplement de manifestations singulières des innombrables possibilités d’attention au monde, aux êtres vivants, aux histoires et aux sentiments.

«Douze Mille», économie érotique

Ils s’aiment avec beaucoup d’effusion, mais la situation est compliquée. Il a perdu son travail. On peut prendre comme un ressort de fable l’affirmation sur laquelle repose la dynamique du film: Franck doit gagner autant que Maroussia pour que leur couple continue de s’épanouir –soit, en un an et en euros, la somme mentionnée par le titre –on n’est pas au CAC40.

On peut aussi prêter attention à cette mise en écho des enjeux affectifs, et érotiques, et des conditions matérielles d’existence. Cela nous éloignera un peu du crétinisme romcom, mais tout le monde sent bien à quel point, d’une façon ou d’une autre, cela touche juste.

Nadège Trebal ne perd pas une seconde à justifier ce point de départ plus ou moins fictionnel (je t’aime mais notre amour ne durera que si je gagne autant que toi), elle lâche ça comme un renard dans le poulailler des bons sentiments et des contes de fées débiles, et elle fonce.

Fonce, bosse, fait l’amour et fait la tête et fait la fête. Mais si elle est en quelque sorte le personnage central du film, en étant à la fois la scénariste, la réalisatrice et l’excellente actrice principale, elle n’en est pas l’héroïne.

Le héros, c’est Franck. Franck est parti par les routes et les embûches de la France néolibérale contemporaine conquérir cette toison d’or qui n’a pourtant rien d’un pactole. Il va falloir inventer, se battre, danser, voler, trouver des alliés, qui seront surtout des alliées.

Et là, Douze Mille explose le symétrique du sentimentalisme à l’eau de rose qui plombe un bon tiers de la production de fiction mondiale, à savoir le misérabilisme sûr de lui et accusateur du «cinéma social à la française».

Loin des typages convenus, la réalisatrice déploie avec son premier long-métrage de fiction un enthousiasmant jeu de l’oie, où chaque case est l’occasion d’une émotion, d’une sensation, d’une expérience tour à tour comique, musicale, violente, sensuelle, incisive, fantastique.

Les Amazones du port, danseuses cambrioleuses et rebelles (au centre, Liv Henneguier). | via Shellac

Ensemble, ces facettes composent un récit dont l’argument à la fois concret et troublant, l’argent et l’amour l’un et l’autre considérés de manière très physique, sont loin d’être seulement un ressort dramatique réinventés, mais questionnent au plus juste la nature des rapports entre ces sœurs et frères humains qui avec nous vivez.

«Trois aventures de Brooke», dans les miroirs du romanesque

Autre premier long-métrage d’une jeune femme, Trois aventures de Brooke est menacé de disparaître sous la formule qu’on lui accole –que le film est une variante asiatique et féminine du cinéma d’Éric Rohmer. Non que le rapprochement soit inexact, il est même aussi évident que d’ailleurs tout à l’honneur de Yuan Qing. Mais il ne rend pas justice à la singularité et à la justesse du jeu avec les histoires et les sensations qu’elle propose.

Elle a crevé, la pauvre Brooke. Jeune Chinoise en visite touristique en Malaisie, qu’elle parcourt à vélo, la voilà au milieu d’un par ailleurs sublime paysage de rizière, avec un pneu à plat. Elle va même crever trois fois, au même endroit, et au même moment. Chaque fois, cet incident sera le point de départ d’un récit. (…)

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