Entre burlesque et tragédie, au détour du quotidien.
Le nouveau film d’Arnaud Desplechin est un vertigineux et bouleversant affrontement entre Alice et Louis, qui se haïssent d’amour.
C’est la guerre. L’ouverture du nouveau film d’Arnaud Desplechin est d’une violence inouïe. Pas de coups, pas d’échanges de tirs, pas de sang. Mais des mots, des regards, des gestes.
Un petit garçon est mort. Lorsque son père, en pleine veillée mortuaire, apprend la venue de sa sœur, il explose de haine contre elle. On ne sait pas exactement pourquoi et, malgré de multiples fragments revenant sur les épisodes de cette histoire familiale, on ne le saura jamais. Sans doute n’y a-t-il rien à élucider ici, juste à constater un état de rapports entre humains.
On trouvera peut-être indécent d’employer le mot «guerre» à propos de ce conflit entre une sœur et son frère, aussi extrême soit-il, quand la guerre –ce que signifie communément ce terme, des armées qui se tirent dessus– est à nos portes. Ou quand le paysage politique ne bruit que de virulences exacerbées, de colères sociales, d’urgences environnementales. Et cela s’entend.
Mais si, au contraire, ce qu’explore le film n’en était que plus ajusté, et plus brûlant? Ce n’est assurément pas de la géopolitique, encore moins de la psychologie. C’est, au plus exact point où une œuvre d’art a sa possible place, la mise en résonance d’affects, d’impulsions, de peurs, de représentations subies autant que voulues.
Arnaud Desplechin ne sait pas plus que quiconque comment résoudre les malheurs du monde. Il sait, il sent qu’ils ont aussi à voir avec des parts d’ombres intimes, des manières d’être et d’agir et de parler et de se taire, avec des angoisses qui définissent, parfois irrémédiablement, parfois mortellement, les façons d’exister, pour soi et avec les autres. Pas plus, mais pas moins.
Fuck la notoriété publique
Frère et sœur, qui sort sur les écrans ce vendredi 20 mai, le même jour où il est présenté en compétition à Cannes, est un film bouleversant. Foudroyant de justesse et de brutalité. Ce n’est pas un film aimable, pas un film cool.
Non sans orgueil, il revendique sa tension palpitante de vie, son absence de compromission avec les mièvreries explicatives –au rang desquelles figurent, évidemment, les éléments que chacun se plairait à repérer avec ce qu’on sait, mal, incomplètement, mais surtout à côté de la plaque («la plaque», c’est le film, c’est l’acte de cinéma) de sa vie personnelle.
Alice (Marion Cotillard), enfermée dans sa haine et dans la souffrance de sa haine. | Le Pacte
Oui, le réalisateur, natif de Roubaix, comme ses personnages, a lui aussi une sœur, Marie Desplechin, écrivaine connue, avec qui il serait de notoriété publique qu’il ne s’entend pas. Et oui, il a été en conflit avec son ancienne compagne, Marianne Denicourt, et il y a eu procès pour empêcher un film d’exister, un livre de paraître –situations qui réapparaissent dans le film. Et alors? Fuck la notoriété publique! Regardez le film!
Les artistes font ce qu’ils font à partir de ce qu’ils ont, dont leur vie et leur histoire, la belle affaire. Frère et sœur est aussi bien une adaptation de Laclos que de Faulkner. Et il s’inscrit dans une lignée radicale et brûlante, où le nom d’Ingmar Bergman scintille d’un éclat noir. Et aussi un peu Cassavetes, littéralement cité. Tout cela n’a aucune importance.
Tout ce qui compte, c’est Alice, et c’est Louis. Alice qui continue son métier d’actrice de théâtre; Louis qui ne veut plus être écrivain et s’est réfugié dans la montagne avec sa femme et leur chagrin. Ce qui importe, c’est la souffrance de chacune et de chacun, les mille sentiers pour parcourir ce qui éloigne et qui, peut-être un jour, écrase, ou rapproche.
Un mouvement, un regard
Ce qui importe, c’est chaque mot et la vibration de chaque mot. C’est le mouvement de la comédienne Alice montant dans sa voiture au sortir d’une représentation comme d’un calvaire, sans écouter la spectatrice éperdue d’admiration, c’est la lumière folle dans le regard de Louis, quand son ami vient l’extraire de sa retraite. Parce que les tragédies, voyez-vous, ont fâcheusement tendance à s’ajouter aux tragédies. (…)