«L’Amitié», générosité d’un miroir à trois faces

Lorsqu’Alain Cavalier filme son ami Maurice, la malice et l’affection irradient.

Le nouveau film d’Alain Cavalier partage trois rencontres du cinéaste avec des amis de longue date, pour déployer le sentiment d’un monde immensément ouvert.

Ils sont trois. Non, six. Enfin, plutôt sept. Quoique, en fait, bien plus nombreux.

Mais reprenons. Trois, donc, trois hommes. Il y a quelque trente ans ou plus, chacun a été lié à un film d’Alain Cavalier, réalisé ou pas. Mais le cinéaste et Boris, le cinéaste et Maurice, le cinéaste et Thierry sont alors devenus amis, n’ont jamais plus cessé de l’être. Il s’agit de cela, et seulement de cela. Mais «seulement», en pareil cas, est infiniment peuplé.

Six, puisque chacun des trois hommes est accompagné d’une femme qui, selon des voies chaque fois singulières, joueuses, émouvantes, se fraie un chemin dans ces histoires de bonshommes. Sept, évidemment, puisque sans celui qui est leur ami, celui qui tient l’appareil d’enregistrements, il n’y aurait rien.

Et avec elles et eux, ces trois, six, sept personnes, un monde.

La voix, le souffle, le tremblé

On a écrit «appareil» au singulier et «enregistrements» au pluriel, puisque selon le dispositif qu’il pratique systématiquement depuis La Rencontre en 1996, celui qui s’est autodénommé «le filmeur» tourne seul, portant l’outil qui capte à la fois les images et les sons –dont sa propre voix et son propre souffle, aussi bien que les mouvements plus ou moins maîtrisés de sa main, et donc du cadre. Ça bouge, ça tangue parfois, au fil des émotions éprouvées par le réalisateur, des surprises, des amusements, des audaces ou des pudeurs.

Qui accompagne l’immense travail accompli ainsi depuis un bon quart de siècle (dix-sept films de différents formats) par Alain Cavalier connaît bien la singularité et la fécondité de cette façon, sans autre exemple, de faire du cinéma. Elle trouve ici une intensité inédite, d’être tout entière à disposition de ce qui donne son titre au film.

L’Amitié, donc. Une fois n’est pas coutume, la majuscule y a en effet toute sa place. D’autant mieux qu’elle s’incarne en «petits» moments, «petits» actes, «petites» choses. Cette amitié se décline en innombrables manières de se parler, de se souvenir, de se montrer des objets, de se faire à manger, de se moquer, de se taire.

Les très gros plans, sur des mains, un coin de l’œil, le tracé d’un stylo, une pièce de vêtement, intensifient les flux d’affection qui circulent entre celui qui filme et celles et ceux qu’il filme. Cette proximité leur donne une matérialité, un côté tactile, où se perçoivent tant de vibrations, joyeuses, tendres, inquiètes.

Ils étaient trois amis (qui ne se connaissent pas)

Le premier ami est assez célèbre: Boris Bergman a été le parolier de nombre des chansons les plus connues d’Alain Bashung. Au milieu des années 1980, Bashung et Bergman devaient participer à un film de Cavalier qui ne s’est pas fait.

En retour d’un présent venu du passé, Boris Bergman offre une interprétation très «sentie» de «Vertige de l’amour». | Tamasa

Le deuxième, Maurice Bernart, est bien connu dans le milieu du cinéma. Il fut notamment le producteur du film de Cavalier qui a eu le plus de succès, Thérèse, en 1986.

Le troisième, Thierry Labelle, est coursier. Il a été un des interprètes du bouleversant Libera Me en 1993, avant de reprendre sa moto et son métier.

Grigris rock, souliers cirés, ballons de rouge et fantômes

L’un, blouson de cuir et grigris rock, mène une vie de bohème parisienne avec sa compagne Masako Nonaka, entre guitares et affiches de films hollywoodiens et japonais, blagues de vieux poète revenu de bien des trips et mémoire d’une diaspora qui a traversé les horreurs du siècle.

L’autre est un aristocrate faisant crânement face au grand âge qui vient, dans ses trois demeures entre Quartier latin et manoir normand, aux côtés de son épouse, l’écrivaine (et académicienne) Florence Delay, qui fut aussi la Jeanne d’Arc de Robert Bresson.

Le troisième sirote ses ballons de rouge dans la cave de son petit pavillon de banlieue, roule un joint pour raconter ses hauts faits et méfaits de motard casse-cou. De Malika, sa femme infirmière, on ne verra, à sa demande, que le fauteuil roulant qui lui permet d’aller travailler chaque jour.

Dans le jardin de son pavillon, Thierry narre avec fougue ses exploits de motard, avant un éloge ému des renoncules. | Tamasa

Ils ne se connaissent pas, n’ont guère d’autre en commun que le lien à celui qui, au bout de tant d’années, les filme. Chacun est un poète d’une poésie particulière, dont l’amitié filmante d’Alain Cavalier sait goûter tout le sel. (…)

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«Sur L’Adamant», le regard à l’abordage

Patient(e)? Soignant(e)? Toutes et tous embarqué(e)s dans un voyage vers une meilleure prise en charge des souffrances psychiques.

La qualité de l’attention aux personnes, et à ce qui circule entre elles, fait du nouveau documentaire de Nicolas Philibert une aventure aux multiples rebondissements, lucide, combative et tendre.

«Je veux vous parler de moi, de vous.
Je vois à l’intérieur des images, des couleurs,
Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur;
Sensations qui peuvent me rendre fou.»

