«Sous le ciel de Koutaïssi», «La Légende du roi crabe», «Les Poings desserrés»: il était trois fois – ou bien plus

Une musique secrète, un soufle ludique et magique. Ani Karseladze dans Sous le ciel de Koutaïssi.

Venus du sud et de l’est de l’Europe, trois films parmi les sorties de ce mercredi 23 février mobilisent chacun à sa façon les ressources du conte, nous emmenant sur des chemins aussi singuliers que passionnants.

«Sous le ciel de Koutaïssi» d’Alexandre Koberidze

Que ça fait du bien! Du bien? Il existe désormais une catégorie publicitaire, le «feel good movie», promesse de se détendre et de se distraire sans risquer d’avoir à subir ces punitions: s’étonner, réfléchir, découvrir. Ce sont des films qui garantissent qu’absolument tout se passera comme prévu, comme déjà connu, balisé, digéré par le conformisme et les préjugés dominants. Sous le ciel de Koutaïssi est exactement le contraire.

Le deuxième long-métrage du jeune réalisateur géorgien est un film qui ne cesse de réjouir, surprendre, faire sourire, faire en rêver, alors que rien, absolument rien ne s’y passe de manière prévisible –y compris sa chute, inattendue parce que jouant soudainement à être conforme au principe de tout conte qui se respecte.

C’est qu’il ne s’agit pas ici de faire le malin avec des transgressions exhibées comme des oriflammes et des provocations bariolées. Il est plutôt question, pas à pas, sourire après sourire, attention à un détail après attention à un autre détail, de se raconter une histoire pour le bonheur de raconter, et d’être destinataire d’une histoire.

Dans la ville géorgienne de Koutaïssi, donc, il y aura ainsi deux jeunes gens qui tomberont amoureux, des forces magiques maléfiques ou bénéfiques entièrement matérialisées dans les objets quotidiens, la Coupe du monde de foot, le tournage d’un film, des chiens tifosi en désaccord sur le meilleur endroit pour regarder les matchs, des enfants, un patron de bistrot philosophe, les rues et les parcs et les ponts sur la rivière et des glaces et de la bière.

Une vraie superproduction, donc, avec des effets spéciaux du tonnerre, dont l’un des plus spectaculaires consiste en une grande tablée de pâtisseries manifestement succulentes, inventées pour le seul plaisir de les montrer –et veut-on croire, pour le plaisir de les manger pour ceux qui ont fait le film.

Attention, plusieurs personnages importants figurent sur cette image. | Damned Films

Un tel film ne peut avoir été réalisé que dans un état de douce euphorie, qui illumine en particulier les visages et les corps de ses protagonistes, c’est-à-dire d’abord des quatre acteurs qui jouent les deux personnages principaux. Mais cela vaut aussi pour un ballon qui rebondit dans la cour, un livre qui tombe, les tourbillons du fleuve, un ado endormi, la lumière des phares sur du feuillage.

Affaire de regard, bien sûr, affaire de tempo aussi, de capacité à voir le déroulement du quotidien, dans sa banalité et ses micro-étrangetés, comme une sorte de ballet des êtres, vivants ou pas. En témoignent, notamment, quelques-unes des meilleures images de football jamais filmées.

Le cinéma muet, surtout burlesque, l’héritage de Jacques Tati, la mémoire des premiers films de Nanni Moretti et les influences d’un cinéma en mineur, parfois génialement en mineur venu de cette partie du monde, à commencer par celui d’Otar Iosseliani, alimentent comme mille ruisseaux cette manière de raconter, de montrer. Les deux voix off, celle du conteur et la musique, participent de cette opération de très simple et très puissante magie, qui distille un rare et authentique bienfait: le bonheur d’être au cinéma.

«La Légende du roi crabe» d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis

Également dans le registre du conte, mais sous une forme plus âpre, voici le, ou les récits de La Légende du roi crabe. Le ou les? Il y a cette histoire, que se racontent les uns les autres, et se chantent parfois les chasseurs, de nos jours, dans une auberge de campagne. Mais, située à la fin du XIXe siècle, l’histoire de Luciano est contée en deux parties, que rien d’autre que ce personnage commun ne relie.

