Mathias (François Civil), replié derrière le rempart de son talent musical, insuffisant face aux tempêtes du monde des émotions.
Le nouveau film d’Arnaud Desplechin retraverse les thèmes et les motifs chers à son auteur, avec des résonances inattendues.
Mathias est beau, il a énormément de charme et du talent plus encore. Il est aussi égocentrique, arrogant, puéril, autodestructeur, manipulateur, velléitaire. Pas vraiment étonnant: parmi les nombreux chemins où s’aventure le cinéma d’Arnaud Desplechin depuis trente-cinq ans figure l’hypothèse récurrente d’un personnage principal antipathique.
«Antipathique», au sens de doté d’un comportement pas a priori susceptible d’inspirer l’adhésion ou la bienveillance des spectateurs. Ce choix, qui ouvre de multiples et passionnantes perspectives en matière de narration et de questionnement moral, était jusque-là enrichi par ce qu’inspire l’interprète de ces personnages. Mathieu Amalric le plus souvent, de Comment je me suis disputé… (1996) aux Fantômes d’Ismaël (2017), puis Melvil Poupaud dans Frère et sœur (2022), ont en commun d’inspirer, eux, une sympathie immédiate.
Ce phénomène participait de l’immense richesse des propositions des longs-métrages de l’auteur de Rois et reine (2004). Vivant, troublant, incertain, cet ensemble de questionnements est renouvelé de manière singulière avec l’arrivée de François Civil dans le rôle principal de Deux pianos.
Mathias, donc, pianiste virtuose revenant d’une longue expatriation au Japon pour accompagner le dernier concert d’Elena (Charlotte Rampling), qui a été la guide protectrice, exigeante et clairvoyante de sa carrière. Par hasard, il recroise celle qui fut son grand amour, Claude (Nadia Tereszkiewicz), qui était aussi la femme de son meilleur copain, Pierre. Elle est désormais la mère d’un enfant, Simon, qui ressemble beaucoup à Mathias au même âge.

Entre Claude (Nadia Tereszkiewicz) et Mathias (François Civil), bien plus qu’une grande histoire d’amour passée. | Le Pacte
Les «deux pianos» du titre, ce sont les dialogues, verbaux ou pas, tout en harmonie et en ruptures, dont doivent jouer sur scène les deux musiciens, Mathias et Elena, mais aussi ceux entre Mathias et la femme recroisée, entre lui et l’enfant découvert. Et même, en demi-teinte, ce qui circule et ne se partage pas entre les deux «mères» de ce garçon qui n’est plus un fils, incertain d’être un père –la mère biologique (Anne Kessler) et Elena (Charlotte Rampling), la mère spirituelle.
L’intelligence vibrante des constructions narratives, y compris avec une part de romanesque, voire de fantastique, revendiquée de manière joueuse et sérieuse, est toujours là chez le cinéaste de La Sentinelle (1992) et de Trois souvenirs de ma jeunesse (2015). La matière narrative de Deux pianos est un trésor. Pourtant, quelque chose ne va pas, qui est difficile à comprendre et douloureux à essayer d’expliciter quand on continue d’aimer intensément le cinéma d’Arnaud Desplechin.
L’énigme du triangle
La réponse trop simple serait de s’en référer à la répétition des motifs rencontrés dans ses précédents films, répétition qui concerne aussi bien les ressorts narratifs et émotionnels que des purs gestes de mise en scène.
Alors, oui, la chute brusque de Mathias lorsqu’apparaît Claude suscite, parmi d’autres effondrements, le souvenir tellement plus fort d’Henri (Mathieu Amalric), tombant comme un arbre mort sur un trottoir d’Un conte de Noël (2008). Oui, l’irruption de Mathias dans une cérémonie funéraire rappelle sans l’égaler le surgissement calamiteux de Marion Cotillard dans des obsèques familiales, au début de Frère et sœur.
Et la sortie affectueuse et funambule de découverte réciproque d’un adulte et d’un enfant dans Deux pianos ne peut rivaliser avec l’enchantement de la visite au musée de l’Homme d’Ismaël (Mathieu A., toujours) et Elias à la fin de Rois et reine. Et cætera.

Mathias (François Civil) et Simon (Valentin Picard), au-delà du motif du double et de l’idéal de la transmission, engagés dans le vertige de ce qui relie les vivants. | Le Pacte
Pourtant, qui accompagne l’œuvre du cinéaste roubaisien sait depuis longtemps quelles ressources émouvantes et rieuses lui, plus que quiconque, peut faire rayonner de ces reprises de motifs visuels et émotionnels, tout autant que de la revisitation des thèmes évoqués.
Si, cette fois, les variations semblent toujours en retrait par rapport aux précédents, on ne voit guère d’autre explication que l’interprétation. Terrain instable, qui ne saurait se raffermir en se contentant de trouver l’acteur principal «moins bon». François Civil est un bon acteur, ce n’est pas la question. Et il en va de même pour sa partenaire, Nadia Tereszkiewicz, à qui il n’y a rien à reprocher. (…)