Face caméra, un homme chante avec conviction, et en entier, «La Bombe humaine», la chanson du groupe Téléphone. On entrevoit que chanter n’est pas son métier, on ne distingue pas bien l’endroit où il se trouve, entouré de gens qui semblent plus ou moins attentifs.

Mais chaque mot est énoncé avec une clarté et une intensité vécues, troublantes. À la fin, il est ovationné par tous ceux, plus nombreux qu’on n’aurait cru, qui l’ont écouté. Il s’appelle François. Il est un des patients à bord de L’Adamant, un des personnages de Sur L’Adamant, récompensé par l’Ours d’or du meilleur film lors de la Berlinale 2023.

Comment savons-nous qu’il est un patient? Ce sera l’une des questions qui circulent à bord de cette péniche amarrée au centre de Paris, hôpital de jour destiné aux personnes en difficulté psychique. Ce n’est ni un jeu (malgré parfois son côté ludique) ni une question abstraite.

Une aventure à la lisière

C’est un élément de cette aventure que propose à chaque spectateur et à chaque spectatrice le nouveau film de Nicolas Philibert. À bord de la péniche L’Adamant, cette aventure à multiples rebondissements se déroule sur plusieurs terrains à la fois.

Voilà plus d’un quart de siècle que Nicolas Philibert a tourné un autre film documentaire mémorable, La Moindre des choses, dans un autre lieu de soins psychiatriques, la clinique de La Borde près de Blois (Loir-et-Cher). Très différent, ce film témoignait déjà de certains aspects d’une pratique de ladite psychothérapie institutionnelle, dont une des caractéristiques est l’absence de séparation affichée entre soignants et soignés.

Ce choix thérapeutique, qui fait partie d’une approche bien plus vaste, fondée sur le soin simultané des individus, du groupe et de l’institution où ils se trouvent, devient aussi un enjeu de cinéma au moment où une caméra s’y introduit.

Qu’est-ce qu’on voit? Qui on voit? Pourquoi le perçoit-on ainsi? Cette triple question ne cesse de tendre la relation aux séquences qui composent le film, aux côtés des usagers de ce lieu à fleur d’eau, en lisière de tant de définitions préconçues.

Un lieu de soins, à fleur d’eau, mais en plein dans la cité. | Les Films du Losange

Ah si, à François, il manque des dents. C’est ça qui fait de vous, ou de moi, un fou? Mais quid du jeune homme qui converse assis au soleil sur le pont de la péniche, de la danseuse qui fait des étirements, de cette dame noire qui parle de son fils qu’elle ne voit qu’une fois par mois, de la femme plus âgée qui coorganise la réunion hebdomadaire de planification de ce qui se produira à bord?

Il ne s’agit pas du tout de laisser croire que tout le monde se ressemble, qu’il n’y a pas de différences, pas de signes. C’est même le contraire. Mais quels signes exactement? Et qu’est-ce que chacun et chacune en fait?

«Chacun et chacune» désigne ici qui regarde le film, mais aussi qui participe à cette histoire, en y étant présent (patients, soignants) ou pas: décideurs de la médecine psychiatrique, responsables divers, passants de la ville, riverains.

La passerelle et la grille

Qu’est-ce qui relie L’Adamant au monde et qu’est-ce que l’en sépare? On voit les matérialisations de cette double question: une passerelle et une grille. Toute la journée, la grille est ouverte. Au risque d’un pauvre calembour, on dira que la grille de définitions des tâches et des statuts à bord est, elle aussi, ouverte. (…)

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«Les Âmes sœurs», conte des amours désaccordées

David (Benjamin Voisin) et Jeanne (Noémie Merlant), tout ce qui les unit, tout ce qui les sépare.

Le nouveau film d’André Téchiné déploie les harmoniques électriques de la relation entre une sœur qui se souvient et un frère qui croit pouvoir être sans passé.

La déflagration. Tout est en miettes. Le corps, l’esprit, la mémoire. On raccommode des bouts, ce qu’on peut. Lui, David, aide et n’aide pas. Ne veut pas mourir, comme a dit Jeanne, sa sœur. Mais vivre quelle vie?

Elle, Jeanne, avance droit, vers ce qui doit aider son frère à se reconstruire, comme on dit maintenant. Ou, peut-être, elle croit qu’elle avance droit. Lui déplace les morceaux, accepte et refuse, suit des chemins de traverse.

Un passé effacé, est-ce la possibilité de tout inventer? Jusqu’où peut-on se déclarer soi-même innocent, vierge, délié des appartenances et des codes? Du regard et des attentes des autres?

Tendu, le nouveau film d’André Téchiné part d’un choc, pour s’élancer dans une aventure des émotions et des corps. Très vite, il apparaît qu’on ne croit reconnaître des situations et des ressorts dramatiques que pour les trouver en permanence déjoués, réagencés à neuf, à vif.

Il y a des films (qui peuvent être très beaux) qui semblent joués sur un instrument à une corde, et des films-claviers, aux arpèges étendus. Le vingt-quatrième long-métrage d’André Téchiné est ainsi, se déployant à la fois dans plusieurs registres et selon plusieurs tonalités.

Le pouvoir magique des lieux

Un des nombreux talents de Téchiné a toujours été, notamment depuis Rendez-vous, Le Lieu du crime, Les Roseaux sauvages, Les Voleurs, Les Temps qui changentde filmer les lieux non comme des décors mais comme des êtres habités de récits, à la fois matériels et oniriques.

