«Godland» et «Les Huit Montagnes», odyssées terrestres

 
Quelles places pour les humains et leurs images dans la nature? Lucas (Elliott Crosset Hove) dans Godland.

Le même jour, deux films manifestent, de manière bien différente, comment mettre en jeu des aventures d’hommes en faisant une large place à leurs relations avec les autres êtres.

Ce 21 décembre sortent en salles deux films qui, chacun à sa façon, font large place à «la nature». Dans les Alpes du nord de l’Italie (et un peu au Népal) pour celui des réalisateurs belges Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, dans les plaines, les marais et les montagnes d’Islande pour celui du cinéaste islandais Hlynur Pálmason.

Chez les uns comme chez l’autre, des personnages vivent des aventures comme le cinéma en raconte depuis que les comptables ont ajouté l’exigence du scénario à la fabrication des films, selon la formule stimulante de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. Ils racontent chacun une histoire.

Mais ils le font en instaurant entre les humains, leurs actes et leurs sentiments, et ce qu’on appelle désormais le non-humain des relations pour une part innovantes, et pour une part assez conventionnelles mais dans un contexte, celui d’aujourd’hui, où cet enjeu est conçu et interrogé autrement que jadis.

Les westerns et leurs dérivés, jusqu’à La Forêt d’émeraude ou Avatar (le premier, il n’en reste rien dans le parc de loisir artificiel du n°2) comme des films inspirés de Giono, Dersou Ouzala de Kurosawa comme une part du cinéma soviétique d’après-guerre, pour ne citer que quelques exemples qui viennent spontanément à l’esprit, ont fait de l’environnement naturel où évoluent leurs personnages au moins un peu plus qu’un décor, parfois un sujet, parfois un protagoniste modifiant le sort de celles et ceux dont l’histoire était contée.

Pourtant, dans le cinéma de fiction, il faut attendre le XXIe siècle pour que non seulement «la nature» devienne un personnage à part entière, mais que la mise en scène en soit profondément modifiée, remettant en cause la centralité des individus dans les récits.

Des mises en scène pas entièrement centrées sur les personnages

L’exemple le plus évident est sans doute l’œuvre du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Palme d’or en 2010 avec Oncle Boonmee et dont tout le cinéma accueille des formes inspirées par le monde animal, végétal, minéral…

Mais les films de l’Argentin Lisandro Alonso, du Tunisien Ala Eddine Slim, de l’Américaine Kelly Reichardt, de l’Italien Michelangelo Frammartino, ou certaines réalisations de la Japonaise Naomi Kawase sont autant d’exemples de narrations assumant la fiction tout en déplaçant radicalement les organisations de l’espace et du temps définis par leur seul rapport au personnage humain.

De manière regrettable mais prévisible, ces approches éloignées des habitudes de la grande majorité des spectateurs se trouvent marginalisées par le marché tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Elles ont pourtant un rôle important à jouer dans la modification, grâce aux puissances du cinéma, de nos perceptions, sensorielles mais surtout affectives et imaginaires.

Ce rôle est nécessaire auprès de toutes et tous, y compris celles et ceux qui sont convaincus des enjeux liés à l’écologie: on ne voit que trop bien combien la conviction de principe en faveur de comportements écologiques ne suffit pas à transformer en profondeur nos façons d’habiter la terre.

 

Quand les pierres, le ciel et les nuages tiennent plus de place que les figures humaines, non seulement sur l’écran mais dans l’imaginaire. | Pyramide distribution

En quoi, aussi légitime soit-il, le cinéma explicitement dédié à la mobilisation est très insuffisant face aux modifications des manières de penser et d’agir qu’appelle l’ampleur des catastrophes déjà en cours et de celles, bien pires, qui se profilent.

Godland et Les Huit Montagnes occupent l’un et l’autre une place intermédiaire sur cet arc des modifications dans les manières de filmer, et de faire ressentir l’inscription des histoires humaines dans un monde qui exige de faire place aux non-humains de manière significative.

Cette place intermédiaire, à mi-chemin entre conformisme anthropocentré (y compris avec «amour de la nature» conventionnel) et mise en crise en profondeur des manières de filmer héritées de cette longue tradition, est importante.

Il est en effet certain que les films de rupture, aussi nécessaires soient-ils, ne suffiront pas à opérer les déplacements indispensables. Chacun à sa façon, le film de Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch et celui de Hlynur Pálmason participent de ces indispensables déplacements. Ces façons ne sont pas les mêmes, et s’il n’y a guère d’intérêt à les opposer, il y a quelque bénéfice à les faire contraster.

«Les Huit Montagnes»

Adapté d’un best-seller de Paolo Cognetti (transposition qui se sent un peu trop tout au long du film), le premier conte l’amitié littéralement à la vie à la mort de deux garçons, Pietro et Bruno, l’un fils des villes et l’autre d’un village de montagne, qui conservent ce lien affectif intense à l’âge adulte.

 

Si Bruno refuse de bouger de ses alpages, où il tente de vivre comme éleveur selon les méthodes traditionnelles, Pietro part courir le monde, mais revient toujours auprès de son ami.

