À voir au cinéma: «Pompei», «L’Arbre de la connaissance», «Franz K.», «Dossier 137»

Surprises et émerveillements de la semaine, comme pour le personnage de Gaspar (Rui Pedro Silva), dans L’Arbre de la connaissance, conte inventif d’Eugène Green.

Puissances poétiques du documentaire selon Gianfranco Rosi ou de la fable selon Eugène Green, vertus de la perturbation du biopic par Agnieszka Holland ou enquête soignée sur un état de la France par Dominik Moll déploient de multiples ressources fécondes du cinéma.

«Pompei, Sotto le Nuvole», de Gianfranco Rosi

D’abord, l’évidence du noir et blanc, somptueux. Et presqu’aussitôt, en montrant un écran de cinéma où d’autres images, plus anciennes, des lieux –le Vésuve, Naples et ses environs, Pompéi et Herculanum– l’affirmation à la fois de la puissance unificatrice et de la puissance réflexive de ce même noir et blanc. Pas du noir et blanc en général, de celui-là.

Puis ce petit train de banlieue, qui circule dans toute cette zone et devient immédiatement une macchina da presa, une machine de prise (de vue) comme les Italophones nomment les caméras. Ce transport en commun fonctionne comme dispositif cinématographique, qui scandera les différentes séquences.

Il rappelle cet autre mouvement circulaire, le long du périphérique romain, le Grande Raccordo Anulare (GRA), que désignait le titre d’un précédent film du cinéaste italien Gianfranco Rosi, Sacro GRA, salué d’un Lion d’or mérité à la Mostra de Venise 2013.

Beauté et choix formels, interrelations entre des êtres, des situations et des époques d’ordinaire distinctes, mouvement englobant et attention aux détails: ce seront les ressources mobilisées par le grand documentariste transalpin pour composer… quoi exactement?

Pas un portrait, ni vraiment une cartographie de cette région qui contient le célèbre volcan, toujours prêt à s’éveiller, la proximité de la métropole napolitaine, plusieurs des sites archéologiques les plus connus au monde. La multiplicité des manières de les approcher contribue à la richesse vive du neuvième long-métrage de l’auteur de Fuoccoamare (2016); richesse d’autant plus vive que le film ne prétend à aucune totalisation, aucun bilan.

Sous le signe poétique des nuages qui, selon Jean Cocteau, naîtraient tous de la bouche du Vésuve et qui sont ici non pas source d’imprécision mais invitation à la légèreté et à la mobilité, agents de liberté comme ils le furent jadis, dans la même région, pour Pier Paolo Pasolini, Pompei, Sotto le Nuvole est un voyage et une aventure.

Voyage dans les tunnels creusés par les tombaroli, ces voleurs d’antiquités popularisés il y a peu par Alice Rohrwacher (La Chimère, 2023), mais cette fois du côté de celles et ceux qui enquêtent sur leurs méfaits. Aventure avec cette magnifique archéologue qui explore les réserves du musée des antiquités, réserves peuplées d’innombrables objets «mineurs», exclus des espaces d’exposition.

Fantasmagorie et hyperréalisme au QG des pompiers, où des hommes et des femmes admirables de calme, d’écoute et de précision attentive répondent aux appels des angoisses et des fantasmes des citoyens dans cette zone sismique. Celles et ceux qui en ont les moyens habitent ailleurs.

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l'état de la région, l'état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Capture d'écran Météore Films via YouTube

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l’état de la région, l’état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Météore Films

Splendeur modeste du labeur quotidien de cet homme âgé qui, chaque jour, accueille les gamins des rues, les initie en riant et en grondant à l’amour des textes, des histoires, de la curiosité.

Étrangeté savante et comme enchantée de ces chercheurs japonais dans les ruines d’une villa romaine, tandis que prolifèrent en ramifications les textes antiques, les chroniques contemporaines, les paroles savantes ou gouailleuses, mystiques ou épuisées d’un peuple infiniment composite, composé d’autochtones et d’étrangers, de vivants et de morts, d’humains et de non-humains. Entre eux circulent des flux que la caméra et le montage rendent sensibles.

L’histoire longue est là, la religion, la science et l’actualité au fond des cales immenses des cargos qui apportent le blé qui fera la pizza et la pasta, ce blé d’Ukraine que vont chercher sous les bombes russes les rescapés syriens d’une autre guerre (où les bombes russes ne manquaient pas), aujourd’hui marins d’une mondialisation impitoyable au péril de leur vie. Devant la caméra de Gianfranco Rosi, ils sont comme des héros antiques, ces humains d’aujourd’hui.

Cette caméra est comme la lampe torche avec laquelle Maria Morisco, conservatrice au musée archéologique national de Naples, parcourt les sous-sols en affirmant qu’avec un seul rayon de lumière dans l’obscurité, on voit mieux –du moins, on voit mieux ce qui importe.