Ainsi, cette fois, le drame s’enrichit de cet univers de moyenne montagne, de forêts et de lacs près des Pyrénées, de la maison rurale où vivait Jeanne et où David l’a rejointe, du château décati habité-hanté par un ermite ronchon friand de travestissement, d’une cabane à l’écart.

Des lieux, la montagne, la route, et des objets, la moto, hantés d’histoires. | Ad Vitam

Ces lieux ne sont pas des personnages, comme on le dit parfois de manière trop rapide, mais des chambres d’écho, des dispositifs d’invocation, comme dotés d’un pouvoir surnaturel.

Autour de Jeanne et David, certains objets mais aussi le châtelain, la maire du village et quelques habitants ont un statut comparable: ils contribuent, chacun selon sa logique propre, à intensifier ce qui s’active entre le frère et la sœur.

Un jeu triangulaire

Puisque c’est là que tout se joue, sarabande très physique et émotionnelle du jeune homme, trajectoire concertée et pas moins émotionnelle de la jeune femme. Tout se joue entre eux deux? Non, bien sûr.

Dans le miroir, aussi celui du film, qui voit quoi? | Ad Vitam

Tout se joue entre eux et le regard, et les attentes des spectateurs. Si Les Âmes sœurs est une aventure intense, c’est aussi et surtout dans les projections que chacun ne peut cesser d’opérer sur ce qui se joue entre eux deux.

Ludique, sensuel, mystérieux, émouvant, cet entrelacs d’affects et de manières de les faire exister pour l’autre s’incarne dans le jeu des deux interprètes, l’un et l’autre sur une corde raide, mais pas la même.

Vibrante finesse

Il y a quelque chose d’à la fois exemplaire et vertigineux dans la façon dont Noémie Merlant comme Benjamin Voisin donnent corps, voix, gestuelle, regard à ces deux manières d’affronter une crise dont les ramifications s’enfoncent au plus intime. (…)

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«Les Trois Mousquetaires: D’Artagnan», fougueux assaut

Athos (Vincent Cassel), Aramis (Romain Duris), Porthos (Pio Marmaï) face à l’aspirant mousquetaire: trois + un, tous pour le show.

Bien servi par ses interprètes, l’adaptation de la première moitié du roman d’Alexandre Dumas déploie les ressources d’un film d’action en costumes d’époque, avec une indéniable efficacité spectaculaire.

Le bidet n’est pas jaune. Dès la première image, l’affaire est donc entendue: en ne respectant pas la couleur de la monture de d’Artagnan, qui joue un rôle significatif dans la première scène du roman d’Alexandre Dumas, le film affiche d’emblée qu’il ne s’obligera à aucune fidélité rigoureuse à une des œuvres les plus célèbres de la littérature française.

Dès lors, un des plaisirs de la vision du film sera de jouer à percevoir en quoi il s’en éloigne et comment il lui reste éventuellement fidèle dans l’esprit sinon dans la lettre. Disons sans attendre que cette énième transposition sur grand écran (le site Sens critique en recense quarante-deux autres) remplit ce contrat aussi implicite que nécessaire: trouver le bon équilibre entre fidélité et adaptation au goût du jour.

La première manifestation du déplacement opéré est évidente dès ladite séquence d’ouverture. Il s’agit d’une brutalité un peu trash, qui concerne le réglage des combats –ça castagne d’emblée, et autrement violemment que la rossée administrée à d’Artagnan au début du livre. Ce déplacement vaudra aussi pour les apparences physiques, pour toute la gestuelle et en partie pour la diction des principaux protagonistes, ceux qu’il importe de rapprocher des spectateurs.

À certains égards plus réalistes, notamment en ce qui concerne la saleté, que l’imagerie associée aux romans historiques, cette matérialité des corps, des chocs, aussi bien que de la boue et du sang permet au film de Martin Bourboulon d’esquiver en partie la trop grande proximité avec les jeux vidéo désincarnés, plaie de la grande majorité des films d’action récents.

On se gardera ici de dévoiler les autres inventions narratives, et même parfois historiques, auxquelles recourt le film. Pour l’essentiel, elles trouvent leur place dans le déroulement d’un récit pas plus invraisemblable que le roman d’origine, et contribuent à la réussite de l’ensemble.

Clins d’œil et coups de force

Les Trois Mousquetaires, du moins cette première partie qui porte le nom du héros gascon (avant la seconde, labellisée Milady), bénéficie aussi de réussites dans le choix des interprètes comme dans la caractérisation de leurs personnages. Pour chaque membre du quatuor central se met en place un mixage de respect du profil et de variations en phase avec l’air du temps –pas tant d’Artagnan d’ailleurs que ses trois acolytes.

D’Artagnan (François Civil) en pleine action. | Pathé

Que leurs rôles soient tenus par quatre des acteurs français les plus connus produit d’ailleurs un effet bienvenu, la célébrité de l’interprète faisant écho à celle d’Athos (Vincent Cassel), Porthos (Pio Marmaï), Aramis (Romain Duris) et d’Artagnan (François Civil), en une sorte de clin d’œil complice aux spectateurs, sous les barbes mal rasées, les pourpoints boueux et les mœurs moins uniformément straight.

Outre l’apparence évoquant vaguement une héroïne manga-punk de Milady (Eva Green), qui ne fait, pour l’heure, que de brèves apparitions, le signe le plus marqué de transposition au goût du jour est assurément de faire de madame Bonacieux une personne racisée, jouée par la d’ailleurs excellente Lyna Khoudri.