On sait depuis Alabama Monroe (dont Charlotte Vandermeersch était coscénariste) l’habileté de Felix van Groeningen à faire jouer les ressorts sentimentaux. Au service d’une philosophie un peu simpliste, les deux hommes auxquels est consacré le récit ont dans le film des présences sans grande épaisseur au-delà de la fonction qu’ils incarnent. Et très clairement concentrés sur leur performance individuelle, les deux acteurs, qui sont de grandes vedettes en Italie, Luca Marinelli et Alessandro Borghi, n’aident guère à donner plus de nuances à Pietro et Bruno.

Mais dès lors, les montagnes, la neige, la végétation aux différentes saisons, les sensations du chaud et du froid, la dureté des pierres, les états du bois comme ceux du ciel acquièrent dans Les Huit Montagnes une présence considérable, et finalement bien plus touchante.

Cette présence des non-humains de toutes sortes infuse d’un questionnement actuel, et autrement aigu, la fable sur les vertus comparées de l’attachement à son centre et de la nécessité d’aller explorer, question supposée au cœur du récit mais guère mise en valeur même si le titre s’y réfère.

Bien mieux que les «huit montagnes» mythologiques et métaphoriques auxquelles il se réfère, ou que les acteurs incarnant la fiction, ce sont les sommets et les vallées du Val d’Aoste les véritables vedettes et les personnages émouvants.

Les Huit Montagnes

de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

avec Luca Marinelli, Alessandro Borghi

Durée: 2h27

Séances

Sortie le 21 décembre 2022

«Godland»

Il en va très différemment avec le troisième long métrage de l’auteur du déjà très remarquable Winter Brothers.

Godland raconte le voyage d’un jeune pasteur danois à travers les rudes paysages islandais à la fin du XIXe siècle. Envoyé pour construire une église dans un coin isolé de l’ile, il est accompagné d’insulaires mal disposés envers un représentant d’un pays sous la domination duquel se trouvait alors le leur depuis 500 ans.

 

Lucas brûle d’une flamme conquérante, où se consument ensemble sa foi, sa volonté de puissance et sa curiosité pour ce monde qu’il ignore. Au fil des épreuves qui jalonnent son chemin, tempêtes, monture rétive, fleuves en crue et montagnes escarpées, il perdra la grande croix qu’il transporte, mais pas l’appareil photographique sur trépied avec lequel il enregistre visages et paysages. Au loin rougeoie une éruption volcanique.

La seconde partie du film se passe dans le village où Lucas s’établit pour bâtir son église, et où il se lie avec une jeune femme et sa famille. S’ensuivront idylles, conflits et manigances, qui scandent les évolutions intimes du personnage principal.

Mais dans la partie sédentaire du film comme dans sa partie itinérante, les conditions climatiques, les animaux, la présence des éléments, de la terre et des rocs, des intempéries et du froid, sont captés à égalité avec les êtres humains qui y évoluent selon des motivations souvent en partie obscures, ou contradictoires. (…)

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«Magdala» si seule en un monde si habité

Celle qui marche et survit dans les bois (Elsa Wolliaston), hantée par un chagrin d’amour insondable. 

Le nouveau film de Damien Manivel réinvente la figure biblique de Marie Madeleine pour un cérémonial d’apparition de tous les êtres de nature, unis dans une élégie vibrante de vie malgré le deuil.

La peau. Le visage. Les feuilles. Des gouttes de pluie. Les rides au coin des yeux. La laine brute d’un gros châle. Les branches. Les sons de la forêt. Le grand corps massif et lent. C’est là. Tout est là, dans le même régime d’existence, avec une présence égale. Démocratie radicale de l’image.

C’est le beau miracle du nouveau film de Damien Manivel. Le cinéaste d’Un jeune poète, du Parc et des Enfants d’Isadora organise autour de la monumentale et mystérieuse Elsa Wolliaston, cheminant solitaire à travers bois, un cérémonial, un rituel d’apparition.

De temps en temps, la femme fabrique des petites croix, deux brindilles liées d’une herbe. Elle se nourrit de baies, boit l’eau de la rosée. Elle est hantée d’une douleur insondable, la douleur de la perte de son amour. Parfois elle crie, comme la mendiante d’un autre livre.

Sainte? Folle? Sorcière? Clocharde? Un peu tout cela, et davantage, au-delà des catégories et des rôles assignés.

Marie Madeleine, l’amoureuse

Un carton, au début, évoque la figure de celle qu’on appelle Marie Madeleine, ou Marie de Magdala. Cette femme déjà âgée qui erre solitaire dans la nature est le personnage décrit par les Évangiles comme la plus proche disciple de Jésus, et par certains exégètes comme «son épouse en esprit».

Elle est ici explicitement montrée, lors d’un flashback halluciné et réaliste à la fois, comme ayant été aussi son amante. Damien Manivel suit le fil d’un récit à la fois charnel et mystique, tout entier tendu par la souffrance due à l’absence de l’aimé, où l’étreinte entre celui et celle qui s’aiment serait le plus naturel des actes.