Et les chasseurs-conteurs sont aussi des personnages d’une histoire, qui est peut-être celle que raconte vraiment le premier film de fiction d’un auteur à son tour dédoublé, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis.

Il fut donc une fois dans un village du centre de l’Italie, il y a plus d’un siècle, un fils de médecin, original rebelle et grand buveur, qui trouva moyen de défier le noble local et de tomber amoureux d’une jeune femme qui ne lui était pas destinée, bien qu’elle soit tout à fait d’accord. (…)

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«J’étais à la maison, mais…», les promesses et la grâce

Astrid (Maren Eggert) et ses enfants.

Danse aérienne et très concrète, ouverte sur une infinie richesse de sens, le nouveau film d’Angela Schanelec semble se réinventer à chaque plan.

D’abord la montagne, le lapin, le chien qui le poursuit. Puis dans la maison abandonnée, les mêmes, autrement, et l’âne. C’est le souvenir d’un conte, pas son illustration. La beauté est là, d’emblée. Tout est ouvert.

Puis ce garçon, 12 ou 13 ans, qui sort du bois, attend dans la ville. Il est sale, et silencieux. Plus tard, arrivé à son collège, il retrouve sa mère, bouleversée qu’il soit là –on comprend qu’il avait disparu. À la maison, il y a aussi sa petite sœur.

Angela Schanelec a ce talent rare de filmer chaque séquence comme si tous les enjeux d’un film y étaient condensés. Intensément présents sans avoir besoin d’être formulés. Comme si, également, tout pouvait s’arrêter juste après.

Philip est rentré à la maison. Il adviendra bien d’autres événements dans le huitième long-métrage de cette autrice dont les vingt-cinq ans de présence sur les écrans s’étirent en pointillés disjoints de longs silences, huit films qui composent une œuvre à la fois d’une extrême intensité et d’une matière qu’on dirait presque impalpable.

Le courage de la poésie

Au collège et au musée, dans la rue et à la maison, de conflits en purs instants de grâce comme la danse commune de la mère et de ses deux enfants, c’est même une sorte de feu d’artifice de questions ouvertes, de rapports humains, de fragments de désir, de peur, de besoin.

Ils se manifestent par les gestes et par les mots, par les objets (un vélo qui marche mal, une couronne en carton, un bandage taché de sang) et par les lumières, par leur immédiate matière et par les souvenirs qu’ils invoquent.

Il y a une vaillance, une témérité même, dans l’assurance apparente avec laquelle la cinéaste s’élance, plan après plan. Dans la tension singulière d’une situation, toujours banale dans ses composants matériels, toujours électrisée par la manière de filmer.

Par la manière, aussi, qu’ont les acteurs –qui sont surtout des actrices– d’habiter le cadre, qu’il s’agisse d’une explosion de rage de la mère contre ses rejetons qui réagissent en cherchant davantage à la consoler de sa propre colère qu’à s’en défendre, d’un long monologue sur les manières légitimes ou pas d’employer les acteurs, d’un moment solitaire, onirique, et sans parole dans une piscine monumentale comme un palais.

Un prince du Danemark dans les rues piétonnes de Berlin, au crépuscule. | Shellac Distribution

Dans la classe, les élèves jouent Hamlet, quelque fois les scènes débordent, au supermarché, dans la rue. Chez Angela Schanelec, les doux princes mélancoliques ne sont pas que des figures de théâtre.

Ce sont les profs qui, lorsqu’ils ne somnolent pas au moment de décider de l’avenir des enfants, se battent puérilement avec les épées de carton, que nulle potion empoisonnée ne risque ici de transformer en tragédie. Alors qu’avec les enfants…

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«La Croisade», conte souriant pour temps de catastrophe

Joseph (Joseph Engel) et un ami, en route vers un projet hors norme.

Le film de Louis Garrel trouve le juste ton pour évoquer en finesse la révolte d’une génération contre la destruction de la planète.

Un couple de bourgeois parisiens dépouillé par leur propre fils d’une douzaine d’années, c’est le point de départ de cette comédie familiale aux tonalités très singulières. Joseph a vendu les robes chics de sa maman (Laetitia Casta) et les montres ridiculement chères de papa (Louis Garrel). Papa et maman ont beau être des parents modernes, ouverts, cool, ils ne sont pas contents. Pas du tout.