Les deux rôles les plus impressionnants de ce premier épisode sont pourtant «secondaires»: il s’agit du couple royal, véritablement royal aussi par son interprétation, avec Vicky Krieps en reine et Louis Garrel en Louis XIII. Chacune et chacun à sa manière, elle et il ornementent leur personnage de subtilités qui n’excluent pas, bien au contraire, une forme d’humour vis-à-vis de ces êtres que l’histoire a statufiés.

Vicky Krieps (la reine Anne) et Louis Garrel (Louis XIII), couple véritablement royal. | Pathé

Ces clins d’œil de diverses natures, dans des registres légers ou allusifs, font un heureux contrepoint au recours à des coups de force scénaristiques comme à des passages à l’acte délibérément brutaux. (…)

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«Le Marchand de sable», funambule de l’urgence

Djo (Moussa Mansaly), au cœur de conflits compliqués, où se joue la vie de beaucoup de gens.

Le premier film de Steve Achiepo accompagne la course haletante d’un «homme de bonne volonté» pris dans un entrelacs de contraintes extrêmes, au risque de se perdre.

C’est arrivé. Ici. Il n’y a pas longtemps. Cela arrive aujourd’hui et arrivera demain. On en parle, beaucoup (et à juste titre) quand c’est en Europe, en Ukraine; encore pas mal quand des intérêts français sont menacés, et puis plus du tout. Air connu.

Il y a eu la guerre, là-bas, en Côte d’ivoire –et aussi en Centrafrique, au Mali, au Burkina, en Guinée, pour ne parler que de cette zone-là. C’est loin, aussi pour ce citoyen français, Djo.

Mais s’il est né en région parisienne, où il a grandi, où il travaille, Djo ne peut pas ignorer que sa famille est originaire de Côte d’Ivoire. Et la voilà qui arrive, la famille, pour une fête familiale; mais après, repartir, quand le pays est à feu et à sang?

Et puis d’autres, des voisins de là-bas qu’on connaît, puis d’autres, qu’on ne connaît pas. Des femmes, des hommes, des enfants, par dizaines, par centaines.

L’existence de Djo n’était pas facile, avec sa fille dont il essaie de bien s’occuper malgré la vie précaire, les relations tendues avec la mère de la gamine, les malentendus avec sa propre mère. Après, quand ça s’embrase à Abidjan, tout devient beaucoup, beaucoup plus compliqué.

Des réponses? Quelles réponses?

Il y aura des réponses, pas sûr que ce soit de bonnes réponses, mais qui avait une meilleure idée? Il y aura des bricolages, un peu limites mais qui se défendent, et puis qui se figent et se défendent moins bien, ou pas du tout.

Sylvia (Zélie Biyen), et sa maman, travailleuse sociale (Ophélie Bau), deux des multiples présences qui polarisent la vie de Djo. | The Jokers Films

Djo qui se démène, et autour de lui, ce tourbillon de vrais amis, demi-amis, faux amis, proches pas si proches, ceux et celles aux motivations diverses, aux manières de voir le monde différentes, sinon incompatibles. Aux contraintes et aux priorités variées.

Ainsi, autour de ce très beau personnage central qu’incarne Moussa Mansaly, le premier film réalisé par Steve Achiepo invente une manière dynamique de connecter de nombreux registres et de nombreux sujets.

Une dynamique sans répit

Autant que le travail de chauffeur-livreur où s’épuise Djo, c’est la mise en scène qui active ces circulations incessantes entre plusieurs situations de natures différentes, entre plusieurs modes de comportements, plusieurs systèmes de références, plusieurs tonalités de cinéma, de la chronique sociale au polar, et du drame familial à la géopolitique.

Différents liens amicaux, familiaux, d’intérêts, agissent et interfèrent. La manière dont le film les mobilise autour de Djo déjoue tous les simplismes, aussi bien ceux des clichés de cinéma que les explications réductrices de situations complexes et tragiques.

Félicité (Aïssa Maïga), forcée de devoir trouver sans cesse des solutions d’urgence. | The Jokers Films

Ainsi l’enjeu central du récit, celui des marchands de sommeil et des conditions catastrophiques du mal-logement, dont les migrants sont les plus fréquentes victimes, mais pas les seules, prend un relief bien plus riche de sens qu’une simple dénonciation ou un thriller enfermé dans les règles de son genre.

Il y a des mécanismes, humains, institutionnels, mais pas d’engrenage fatal. Il y a des choix, des aveuglements, des arrangements. Il y a aussi une inégalité de situations, d’autres systèmes de valeurs, qui n’annulent ni le droit ni la morale, mais s’y greffent, et incitent à les interroger, sans pour autant les renier. (…)

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«Tant que le soleil frappe», «Le Retour des hirondelles», «La Grande Magie», éclats du vivant

Au plus noir des difficultés de l’existence, le rire des deux paysans chinois éclaire la singularité de leur relation dans Le Retour des hirondelles.

Aussi différents soient-ils, les films de Philippe Petit, de Li Ruijun et de Noémie Lvovsky trouvent en eux-mêmes des ressources en prise avec de multiples formes d’énergie vitale.

Avec les congés scolaires en ligne de mire, ce sont pas moins de dix-sept nouveautés (et une flopée de reprises) qui arrivent sur les écrans ce mercredi 8 février. Parmi les nouveaux films, on dénombre au moins trois propositions singulières et qui méritent une attention dont on peut craindre qu’elles ne bénéficient pas, au milieu d’une pléthore de longs-métrages qui engendre plus de confusion que de désir.