Souvenir ou hallucination, le couple Marie Madeleine et Jésus (Oga Mouak et Saphir Shraga) dont le souvenir obsède la femme solitaire. | Météore Films

Les quelques mots du film, en araméen, contribuent à associer le parcours du personnage à l’une des principales figures féminines de la tradition chrétienne. Celle-ci est bien le modèle, jusqu’à un final en forme d’iconographie volontairement naïve, à l’unisson d’un film qui veut surtout n’avoir aucun surplomb, aucune avance (savante, culturelle, ironique) sur celle et ce qu’il montre.

Un cosmos tout entier

Mais à vrai dire la beauté émouvante et suggestive de Magdala tient fort peu à cette référence biblique, au «scénario Marie Madeleine». À l’opposé de la formule connue, un seul être lui manque, l’être aimé (et il est clair qu’il n’y a ici nulle séparation entre amour charnel et amour spirituel) et tout est infiniment peuplé. (…)

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Cannes 2021, jour 11: dernier inventaire avant fermeture, quelques perles et un ultime bonheur

Au centre de In Front of your Face de Hong sang-soo, Lee Hye-Young, la femme qui est revenue (à gauche) et sa sœur incertaine du sens de ce retour.

Alors que s’achève cette 74e édition d’un Festival à bien des égards exceptionnel, et indépendamment des récompenses qu’un jury particulièrement imprévisible jugera bon d’attribuer, regard d’ensemble sur la manifestation, et zooms sur une poignée d’œuvres à retenir.

Le Festival n’est pas encore tout à fait fini, mais les sections parallèles ont remballé leurs films, et un grand nombre de festivaliers ont déjà déserté la Croisette, renforçant l’impression d’une manifestation nettement moins fréquentée que d’ordinaire.

Tous les participants ne s’en plaignent pas, moins de files d’attente, moins de difficulté à avoir des places, et même des bons sièges dans les salles, mais tout de même une impression d’incomplétude, encore plus nette dans les zones du marché, quasiment désertes.

Au trop plein de films, surtout en sélections officielles, aura ainsi répondu un déficit de public, et de professionnels, pour de nombreux motifs notamment la difficulté d’atteindre Cannes et d’y travailler en ce qui concerne de nombreux étrangers, en particulier les Asiatiques et les Latino-Américains.

Ce qui n’aura pas empêché de célébrer haut et fort la résurrection de l’expérience de la salle, vécue avec bonheur par ceux qui étaient là. Ce signal-là était au premier rang des missions que le Festival s’était assignées, et qu’il a remplies.

De même que ses responsables n’ont pas manqué de souligné l’efficacité des mesures barrières scrupuleusement respectées, et rappelées avant chaque séance sur un ton paternellement autoritaire par la voix du président Pierre Lescure. À chacune de ses nombreues apparitions publiques, le délégué général Thierry Frémaux s’est fait fort de rappeler que le Festival n’était pas, et ne serait pas un cluster.

Finir en douceur et en beauté avec Hong Sang-soo

Parmi les films du dernier jour avant la proclamation du palmarès ce samedi 17 juillet, une seule œuvre mémorable, qui ne risque pas d’être récompensée puisqu’elle figure dan la section non compétitive Cannes Première.

Sa présence, et la joie subtile qu’offre In Front of your Face ne sont assurément pas des surprises, tant Hong Sang-soo est à la fois prolifique, et ayant trouvé une capacité de se renouveler au sein de la tonalité générale instaurée quasiment depuis ses débuts, capacité qui parait inépuisable.

Ancienne actrice partie vivre aux États-Unis et revenue en Corée pour des motifs qui n’apparaitront que peu à peu, l’héroïne du film rencontre entre autres un réalisateur à qui elle dit ce qui s’applique parfaitement à Hong, «vos films sont comme des nouvelles».

Légèreté, précision, délicatesse, attention à des détails qui aussitôt se magnétisent et polarisent les émotions et les idées, le 25e film en vingt-cinq ans de ce cinéaste aussi créatif que modeste, aussi affuté qu’attentif est, simplement, un bonheur. Dans des tonalités qui n’appartiennent qu’à l’auteur de La femme qui s’est enfuie, le bonheur est d’ailleurs aussi son sujet.

Lumières rétrospectives

Au moment de mettre un terme à cette chronique quotidienne du 74e Festival de Cannes, on s’abstiendra de prétendre porter un jugement sur l’ensemble des films qui y ont été montrés, n’ayant réussi à voir «que» 53 films sur quelque 135 sélectionnés dans les différentes sections.

Quant aux prévisions de palmarès, il serait cette année encore plus périlleux que d’ordinaire de se livrer à un pronostic. Parmi les films en compétition, on se contentera de rappeler ici les bonheurs de spectateur, bonheurs de natures très différentes, éprouvés grâce à cinq des titres en compétition.

Soit, par ordre d’apparition sur les écrans du Palais des festivals, Annette de Leos Carax, Benedetta de Paul Verhoeven, Bergman Island de Mia Hansen-Løve, Drive my Car de Ryusuke Hamaguchi et Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. En se déclarant par avance bien content si au moins un de ceux-ci est appelé sur scène à l’heure de la remise des prix.

Il importe du moins de mentionner quelques œuvres réellement remarquables qui y ont été présentées, toutes sélections confondues, mais qui n’ont pas trouvé place dans les précédents articles.