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l'histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l’histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Partout dans la ville, des appareils de détection et des capteurs surveillent: les fumerolles, les teneurs en gaz dangereux, mais aussi les fièvres sociales, les angoisses, les savoirs et les ignorances. Toutes ces données s’affichent sur des gigantesques assemblages d’écrans vidéo, images et graphiques de la protection et du contrôle.

Gianfranco Rosi les filme, comme il écoute la voix de Pline le Jeune décrivant l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., meurtrière fondation d’un site archéologique et poétique qu’on ne cesse de redécouvrir. Le documentariste italien incarne le contraire de cet appareillage panoptique et glacial, utile et menaçant, que matérialisent les murs d’écrans. Lui suit des lignes de vie entrecroisées, comme une diseuse de bonne aventure suivrait les lignes de la main. Non pas pour prédire l’avenir, mais pour approcher la sensibilité d’un vivant, local et au présent, collectif et particulier, inscrit dans le vaste monde et l’histoire au long cours.

Pompei, Sotto le Nuvole
De Gianfranco Rosi
Durée: 1h52
Sortie le 19 novembre 2025

«L’Arbre de la connaissance», d’Eugène Green

Poursuivant son chemin singulier qui l’avait déjà mené au Portugal, Eugène Green, cinéaste français d’origine états-unienne (il tient –à juste titre– à refuser l’abus de langage impérialiste qu’est l’utilisation du terme «américain»), invente comme en marchant une fable joueuse.

Le parcours est celui d’un adolescent de la banlieue de Lisbonne, Gaspar, auprès de qui surgiront ogre et sorcière, reine vengeresse surgie du passé et animaux issus de métamorphoses magiques. Il y a des gags et des rêveries, des coups de théâtre et des souvenirs d’autres légendes, d’autres contes.

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Entouré des figures qui semblent sorties d’un opéra baroque, y compris lorsqu’elles sont vêtues comme des ados contemporains, dénonciation virulente des ravages du tourisme sous l’effet de la barbarie venue d’Outre-Atlantique, le poème souriant et vif –malgré ses apparences de rituel d’un autre âge– s’épanouit sous l’effet d’un sortilège dont le nom est si connu qu’il passe pour obsolète.

Ce sortilège, qui est la seule richesse dont dispose ce film aux bricolages revendiqués, s’appelle la beauté. Elle est partout, elle est munificente, elle est vibrante et fiable comme la plus ancienne et la plus assurée des formules magiques.

C’est par elle, grâce à elle que depuis vingt-cinq ans et onze longs-métrages, le cinéaste qui est aussi romancier, essayiste et poète, suscite au coin des rues des grandes villes d’Europe, dans les appartements de banlieue et les palais de l’histoire, des invitations à rêver et à penser. Toutes ces expérimentations n’eurent pas le même aboutissement, mais lorsqu’une d’elles trouve –comme c’est ici le cas ici– le juste rythme et la légèreté de touche, c’est, oui, un enchantement.

L’Arbre de la connaissance
De Eugène Green
Avec Rui Pedro Silva, Ana Moreira, Diogo Dória, João Arrais, Leonor Silveira, Maria Gomes, Teresa Madruga
Durée: 1h41
Sortie le 19 novembre 2025

«Dossier 137», de Dominik Moll

Il y a, d’abord, l’effet d’écart temporel, évident dès les premières minutes, montages de photos prises sur les lieux. Quoi? Nous avons vécu ça? Chez nous? Il y a moins de dix ans?

«Ça», c’est le mouvement des «gilets jaunes» et en particulier les émeutes sur les Champs-Élysées et alentour, en novembre et décembre 2018. Depuis, le Covid-19, les guerres en Ukraine et dans la bande de Gaza, la réforme des retraites, une dissolution de l’Assemblée nationale, l’élection de Donald Trump, les batailles picrocholines entre député·es ou même la commémoration du 13-Novembre ont contribué à reléguer dans un passé qui s’estompe déjà l’ensemble des événements extraordinaires qui se sont produits alors, sous des formes différentes partout en France, mais entre autres dans la capitale.

Documentaires ou fictions, il existe une filmographie conséquente consacrée aux «gilets jaunes»: ce site en recense vingt-trois, tous documentaires, et il n’est pas exhaustif. Mais une part de l’effet que produit le nouveau film de Dominik Moll, qui a été un des titres en compétition officielle au Festival de Cannes cette année, tient à l’éloignement dans le temps et surtout dans la mémoire collective, et à la force qu’il imprime à ce qu’il faut bien appeler un retour du refoulé.

L’autre ressort majeur, peu fréquent dans ce genre de film politico-policier, tient à la manière dont est raconté ce que fait concrètement la commissaire enquêtrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, ou «police des polices»), interprétée par Léa Drucker, dans cette «fiction inspirée de faits réels», comme en avertit un carton au début. (…)

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