Trois «petites musiques», absolument différentes les unes des autres, auxquelles il y a lieu de prêter l’oreille au sein de la cacophonie ambiante pour y découvrir à chaque fois un plaisir inattendu. Français ou chinois, ces films n’ont pas grand-chose en commun, et y chercher des ressemblances serait un exercice forçant le sens du hasard de leur date de distribution commune.

Il n’empêche: chacun à leur façon, ils témoignent des multiples manières dont le cinéma peut être travaillé de l’intérieur, pour le meilleur, par ses relations au vivant, tout le vivant –humain et non-humain. Et en tirer de multiples avantages.

«Tant que le soleil frappe», de Philippe Petit

La belle évidence qui s’impose d’emblée dans le premier long-métrage de fiction de Philippe Petit ne cessera de se révéler féconde tout au long du film. Mettre aussi explicitement un espace public –un terrain vague pourri en plein Marseille que les riverains veulent transformer en jardin– au cœur d’une mise en scène et d’un récit –mais surtout d’une mise en scène– est une très belle idée de cinéma, riche de rapports à l’espace et au temps, de conflits et de questions.

Ce jardin n’est pas le sujet du film, qui raconte l’histoire de Max, paysagiste accroché à ce projet et qui va rencontrer bien d’autres péripéties, émotionnelles, affectives, professionnelles et politiques. Mais l’idée de départ est toujours là, elle hante le film comme elle obsède son personnage principal. Et c’est, de façon tellement plus créative, quelque chose qui, comme un souffle, traverse la succession des séquences, tandis que s’organise la mise en place des rencontres, des défis, des stratégies, des trahisons.

 

Avec les édiles locaux, avec un architecte en vue, avec ses collègues du service des jardins de la ville, avec sa femme et sa fille aussi, avec les habitants du quartier de la porte d’Aix comme avec le footballeur vedette Djibril Cissé dans son propre rôle, ce sont des rapports toujours en mouvement qui ne cessent de s’activer, et qui donnent sa dynamique au film.

Jouant à la fois des codes du film de genre (film noir et western) et d’une étrangeté proche d’un fantastique teinté d’onirisme, Tant que le soleil frappe respire. Il le doit en grande partie à cette présence si particulière, et qui ne cesse de faire résonner les plans où il apparaît, de Swann Arlaud, depuis sa découverte dans Ni le ciel ni la terre (2015), sa reconnaissance dans Petit Paysan (2017) et récemment l’extraordinaire accomplissement qu’était son rôle dans Vous ne désirez que moi (2022).

À eux seuls, ces trois titres disent la diversité non seulement des personnages mais des approches, des rapports au monde qui habitent ce comédien étonnant, chez qui vibre une lumière enfantine, mais où se perçoivent à la fois une tension physique et une profondeur réflexive, un charme et une inquiétude qui peuvent à leur tour devenir inquiétants.

Ce que fait l’acteur dans ce film est décisif pour garder constamment ouvertes les possibilités, les échappées, au sein d’un scénario qui mobilisent tout en même temps des codes dramatiques connus, volontairement prévisibles.

 

La femme de Max (Sarah Adler) pourra-t-elle convaincre celui-ci (Swann Arlaud) des risques que son projet fait courir à sa famille comme à sa carrière? Et le veut-elle vraiment? | Pyramide Distribution

Cette dynamique dialogue de manière très suggestive avec celle, rare au cinéma, des possibilités narratives et imaginatives d’espaces aménagés, en l’occurrence les jardins imaginés par Max, pour le quartier déshérité comme pour la villa de luxe.

La plus belle réussite du film tient peut-être à la façon dont, sans y insister, il rend perceptible ce qui se propose, au présent et au futur, dans une organisation des parcelles, le choix des végétaux, la pensée des jeux de lumière et d’ombre, de couleurs et de rythmes. En filigrane, une belle suggestion du cinéma comme art du vivant.

Tant que le soleil frappe

de Philippe Petit

avec Swann Arlaud, Sarah Adler, Grégoire Oestermann

Séances

Durée: 1h25

Sortie le 8 février 2023

«Le Retour des hirondelles», de Li Ruijun

Il est d’abord plutôt mystérieux, le processus qui suscite intérêt, empathie, curiosité, envers les êtres et les situations qui apparaissent sur l’écran. De ce paysan chinois à la vie misérable, malmené et méprisé par ses proches, de cette femme victime de handicaps et de violences, de la manière dont leurs familles leur imposent un mariage dicté par l’avidité égoïste, puis de l’existence quotidienne de ce couple, rien a priori ne concerne un spectateur d’ici et maintenant.

 

Il sera d’autant plus beau et émouvant, le parcours qui inscrit du même mouvement obstiné ce récit dans l’universel des contes fondateurs et dans le réalisme matériel des travaux et des jours d’un homme et d’une femme, qui deviennent pas à pas plus familiers, plus proches, plus réels.

Le Retour des hirondelles est un drame aux multiples péripéties, avec moments lyriques, coups du sort, éclats de violence et instants de tendresse. Mais si son déroulement est loin d’être uniforme ou minimaliste, c’est pourtant bien sa manière d’accompagner des gestes, des durées, des textures, qui le rend si beau et touchant.