Très judicieusement récompensé à la Semaine de la critique, Feathers du jeune cinéaste égyptien Omar El Zohairy est une impressionnante première œuvre, où les décisions stylistiques radicales savent concourir à créer une empathie pour le personnage de mère et épouse qui se retrouve seule dans un monde aussi misérable qu’hostile, à la suite de la disparition «magique» de son mari.

Chaque plan est d’une intensité singulière, et devient composant d’un ensemble à la fois dynamique et étrange, signalant à n’en pas douter l’apparition d’un authentique cinéaste.

Bhumisuta Das dans A Night of Knowing Nothing de Payal Kapadia, une révélation de la Quinzaine des réalisateurs. | Petit Chaos

Authentique cinéaste aussi, cette autre révélation, à la Quinzaine des réalisateurs cette fois, avec le premier film de la jeune Indienne Payal Kapadia. (…)

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«Février» ou le quotidien magnifique

Petar (Kolyo Dobrev), homme de peu de mots et de beaucoup de présence.

De l’enfance au grand âge, le film de Kamen Kalev accompagne en beauté un parcours de vie d’une rare intensité.

C’est compliqué. Compliqué de partager ce qui fait la puissance d’émotion du film de Kamen Kalev, imparablement dès les premiers plans et sans jamais faiblir tout au long du film. La beauté? Oui, sans doute. Mais le mot est imprécis et, en l’occurrence, il semble faible.

C’est quelque chose de plus profond, qu’on rechigne à définir par une apparence formelle. Une vibration intérieure de chaque instant, qui suggère sans les énoncer des échos avec les sentiments de chacun, vous, moi, tout le monde.

Ni vous ni moi n’avons grand-chose en commun avec un jeune paysan bulgare du début du XXe siècle qui va devenir militaire dans une île de la mer Noire, puis un vieux berger. Le film restera aux côtés de l’existence de ce Petar, de son enfance qui (littéralement) bat la campagne, simple et mystérieux rapport de confrontation au cosmos, à son mariage encore adolescent juste avant de rejoindre le régiment et jusqu’à sa vie à un âge avancé. La Bulgarie est devenue République populaire et a cessé de l’être, l’électricité et les téléphones sont arrivés. Le monde a changé et n’a pas changé.

Sans jamais commenter ou généraliser ce qui concerne son destin singulier, sa relation intense à la nature, son goût farouche pour une sorte de retrait lui fera refuser les (modestes) promotions auxquelles il a droit dans l’armée.

Petar, le Petar inventé par Kalev, n’est pas une figure symbolique, un personnage de fable qui représenterait telle ou telle caractéristique de l’humanité.

Chacun et chacune pourra y projeter éventuellement ce qu’il ou elle souhaite, mais il est cela et rien de plus: un paysan, un berger qui a passé une part importante de son existence sous l’uniforme, plus ami des rocs et des goélands que de ses compagnons, avant de revenir s’occuper de ses brebis, dans un monde auquel il ne cesse d’avoir affaire, mais à sa manière. Enfant, jeune adulte, vieillard. Il a une vie, une famille, des choses à faire. (…)

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Splendeur et puissance critique du montage – sur « La Nature » d’Artavazd Péléchian

Les musées et lieux d’art sortent enfin ce mercredi de la torpeur dans laquelle ils ont été plongés de force. C’est l’occasion de courir au 261, boulevard Raspail à Paris, où sont présentés encore quelques jours les installations de la plasticienne Sarah Sze et deux films, dont un inédit que l’on n’attendait pas, de l’immense Artavazd Péléchian. Entre les chefs-d’œuvre d’un cinéaste du XXe siècle et les œuvres d’une artiste du XXIe siècle se joue la beauté de l’évolution de la place de l’être humain – de sa toute-puissance sur le cosmos à son retour dans la sphère du vivant.

u numéro 261 du boulevard Raspail, dans le 14e arrondissement de Paris, se jouent simultanément plusieurs histoires, d’une ampleur et d’une fécondité rares. Cette adresse est celle de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, qui accueille simultanément, au rez-de-chaussée, des œuvres de l’artiste contemporaine américaine Sarah Sze et, à l’étage -1, deux films du cinéaste arménien Artavazd Péléchian, dont un inédit récemment terminé, La Nature.

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Si chacune de ces propositions est d’une richesse remarquable, leur mise en dialogue est une interrogation passionnante sur les rapports au monde construits par différentes époques et les ressources de moyens artistiques différents pour les prendre en charge.

Pour ceux, moins nombreux qu’on le souhaiterait, pour qui le nom d’Artavazd Péléchian évoque des splendeurs exceptionnelles dans le registre de l’art cinématographique, l’annonce d’une nouvelle réalisation a des allures de bonne nouvelle proche du miracle. Il y a en effet 26 ans que le réalisateur n’avait rien présenté, et il semblait bien que les 7 minutes de Vie (1994) devaient être son dernier mot – « dernier mot » toujours présenté en binôme avec Fin, réalisé l’année précédente.

Mais depuis 2005, Hervé Chandès, directeur de la Fondation Cartier, et le cinéaste Andrei Ujică, qui officie entre autres au Centre d’art et de technologie des médias (ZKM) de Karlsruhe, s’étaient mis en tête de faire exister une nouvelle œuvre de cet artiste aussi rare qu’inspiré. Quinze ans plus tard, voici donc La Nature, qui impressionne autant par ses cohérences avec l’œuvre antérieure de Péléchian que par ce qui l’en distingue.

