Lorsqu’Alain Cavalier filme son ami Maurice, la malice et l’affection irradient.
Le nouveau film d’Alain Cavalier partage trois rencontres du cinéaste avec des amis de longue date, pour déployer le sentiment d’un monde immensément ouvert.
Ils sont trois. Non, six. Enfin, plutôt sept. Quoique, en fait, bien plus nombreux.
Mais reprenons. Trois, donc, trois hommes. Il y a quelque trente ans ou plus, chacun a été lié à un film d’Alain Cavalier, réalisé ou pas. Mais le cinéaste et Boris, le cinéaste et Maurice, le cinéaste et Thierry sont alors devenus amis, n’ont jamais plus cessé de l’être. Il s’agit de cela, et seulement de cela. Mais «seulement», en pareil cas, est infiniment peuplé.
Six, puisque chacun des trois hommes est accompagné d’une femme qui, selon des voies chaque fois singulières, joueuses, émouvantes, se fraie un chemin dans ces histoires de bonshommes. Sept, évidemment, puisque sans celui qui est leur ami, celui qui tient l’appareil d’enregistrements, il n’y aurait rien.
Et avec elles et eux, ces trois, six, sept personnes, un monde.
La voix, le souffle, le tremblé
On a écrit «appareil» au singulier et «enregistrements» au pluriel, puisque selon le dispositif qu’il pratique systématiquement depuis La Rencontre en 1996, celui qui s’est autodénommé «le filmeur» tourne seul, portant l’outil qui capte à la fois les images et les sons –dont sa propre voix et son propre souffle, aussi bien que les mouvements plus ou moins maîtrisés de sa main, et donc du cadre. Ça bouge, ça tangue parfois, au fil des émotions éprouvées par le réalisateur, des surprises, des amusements, des audaces ou des pudeurs.
Qui accompagne l’immense travail accompli ainsi depuis un bon quart de siècle (dix-sept films de différents formats) par Alain Cavalier connaît bien la singularité et la fécondité de cette façon, sans autre exemple, de faire du cinéma. Elle trouve ici une intensité inédite, d’être tout entière à disposition de ce qui donne son titre au film.
L’Amitié, donc. Une fois n’est pas coutume, la majuscule y a en effet toute sa place. D’autant mieux qu’elle s’incarne en «petits» moments, «petits» actes, «petites» choses. Cette amitié se décline en innombrables manières de se parler, de se souvenir, de se montrer des objets, de se faire à manger, de se moquer, de se taire.
Les très gros plans, sur des mains, un coin de l’œil, le tracé d’un stylo, une pièce de vêtement, intensifient les flux d’affection qui circulent entre celui qui filme et celles et ceux qu’il filme. Cette proximité leur donne une matérialité, un côté tactile, où se perçoivent tant de vibrations, joyeuses, tendres, inquiètes.
Ils étaient trois amis (qui ne se connaissent pas)
Le premier ami est assez célèbre: Boris Bergman a été le parolier de nombre des chansons les plus connues d’Alain Bashung. Au milieu des années 1980, Bashung et Bergman devaient participer à un film de Cavalier qui ne s’est pas fait.
En retour d’un présent venu du passé, Boris Bergman offre une interprétation très «sentie» de «Vertige de l’amour». | Tamasa
Le deuxième, Maurice Bernart, est bien connu dans le milieu du cinéma. Il fut notamment le producteur du film de Cavalier qui a eu le plus de succès, Thérèse, en 1986.
Le troisième, Thierry Labelle, est coursier. Il a été un des interprètes du bouleversant Libera Me en 1993, avant de reprendre sa moto et son métier.
Grigris rock, souliers cirés, ballons de rouge et fantômes
L’un, blouson de cuir et grigris rock, mène une vie de bohème parisienne avec sa compagne Masako Nonaka, entre guitares et affiches de films hollywoodiens et japonais, blagues de vieux poète revenu de bien des trips et mémoire d’une diaspora qui a traversé les horreurs du siècle.
L’autre est un aristocrate faisant crânement face au grand âge qui vient, dans ses trois demeures entre Quartier latin et manoir normand, aux côtés de son épouse, l’écrivaine (et académicienne) Florence Delay, qui fut aussi la Jeanne d’Arc de Robert Bresson.
Le troisième sirote ses ballons de rouge dans la cave de son petit pavillon de banlieue, roule un joint pour raconter ses hauts faits et méfaits de motard casse-cou. De Malika, sa femme infirmière, on ne verra, à sa demande, que le fauteuil roulant qui lui permet d’aller travailler chaque jour.
Dans le jardin de son pavillon, Thierry narre avec fougue ses exploits de motard, avant un éloge ému des renoncules. | Tamasa
Ils ne se connaissent pas, n’ont guère d’autre en commun que le lien à celui qui, au bout de tant d’années, les filme. Chacun est un poète d’une poésie particulière, dont l’amitié filmante d’Alain Cavalier sait goûter tout le sel. (…)