Le sixième film de Li Ruijun est d’abord et surtout une expérience qui se nourrit des sensations, du sentiment de la présence de la terre et du vent, du chaud et du froid, des temporalités du jour et de la nuit, du passage des saisons… Ainsi, l’histoire de la relation particulière qui se développe entre les deux déshérités unis par des forces qui les dominent mais ne peuvent les écraser, et de leurs multiples combats menés avec leurs armes à eux, devient cette épopée modeste et matérialiste, portée par un souffle d’une ampleur inattendue.

Le film se passe dans la Chine actuelle, pays désormais perçu, par lui-même et par le monde, comme une nation hyper-industrielle, définie par ses titanesques mutations urbaines et technologiques. La manière dont est ici rappelé, à mi-voix, que quelque 600 millions d’êtres humains peuplent toujours ses campagnes, souvent avec des modes de vie archaïques, relativise ce que le film pourrait avoir d’intemporel ou d’exotique.

Témoins de cette actualité, parmi les multiples obstacles qui se dressent devant le «cadet Ma» et sa femme Guiying, les aménagements du territoire décidés par la bureaucratie et la spéculation foncière ne sont pas moins menaçants que les intempéries ou les traditions inégalitaires. (…)

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«Les Survivants» et les ressources du film de genre

Samuel (Denis Menochet) et Chehreh (Zar Amir Ebrahimi), deux parcours différents, un même objectif.

Le film de Guillaume Renusson mobilise les codes du «survival» pour mieux décrire la violence des situations infligées aux migrants.

Le thème des migrations contemporaines vers l’Europe de l’Ouest et des conditions dans lesquelles elles ont lieu est devenu un sujet récurrent de films, de fiction ou documentaires. Le réseau Traces en a établi une liste significative, quoiqu’incomplète, et récemment, Ailleurs partout, Tori et Lokita, Les Engagés, ont contribué à ce sujet, en attendant Le Chant des vivants qui sort le 18 janvier. Sujet ô combien légitime et nécessaire face à des situations déjà dramatiques, et dont tout indique qu’elles vont l’être encore plus.

On sait que l’importance d’un «sujet» ne suffit pas à faire un bon film, ni d’ailleurs à susciter les réactions escomptées des spectateurs. Certains des titres évoqués précédemment ont trouvé de belles réponses cinématographiques à ce défi, mais la question demeure de multiplier les tonalités, les angles d’approche, les ressources de mise en scène pour faire vivre cet enjeu au-delà des cercles les plus mobilisés.

C’est à l’évidence ce qu’entreprend le premier long-métrage de Guillaume Renusson. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un survival, d’un film de survie, sous-genre du film d’aventure qui a toujours existé mais a connu récemment un essor conséquent en relation avec le succès de jeux télévisés, de jeux vidéo et de séries conçues sur le même motif.

Les deux personnages principaux du film sont en situation de survie, quoique pas du tout pour les mêmes raisons. Elle, jeune femme afghane ayant fuit l’oppression des talibans, tente de retrouver son mari qu’elle suppose en France, en franchissant en plein hiver des Alpes inhospitalières –a fortiori pour quelqu’un qui ne connaît pas les montagnes et n’est pas du tout équipé pour ce trajet.

Lui ne se remet pas de la mort de sa femme à bord de la voiture qu’il conduisait, ne sait plus parler à sa fille, et est monté s’isoler dans le chalet qui a été le havre du couple avant l’accident, sur le versant italien.

Brutalement traquée par la police, Chehreh s’introduit dans la maison où Samuel vient de s’installer, après avoir croisé en arrivant trois jeunes gens, deux Français et un Italien, appartenant aux «identitaires» qui traquent les migrants aux abords de la frontière.

Un triple avantage

Le film sera le long chemin de Chehreh et Samuel à travers les montagnes, les forêts, la neige, vers un hypothétique salut dans la vallée de l’autre côté. En inscrivant le récit dans les codes du survival, le film y trouve un triple avantage. (…)

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«Nos frangins» d’hier et d’aujourd’hui, une grande famille

La course de Malik (Adam Amara) tentant d’échapper à ceux qui vont le tuer

Associant archives et reconstitution, Rachid Bouchareb raconte l’histoire de deux jeunes Arabes tués par des policiers il y a trente-cinq ans, avec le présent en ligne de mire.

Le nouveau film de Rachid Bouchareb est entièrement consacré à des faits vieux désormais de près de 40 ans. Il n’en est pas moins directement en phase avec l’actualité sensible d’aujourd’hui, dans une de ses dimensions les plus problématiques.

La manière dont le cinéaste d’Indigènes convoque des événements situés sur fond de manifestations contre la loi Devaquet, et plus généralement contre le gouvernement Chirac-Pasqua au milieu des années 1980, est en effet clairement motivée par des considérations très actuelles.

 

Ces jours-là de décembre 1986, deux jeunes Arabes étaient tués par des policiers, l’un à Paris, l’autre en Seine-Saint-Denis (à Pantin). Le décès du premier, Malik Oussekine, tabassé à mort par des motards de la brigade motorisée à l’issue d’une manifestation à laquelle il n’avait pas participé, suscita un immense mouvement de colère et de chagrin.

Beaucoup plus discrète fut la réaction au meurtre d’Abdel Benyahia par un policier hors de ses heures de travail et ivre mort, ayant tiré avec son arme de service sur un garçon qui essayait d’empêcher une bagarre.