Ce qui l’en distingue tient à deux caractéristiques objectives, sa durée (1h02) et la matière des images. Entre La Patrouille de la montagne en 1964 et Vie en 1994, le cinéaste a réalisé neuf films dont la durée totale atteignait tout juste les 2h20, le plus long, Notre siècle (1982) n’excédant pas la demi-heure. Ces formes brèves, surtout à partir de Au début (1967, 10 minutes), se distinguent par leur intensité et la mise en œuvre de méthodes de composition originale, que Péléchian a explicité dans un livre sur sa pratique, Moe Kino (« Mon cinéma »), dont des éléments ont été traduits en français et en anglais au moment de la découverte de cette merveille méconnue éclose sur le continent du cinéma soviétique.

À partir de la fin des années 1980 [1], grâce aux festivals de Nyons et de Pesaro puis au Musée du Jeu de Paume, grâce aussi à l’enthousiasme manifesté par Jean-Luc Godard pour son travail, se mettait en place la reconnaissance de la beauté, de la puissance et de l’originalité des films de Péléchian. Recourant surtout à des images déjà tournées par d’autres, mais qu’il retravaille, recadre, ralentit, inverse, il compose des assemblages visuels selon des modalités rythmiques et formelles qu’il définit comme « le montage à distance », avec un objectif qu’il a un jour défini dans une conversation avec Jean-Luc Godard :
« Je cherche un montage qui créerait autour de lui un champ magnétique émotionnel. »

S’il s’inscrit explicitement dans la lignée des grands artistes et théoriciens des avant-gardes soviétiques des années 1920 et 1930, dont Eisenstein et Vertov sont les figures majeures et qui avaient fait du montage la ressource décisive de leur conception du cinéma, Péléchian ne confère pas à sa démarche les mêmes enjeux politiques que ses prédécesseurs. Lui fait de ses assemblages de plans les ressources d’une méditation sur la place de l’homme dans l’univers, dans le temps et dans l’espace, entre la vie et la mort, que renforce l’utilisation de fragments de musiques classiques ou traditionnelles. L’ensemble de cette œuvre sera présenté à Paris à la Cinémathèque française du 19 au 30 mai 2021.

La seconde différence objective entre La Nature et les films qui l’ont précédé concerne la matière même des images, Péléchian ayant auparavant toujours travaillé sur pellicule. Non seulement il a cette fois utilisé des images pour la plupart tournées (par d’autres) en numérique, mais il les a montées sur ordinateur, lui qui avait si souvent insisté sur le côté tactile du montage et le rapport au temps essentiel dans cette activité dont il avait toujours souligné la dimension manuelle.

De plus, le nouveau film joue, parfois de manière extrême, sur les très variables qualités des images du fait des outils de prise de vue, dont des caméras basse définition et des téléphones portables. Ces derniers ont été en effet souvent utilisés pour filmer ce qui constitue l’essentiel de ce que donne à voir La Nature, à savoir des catastrophes « naturelles ».

Dans un noir et blanc qui tend à unifier des séquences de sources très diverses, le film s’est ouvert sur une suite de plans exaltant les splendeurs des cimes immaculées, des nuages où jouent des rayons de soleil somptueux, des étendues marines que magnifie le mouvement des vagues, la splendeur inviolée des déserts. Ces images sous le signe du sublime font bientôt place à une succession d’éruptions volcaniques, d’avalanches, de désintégrations impressionnantes d’iceberg, de tornades et typhons, et, de manière très reconnaissable, des images des tsunamis de l’océan Indien en 2004 et de Fukushima en 2011.

Tout d’abord ces images sont dépourvues de toute présence humaine, la roche, l’eau, les laves en fusion, les vents et les vagues en furie occupant tout l’écran de leurs mouvements à la fois terrifiants et fascinants. Peu à peu apparaissent des silhouettes affolées, fuyant ce qu’on appelle de manière bien discutable la colère des éléments. On finira par entrevoir, vers la fin, des visages ravagés de douleur et de terreur, des corps désespérés qui s’étreignent face à la violence démesurée qui s’est abattue sur ces hommes et ces femmes.

Au majestueux et idyllique Kyrie Eleison (celui de la Missa solemnis de Beethoven) ont succédé sur la bande son les cris d’angoisse et de terreur des victimes et des témoins des calamités qui s’abattent, alternant avec les fracas dantesques des effondrements et des tempêtes.

Péléchian n’a assurément rien perdu de sa virtuosité de compositeur visuel (et sonore) : les effets sensoriels de cet enchainement fatal menant vers un éblouissement lumineux ambigu, rédemption ou apocalypse, sont tout à fait impressionnants. Cette puissance suggestive développe un discours qui se résume à une opposition fondamentale entre « les hommes » et « la nature », nature réduite ici aux seuls éléments premiers, sans place significative aux autres formes de vivants, animaux et plantes.

Le parti-pris curatorial de la Fondation Cartier met en regard deux siècles qui ne voient ni ne pensent de la même manière.

