Ce n’est pas un pigeonnier qui brûle, c’est l’état du monde qui s’effondre.
Fresque historique déjouant tous les poncifs du genre, le film d’Athiná-Rachél Tsangári s’immerge dans une communauté villageoise pour conter le grand basculement vers la violence moderne.
Au plus près du corps vigoureux et pourtant fragile dans sa nudité, il est là d’emblée, élément de ce que nous appelons la nature. Il est là, avec autant de présence et d’intensité que ce lac miroitant et que cette écorce d’arbre, que le vent sur les céréales dorées et que l’insecte sur sa peau.
Harvest affirme immédiatement son inscription sensorielle dans cette campagne vibrante de mille formes de vie, humaines, animales et végétales, domestiquées et sauvages. Quelle époque? D’abord, cela pourrait aussi bien être l’Antiquité; finalement, ce sera plutôt entre la fin du Moyen Âge et le début de la révolution industrielle.
Walter, cet homme blond au physique de lutteur, est un faible. Et cet être si intimement lié à la nature environnante n’y est pas né. Il a été adopté par le village d’agriculteurs sur lequel on voit de loin que s’élève une colonne de fumée.
Lorsqu’il accourt prêter main forte pour éteindre l’incendie, bientôt il se brûle maladroitement et ne pourra plus agir. Il sait qui sont les incendiaires, mais ne les dénoncera pas. Quand des étrangers, dont une très belle femme noire qui suscite aussitôt la concupiscence de tous les hommes et l’hostilité jalouse des femmes, sont découverts et accusés du forfait, il ne bougera pas.
Walter est au centre du film. Il n’y est certes pas un héros. Il est un témoin, à mi-chemin de l’appartenance et de l’exclusion, tiraillé entre des attachements divers, à commencer par ce qui le lie au seigneur du lieu. Celui-ci, Maître Kent, n’en est lui-même propriétaire que pour avoir épousé celle qui en était l’héritière, aujourd’hui décédée, comme est morte l’épouse paysanne de Walter, qui avait, comme domestique, accompagné Kent venu de la ville.
Drôle de seigneur que ce Kent, à la fois arrogant lorsqu’il est juché sur sa jument magnifique et bienveillant avec les villageois, timide et brusque, enfantin et dominateur. Ainsi va le début de ce film qui ne cesse de dérouter par les puissances des sensations qu’il suscite tout en se décalant de tout repère connu ou prévisible. Ni paradis perdu ni enfer sinistre, le monde agraire où commence Harvest est peuplé d’êtres, humains ou pas, qu’aucun simplisme ne fige.
Un film exceptionnel
C’est une formidable opération de mise en scène, autant que de scénario, qu’accomplit la cinéaste grecque Athiná-Rachél Tsangári, avec une œuvre majeure qui fait écho, de manière très différente, à son très beau premier long-métrage, qui l’avait rendue visible dans le monde du cinéma, Attenberg (2010).
C’était il y a quinze ans, elle était la personnalité majeure d’une éphémère «nouvelle vague» grecque, au sein de laquelle ne s’imposa que la figure tapageuse et rusée du seul Yórgos Lánthimos. Depuis, malgré un autre long-métrage, Chevalier (2015), elle avait plus ou moins disparu des radars du cinéma international.
Athiná-Rachél Tsangári réapparaît en Écosse, avec un film exceptionnel. Exceptionnel par sa construction, sa manière de raconter, la façon dont il va donner vie dans de multiples registres à des individus, à une collectivité, à des pratiques –agraires, rituelles, politiques. Et exceptionnel par la cohérence à vif entre cette proposition de cinéma et les événements historiques décisifs auxquels elle se réfère.
Comme le roman éponyme de Jim Crace, paru en 2014 sous le titre français Moisson, dont il s’inspire mais qu’il transforme significativement, Harvest est traversé par un des phénomènes les plus importants de l’histoire humaine, celui que l’on résume sous le terme de mouvement des enclosures.
Aux sources du capitalisme
Identifié à des décisions juridiques prises en Grande-Bretagne à partir de 1600, ce mouvement désigne l’appropriation privée de l’ensemble de terres jusque-là en partie partagées communautairement et de pratiques de cultures, d’élevage et de glanage, qui permettaient à la fois la subsistance et structurait l’organisation collective de groupes humains, partout en Europe. (…)