 

Le père d’Abdel Benyahia (Samir Guesmi) et son frère (Laïs Salameh) essaient de comprendre ce qu’il est advenu du garçon disparu le 5 décembre 1986. | Le Pacte

Le film associe de manière très efficace des actualités télévisées de l’époque et des scènes reconstituées avec des acteurs. Si le récit des faits est d’une grande sobriété, la manière de raconter vibre d’indignation tout au long de ce réquisitoire contre ces agissements de la police française, sur le terrain mais aussi à travers les organismes en principe chargés de la contrôler, et qui fonctionnent trop souvent en vue de protéger les policiers, quoi qu’ils aient fait.

Sortant en salle au moment de l’adoption de la nouvelle loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, qui comporte notamment un renforcement des unités dédiées à la répression, dites UFM, ce réquisitoire s’adresse très explicitement aux violences policières actuelles, à la revendication d’une présomption de légitime défense en faveur des policiers mêlés à des situations violentes.

Il s’inscrit dans une controverse sur la doctrine et les pratiques du maintien de l’ordre alors que les modes d’action répressifs ont connu ces dernières années une montée en brutalité inédite –au moins depuis la fin de la guerre d’Algérie.

 

Les brigades d’intervention motorisées supprimées après le meurtre de Malik Oussekine et aujourd’hui rétablies. | Le Pacte

Entre autres, le retour des brigades motorisées, désormais nommées BRAV-M et rétablies à l’occasion du mouvement des «gilets jaunes», celles-là même qui avaient été dissoutes après la mort de Malik Oussekine, font clairement partie des motivations d’un film qui, pour se passer en 1986, ne cesse de parler de sujets actuels. (…)

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«Mourir à Ibiza», inattendu conte d’étés

Volontaire mais désemparée, Léna (Lucile Balézeaux) en route pour l’horizon de sa propre existence, qu’elle peine à identifier.

Ce premier film de trois jeunes réalisateurs emprunte des chemins qui paraissaient prévisibles, et mène dans des directions aussi inattendues que réjouissantes.

Ce qui est bien, tout de suite, c’est de ne connaître absolument personne au générique –ni les réalisateurs, ni les interprètes. Assurément cela ne prouve rien, c’est juste la promesse d’une possible véritable découverte.

Promesse tenue, mais de manière paradoxale. Il y a eu, immédiatement, l’apparition de cette jeune femme, Léna, qui donne comme le premier élan au film par sa façon énergique, décidée d’aller… euh, bon, d’aller en vacances, à Arles, dans l’appartement d’un copain absent.

Soit pas vraiment la situation la plus palpitante. À défaut du copain Marius qui décidément n’arrive pas, voici le commis boulanger d’en face, sympa le gars Maurice, et aussi son pote Ali, qui fait le gladiateur dans les arènes pour les touristes et se la raconte beaucoup.

C’est charmant, estival, et puis on sait que ce n’est qu’un fragment de ce qui doit se produire, puisque le sous-titre annonce Un film en trois étés, et qu’on n’en est qu’au premier.

Donc Maurice est charmant, Ali un peu pénible mais ça va, ils se promènent avec Léna dans le vieil Arles, vont à une fête et à la feria, mais elle, elle attend toujours son Marius, qu’elle ne connaît pas (elle est comme nous avec le film) mais veut rencontrer vraiment.

Ali (Mathis Sonzogni), Maurice (Alex Caironi) et Marius (César Simonot) sont les trois amis de Léna, mais de quelle amitié? | Shellac

Ils n’ont plus 20 ans mais pas encore 30, il fait très chaud, maintenant Marius apparaît, on va aller se baigner et manger avec les parents très cool de Marius. On prend la voiture ou…

Ça va durer longtemps ces petites histoires d’amours estivales, où passent et repassent les fantômes rohmériens –Pauline à la plage, Le Rayon vert, Conte d’été? Oui et non.

Oui, puisqu’il n’y aura rien d’autre que ces instants, ces chassés-croisés, ces atermoiements, ces paroles à demi dites et ces gestes à demi effectués, au fil des épisodes (le second à Étretat, le troisième à Ibiza). Oui, au sens que ce qui n’arrive pas est au moins aussi important que ce qui arrive.

Mais non, pas du tout, justement parce que ce qui arrive n’est jamais ce à quoi on s’attend. Le trio de jeunes réalisateurs et leur quatuor d’interprètes traversent avec un côté ironiquement méthodique une kyrielle de situations convenues, pour sans cesse en déjouer le déroulement. (…)

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La déflagration «Saint Omer», plaidoyer pour un abîme

Laurence Coly (Guslagie Malanda), accusée, coupable, condamnée, mais encore bien davantage, que le vocabulaire juridique échoue à nommer et à comprendre.

À travers le regard d’une jeune écrivaine, le film d’Alice Diop reconstitue le procès d’une mère qui a tué son bébé, entrebâillant avec rigueur et émotion l’accès à de multiples mystères qui hantent les rapports à la féminité, à la maternité, à l’héritage colonial.

Elle entre. Et tout est changé. L’espace, le temps, l’usage de la parole. Le lieu est pourtant le plus codifié qui soit, le plus propre à cadrer la singularité des individus, et leur pouvoir de perturbation: une salle de tribunal.

Menottée d’abord, Laurence Coly est d’emblée porteuse de cette puissance de déplacement. Elle parle, d’elle et de ce qu’elle a fait: tuer sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur une plage la nuit.

Les mots, précis, tranchants, concernent moins le moment du crime que ce qui s’est produit avant, ou ailleurs. Ces mots déposent comme sur une table des éléments disjoints d’explication de l’inexplicable.