Péléchian est un immense cinéaste, mais c’est un cinéaste du XXe siècle, c’est un cinéaste soviétique, formé à la grande école moscovite, et c’est même, tout arménien soit-il, un cinéaste russe, très habité par la pensée du cosmisme russe développée au début du siècle dernier [2].

Malgré tout ce qui les sépare, ces influences ont en commun de mettre la puissance de l’homme au centre : le communisme, notamment dans sa version soviétique, comme le mysticisme d’un Fiodorov sont des fruits directs de la grande bifurcation moderne, qui a cru pouvoir séparer nature et culture, et a enclenché le processus catastrophique qui mène à l’anthropocène, la course à l’extraction et à la manipulation de tous les êtres, animés ou non, au service d’une expansion dont le rationalisme s’est avérée tragiquement déraisonnable.

Avec un talent intact, Péléchian met en scène de manière ultra-dramatisée une coupure irrémédiable entre les humains et « la nature », nature qu’il essentialise jusque dans le titre de son film. Le sublime [3] et la terreur sont les deux versants de la même inhumanité attribuée à cette entité qu’il faudrait révérer ou domestiquer et soumettre – tout le contraire de la pensée d’une diplomatie du vivant, et même des étants. Il ignore résolument toute la pensée contemporaine élaborée autour des possibilités d’habiter la surface terrestre en acceptant de la partager. (…)

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«Voyage à Yoshino», le film-forêt de la sorcière du cinéma Naomi Kawase

Ample poème animiste, le nouveau film de la réalisatrice japonaise actuellement célébrée au Centre Pompidou entraîne dans les sous-bois du désir et de la mémoire.

Les arbres sont les héros. Grands, fiers, affrontant les vents puissants, les armes bruyantes et meurtrières des hommes. Un peu comme le grand roman de cette rentrée, L’Arbre monde de Richard Powers, le nouveau film de Naomi Kawase raconte des histoires d’humains, mais en inventant un rapport à l’espace, au temps et à l’imaginaire qui serait inspiré de l’organisation des végétaux.

Le titre français avec son petit air Miyazaki (une référence non seulement très honorable mais tout à fait en phase avec ce film) cache le véritable titre, qui s’inscrit sur l’écran peu après le début de la projection: Vision.

«Vision» est supposé être le nom d’une plante médicinale aux pouvoirs puissants, celle que cherche la voyageuse écrivaine jouée par Juliette Binoche. Cette herbe magique, c’est bien sûr le cinéma lui-même, tel que le pratique la réalisatrice de La Forêt de Mogari et de Still the Water.

La voyageuse française s’appelle Jeanne. Dans la grande zone de montagnes boisées qui entoure l’antique cité de Nara, elle rencontre un garde forestier, Tomo. Voyage à Yoshino n’est pas leur histoire.

Du moins pas plus que celle du chien blanc qui accompagne Tomo dans ses randonnées. Ou l’histoire de la mort et de la vie de celui-ci et de celui-là. Ou celle de la dame qui connaît les herbes et dit qu’elle a 1.000 ans, d’un jeune homme blessé trouvé dans un fossé. D’un amant passé ou peut-être dans une autre vie, si ce n’est pas la même chose.

Branché sur mille autres

La circulation dans les histoires, les souvenirs, les rêves, les rencontres épouse les formes de ces plantes qui se développent en réseaux, souterrains, sans début ni fin, solidaires et différentes. Et là, on songe à Deleuze et Guattari et à leurs rhizomes devenus un pont-aux-ânes de la philo contemporaine si telle est notre tasse de thé vert, mais surtout au sensuel et joyeux Champignon de la fin du monde, maître ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing traduit l’an dernier, et véritable matrice inconsciente du film.

Dessine-moi un rhizome…

Rhizomatique, lui aussi, ce film qui ne cesse d’appeler des échos, des correspondances, avec d’autres images, d’autres récits, d’autres approches. Cinéastes, écrivaines et écrivains, philosophes, anthropologues: chercheurs et artistes inventent en ce moment des formats qui prennent acte d’un autre rapport au monde. Il s’inspirent éventuellement d’héritages traditionnels non-occidentaux (c’est le cas de Kawase) mais en relation avec les enjeux politiques –donc environnementaux– les plus contemporains.

Sorcière du cinéma, habitée de forces sensorielles dont il n’importe pas de savoir dans quelle mesure elle les maîtrise, Naomi Kawase inverse grâce à l’art qu’elle pratique les puissances du temps et de l’espace à l’œuvre dans la nature. (…)

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Tarzan, perdu dans la jungle des pixels et des bons sentiments

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Tarzan de Peter Yates. Avec Alexander Skarsgård, Margot Robbie, Christoph Waltz, Samuelk S. Jackson. Durée: 1h50. Sortie le 6 juillet.

Souvenez-vous au début de Vertigo d’Alfred Hitchcock, cet étrange effet de double mouvement à l’intérieur de l’image (un zoom avant en même temps qu’un travelling arrière). C’est un peu l’impression que fait ce Tarzan sorti de la naphtaline par le studio Warner.