Elle parle de perte de contrôle et d’organisation bien réglée, de puissances occultes et des rapports avec ses parents, du père de l’enfant et du pays où elle s’est installée, elle la jeune Sénégalaise brillante promise à des études qu’elle n’a jamais faites. Ce qu’elle dit est tissé de dissimulation, d’honnêteté et d’incompréhension. Ce qu’elle ne dit pas est vertige.

Un point hors-champ

Elle est en scène, sous les regards de la juge, du procureur, du public. La seule qui ne la regarde pas –la disposition des lieux fait qu’elle lui tourne le dos– est celle qui a passé le plus de temps avec elle depuis son arrestation: son avocate. Beaucoup plus tard, celle-ci redira dans ses mots à elle, ceux d’un plaidoyer, une manière d’avoir affaire à ce qui s’est joué. Et ce sera foudroyant.

Dans le public se trouve la jeune écrivaine, Rama. Elle est venue de Paris, où elle enseigne la littérature, à Saint-Omer, assister au procès de Laurence. Elle n’a rien dit à son compagnon, père de l’enfant dont elle est enceinte.

D’origine sénégalaise, mais née en France, elle a éprouvé une proximité avec cette accusée au parcours pourtant à bien des égards différent. Dans cette ville pauvre du Nord, cette jeune Parisienne noire n’est, elle non plus, pas à la place où l’attendraient ceux qui la regardent.

Au tribunal, Rama regarde Laurence. Mais que regarde Laurence? Droite et ferme comme une funambule sur un fil invisible, elle fixe un point hors-champ, qui est comme l’épicentre de ce film-séisme.

Il n’y a pas de nom pour ce qu’elle a fait, pour les raisons et déraisons qui le lui ont fait faire, pour ce qu’elle a vécu. Elle est assurément coupable au regard de la loi, elle ne le nie pas, mais de tout ce qui a fait ce qui est advenu, qu’est-ce que cela dit?

Rama, elle, essaie de comprendre –à la fois les arrière-plans du parcours de Laurence, et ses propres motivations. Elle sait que ce sera partiel, et que les éléments ne raccorderont pas entre eux. Séisme émotionnel et politique, Saint Omer est aussi ce film-archipel, qui affirme fièrement son refus de tout bouclage. Les zones d’ombre, les clairs-obscurs, les éléments contradictoires y sont inévitables et nécessaires.

Rama (Kayije Kagame) et la mère de Laurence (Salimata Kamate) dans les rues de Saint-Omer entre deux audiences. | Les Films du Losange

Oui, il y a bien les enjeux de l’héritage colonial, ceux de la maternité, de la sororité, de la transmission, la question de l’emprise. Il y a les règles du jeu judiciaire et médiatique, le racisme, les inégalités matérielles et culturelles. Il y a, d’une manière ou d’une autre, la place du surnaturel, et assurément le pouvoir des mots. Et davantage encore.

L’espace d’un monde commun

Plus le film avance, plus l’accusée répond au procureur et à la juge, plus l’écrivaine qui l’écoute et la regarde est travaillée par ce qui dissemble et ce qui ressemble entre sa propre situation et celle de la femme dans le prétoire, plus le film se charge de mystères.

Mystères au pluriel, activés par le passé et le présent, les paroles et les regards, les angoisses qu’on peut dire, celle qu’on affuble de noms et celles que nul ne peut formuler.

Ce sont des réseaux de forces qui innervent le film, sans forcément se relier. Ce sont des questions, brûlantes ou glaciales, vibrantes ou plombantes, qui font partie de ce monde –notre monde commun.

Ce monde qu’habitent, aussi, toutes ces personnes très différentes qui figurent à la fin du film, et qui ont assisté à ce déploiement d’affects et de pulsions qui ont si puissamment affecté Rama, au point de finir par la terroriser.

Son personnage est un écho, fictif et stylisé, de la place tenue par la réalisatrice. Pas plus qu’on ne connaîtra le verdict du procès, on ne saura si Rama écrira son livre. Mais on sait sans l’ombre d’un doute qu’à ce que l’affaire criminelle a pu lui inspirer, Alice Diop a, elle, trouvé une manière de répondre: le cinéma.

Saint Omer part d’une situation précise, un fait divers réel qui a donné lieu à un procès (l’affaire Fabienne Kabou, jugée en 2016). Il est mis en film par une cinéaste qui a des raisons personnelles de se sentir concernée par cet événement, comme le savent tous ceux qui ont vu ses précédents films, jusqu’au récent documentaire Nous, qui fut un des événements du début de cette année.

La présidente du tribunal (Valérie Dréville) et l’avocate (Aurélia Petit). | Les Films du Losange

Et c’est très exactement de là, depuis cet espace dessiné par la véritable affaire, le parcours personnel de la réalisatrice, et les possibilités de la mise en scène de cinéma que s’élabore l’énergie singulière, et perceptible par quiconque, du premier film de fiction d’Alice Diop.

Ces possibilités de la mise en scène, ce sont par exemple le cadrage et les puissances du hors-champ comme celles d’instants de frontalité affirmée. Ce sont le montage et l’agencement des ellipses et des mises en parallèle, la ressource d’archives vidéo et l’articulation des intérieurs (le tribunal, la chambre d’hôtel, l’appartement de Rama et celui de sa famille) et extérieur. C’est la composition des couleurs et des lumières en intelligence avec ce que demande de singulier le fait de filmer des visages de femmes noires.

Quatre et quatre femmes

Et c’est, dans ce cas tout particulièrement, l’intensité et la subtilité de l’interprétation des quatre actrices qui portent toute l’émotion, la complexité et les mystères du film. (…)

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