Zoom avant: pas question de reconduire les clichés racistes et colonialistes des films des années 1930-40 (en fait quelques 40 titres entre 1918 et 1970, sans compter les dessins animés). Cette fois, il sera clair que les blancs mettaient alors (en ces temps lointains) en coupe réglée le continent africain pour satisfaire leur avidité. Cette fois, les Africains seront des individus différenciés et doués de raison et de sentiments. Cette fois, la nature sauvage aura droit à une réhabilitation en règle.

 Y compris dans le registre du récit d’aventures et la licence romanesque qui l’accompagne, ce nouveau Tarzan revendique une forme accrue de réalisme, loin des stéréotypes fondateurs. Ceux-ci sont d’ailleurs gentiment moqués dans les dialogues: l’histoire se passe après les aventures narrées par Edgar Rice Burroughs et filmées par W.S. Van Dyke, Richard Thorpe et consorts. Les bons vieux «Moi Tarzan, toi Jane» sont moqués par les personnages afin d’établir une complicité avec des spectateurs actuels non dupes.

Mais, travelling arrière, la condition pour filmer cet univers où l’Afrique, ses habitants, ses prédateurs, sa nature seraient plus «réelles» tient d’abord à un usage immodéré de l’imagerie digitale.

La grande majorité des films sont aujourd’hui tournés en numérique, là n’est pas la question. Mais avec ce Tarzan, l’image semble tellement saturée de pixels –bien plus que de héros, de lions ou de singes– que le film y perd des points sur le terrain du «réalisme» ou disons plutôt de présence. En terme d’artificialité, on se retrouve en fait plus loin qu’à l’époque de «jungleries» de la MGM.

Les décors d’alors étaient en carton-pâte et les baobabs peints en studio, mais le carton pâte et le stuc étaient finalement plus réels que cette vilaine bouillie numérique où sont noyés uniformément le méchant, les papillons ravissants et les féroces croco. Les acrobaties de Johnny Weissmuller, c’était du chiqué sans doute, mais l’ex-champion de natation était bien là, ces muscles étaient les siens, ce corps était le sien, il avait accompli ces gestes –et il en restait une trace qui aidait à partager (un peu) la croyance dans l’histoire. (…)

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La pompe à vide de «The Revenant»

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The Revenant  d’Alejandro Gonzales Iñarritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Will Poulter. Durée: 2h35. Sortie le 24 février 2016.

Réglons tout de suite l’aspect le moins intéressant de The Revenant, la «performance» de Leonardo DiCaprio destinée à lui faire obtenir un Oscar. Elle est entièrement conforme à ce qui est prévu dans ce cas de figure, succession de grimaces et de contorsions, dans la boue, dans la neige, dans les fleuves glacés, même dans un cheval mort. C’est une idée bien misérable du travail des acteurs, et bien méprisante des acteurs eux-mêmes, a fortiori des très bons acteurs comme Leonardo DiCaprio, que d’être sommés de se livrer à pareil numéro pour mériter une consécration.

Pour le reste, The Revenant est un film aussi antipathique qu’intéressant. Antipathique est la manière dont tout, absolument tout –les actions, les sentiments, les idées, les paysages, les sons– est asséné comme coup de massue au spectateur. L’insistance, la triple dose, la surenchère d’effets est l’idée même que se fait Iñarritu (Birdman…) de la mise en scène –en quoi il est parfaitement en phase avec une époque où règne le quantitatif, où le «toujours plus» reste la loi dominante telle que le marché l’a établi pour toutes les relations humaines, où l’emprise sur le cerveau des autres demeure le but ultime de la production, sous influence écrasante de la publicité.

The Revenant raconte une histoire en elle-même très intéressante, et inspirée d’un fait réel, mais le raconte stupidement –pas par bêtise, mais par volonté délibérée d’être stupide. C’est-à-dire d’être du côté du surjeu, du passage en force, du «coup», de la mise raflée. C’est ici que le film commence à devenir quand même intéressant, pour ce qu’il n’est pas.

Contrairement à ce qu’on répète ici et là (y compris sur Wikipedia), il n’est en aucun cas un western. (…)

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Le grand souffle de « Ventos de Agosto »

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Ventos de Agosto de Gabriel Mascaro, avec Dandara Mroaes, Geova Manoel dos Santos, Maria Salvino dos Santos, Gabriel Mascaro. Durée : 1h17. Sortie le 26 août.

La barque glisse sans bruit à la surface dans une lumière d’aube du monde. Le heavy metal explose tandis que la fille allongée sur le plat-bord ôte son minuscule maillot de bain. Agiles à la folie, les silhouettes escaladent les interminables troncs et font tomber sans fin les noix dont les coques feront des montagnes. Dans la remorque bourrée de fruits, Shirley et Jeison font l’amour. C’est Eve et Adam, noirs et sublimes, c’est une marginale et un paysan. Mais il refuse qu’elle le tatoue. Elle se fâche et se moque. Au fond de l’eau, il s’enfonce dans les anfractuosités à la recherche des poissons et des poulpes.

Le vent, comme disaient le Christ et Robert Bresson, souffle où il veut. Et il souffle fort, de plus en plus. La côte du Nordeste souffre et s’effrite. Les habitants du Nordeste souffrent et résistent.

C’est une sorte de danse que compose d’abord le réalisateur brésilien Gabriel Mascaro pour son premier long métrage de fiction. Danse des corps sensuels et laborieux, danse de séduction, d’appartenance, quête d’un impossible : maintenir ce qui est depuis si longtemps, vivre du jour qui vient. C’est une légende puissamment inscrite dans un territoire précis, très réel, un conte archaïque et terriblement actuel.

Douce ou violente, la beauté des images, parfois comme des tableaux parfois comme des spectacles d’ombres, se nourrit de l’intensité de ce qui circule, qu’on devine, qu’on ne comprend pas toujours, et puis finalement très bien. Shirley, la jeune fille venue de la ville coiffe la chevelure blanche de sa grand’mère, la vieille paysanne qui ne cesse de râler. C’est lumineux, vibrant de vie, on dirait une toile de Bonnard transfigurée par un ciné-candomblé.

Ventos de Agosto pourrait être ce théâtre des jours et des peines, des amours et des labeurs d’une petite communauté, entre mer et cocotiers, misère et paradis. Mais le film est comme crucifié – oui, il appelle les mots de la religion, sans se réduire à aucune – par deux forces qui le traversent chacune selon son axe.

Il y a cette montée anormale de la puissance du vent, qui amène avec elle un étrange étranger doté d’encore plus étranges instruments, et de complètement étranges pratiques, capturer les orages avec un micro, mesurer les tempêtes avec un appareil rigolo que personne ne risque d’appeler anémomètre. Sur l’écran de son ordinateur, le réchauffement climatique se matérialise en images de synthèse symboliques (des courants figurés sur un planisphère) et porteuse d’apocalypse. Les vagues avancent, elles emportent les tombes au bord de la plage, la plage qui n’existe plus.

Et puis il y a ce cadavre trouvé au fond de l’eau, et que Jeison a refusé de laisser pourrir, qu’il a ramené devant chez lui, au grand courroux de son père, de ses voisins, et de Shirley. Un macab à la Ionesco dans ce trou du fin fond du Nordeste brésilien, avec des flics de chez Kafka, et autant d’explications à son existence de vivant puis de mort que d’interlocuteurs.

La catastrophe cosmique, bien réelle, et le drame local, entre burlesque macabre et polar fantastique, reconfigurent l’assemblage des protagonistes (garçon, fille, vieille, mer, noix de coco, tracteur…). Il y avait une histoire, voilà que deux autres traversent chacune à sa manière la chronique initiale, la déplacent, l’enflent, la tordent vers l’angoisse ou vers le comique.

Sans jamais se départir de cette grâce impressionnante qui imprègne chaque plan, Ventos de Agosto devient ainsi un « film en mouvement », au sens où il est animé de forces nouvelles, qui en transforment les enjeux et, de manière imprévisible mais toujours comme venue de l’intérieur, en font évoluer les enjeux, les attraits, les plaisirs. Son jeune réalisateur semble posséder une mystérieuse boussole cinématographique, qui loin des logiques narratives ou des poncifs visuels, explore avec un curieux mélange d’attention méticuleuse et de vivacité les possibles du monde qu’il a entrepris de filmer.

« Les Nuits blanches du facteur »: le chant du lac

nuits-blanches-facteur-sceneLes Nuits blanches du facteur d’Andreï Kontchalovski. Avec Aleksey Tryapitsyn, Irina Ermolova, Timur Bondarenko, Viktor Kolobov. Durée: 1h41. Sortie: le 15 juillet.

Au début, on n’est pas très sûr. Est-ce un documentaire ou une fiction, cette chronique d’un village russe au bord d’un lac, chronique centrée sur les travaux et les jours d’un facteur d’abord ni très séduisant ni très intéressant? Et, documentaire ou fiction, au nom de quoi sommes-nous requis de passer une centaine de minute à regarder «ça»? Ces gens-là? Ce monde-là qui, comme on dit, ne nous regarde pas, avec lequel nous n’avons rien à faire?

Ce sont de très bonnes questions. Patiemment, le film se charge d’y répondre. Lyokha, le facteur qui apporte aussi de la nourriture ou du carburant aux habitants disséminés autour du lac, répond. Irina, la jeune femme revenue de la ville et dont Lyokha s’éprend, répond. Et Timur, le fils d’Irina, âgé d’une dizaine d’année, et les autres habitants et le lac lui-même, les bois, les marais et le ciel répondent. Ils ne font rien de spécial, pourtant. Mais leur manière d’exister, la qualité du regard, la précision de l’écoute du film font apparaître les beautés, les angoisses, les joies, les complexités qui, partout, composent ce microcosme.

Ici, la mise en scène est comme un travail de sourcier, qui rendrait perceptible des richesses enfouies et qui sans elle demeureraient invisibles. Un long mouvement de caméra parcourant l’intérieur d’une ferme peinte en bleu et vert –ce qu’on voit semble d’abord anecdotique et puis davantage advient, devient sensible, se laisse deviner. De même en accompagnant la fabrication de gâteaux, ou lors de la traversée du lac comme un miroir surréel. Des situations ordinaires, des petits gestes affectueux, grognons ou routiniers, et c’est un envol d’émotions à chaque plan, comme marcher dans un champ fait naître un bouquet de bestioles. (…)

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