Mais Joseph n’en tient aucun compte. C’est qu’il a un plan, un plan secret, ambitieux, aussi urgent que difficile à mettre en œuvre. Et il n’est pas le seul.

Ainsi démarre cette aventure souriante et vive, qui a l’immense mérite de chercher, et le plus souvent de trouver un ton léger pour parler du plus grave des problèmes actuels, du plus communément partagé, mais trop souvent pour l’évacuer ou le marginaliser: la tragédie environnementale en train d’anéantir des milliers d’espèces et de menacer toutes les formes de vie à la surface de la Terre.

Le titre évoque bien sûr la Croisade des enfants historique, et ce sont bien, là aussi, des gamins qui se mobilisent pour transformer en profondeur les comportements et modifier la situation climatique.

Quelques mois avant Greta

Jean-Claude Carrière en avait soufflé l’idée à Louis Garrel quelques mois avant que Greta Thunberg ne vienne incarner cette insurrection pacifique d’une jeune génération moins aveugle et moins hypocrite que les plus âgées. Dans le film, les enfants ne se contentent pas de protester, ils passent aux actes.

Les parents (Louis Garrel et Laetitia Casta) confrontés aux conséquences de l’engagement de leur fils. | Ad Vitam

La Croisade enchaîne les péripéties qui mêlent aventures des ados, embardées vers le conte et le fantastique, et moments d’alerte plus réalistes quant à la proximité de menaces que le Covid s’est chargé, depuis le tournage du film, de rendre parfaitement crédibles.

Avec une bonne dose d’autodérision envers celui qu’il interprète à l’écran et aussi de ce dont il est une figure connue, et avec une forme d’affection respectueuse pour les personnages les plus jeunes, Louis Garrel trouve pour son troisième long métrage comme réalisateur le juste ton, celui d’une modestie stylistique qui renforce la pertinence de sa proposition.

D’autres chemins

Ce parti pris de la petite forme, de la brièveté (1h06), du clin d’œil et du refus de toute emphase fera aisément passer La Croisade pour une œuvre mineure. C’est mal voir qu’elle explore au contraire de manière audacieuse d’autres chemins que le pamphlet militant ou la prophétie catastrophiste. (…)

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«Où suis-je?» de Bruno Latour, un conte pour mordre sur nos habitudes de pensée

Bruno Latour durant la conférence-performance Inside mise en scène par Frédérique Aït Touati. | Capture d’écran via zonecritique.org

Le nouveau livre du philosophe poursuit sa réflexion pour répondre à l’état climatique actuel, à la fois aggravé et éclairé par la pandémie.

Il était une fois un philosophe qui avait appris à faire de ses expériences quotidiennes l’occasion de mieux réfléchir, et de mieux partager ses réflexions. Aussi lorsqu’il lui advint, comme à nous tous et toutes, cette aventure hors norme de vivre par temps de pandémie et d’enfermement généralisés, il en fit in petto à la fois la matière d’un nouvel approfondissement de sa pensée au long cours, et le ressort d’un conte à sa façon.

Au long cours, assurément, la réflexion menée par Bruno Latour depuis quarante ans, faisant de lui une des figures majeures de cette discipline associant enquête sociologique et théorie qu’on appelle STS, pour Science and Technology Studies, en anglais dans le texte tant l’essentiel de la réflexion en ce domaine s’est construite dans le monde anglophone.

Il a en particulier joué jadis un rôle central dans le développement de la théorie de l’acteur-réseau, ressource décisive pour penser l’ensemble des mutations de la fin du XXe siècle et du début du suivant, entre autres les essors du numérique et la mondialisation.

Long cours et actualité

Lui dont le premier ouvrage paru (d’abord aux États-Unis) s’intitule La Vie de laboratoire – La Production des faits scientifiques n’est pas le plus mal placé pour réfléchir à propos de la situation actuelle, qui a soudain vu les thèmes nommés par ce titre occuper le centre des préoccupations communes, et la une de tous les médias de la planète.

Son nouvel ouvrage, Où suis-je? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (éditions La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond) s’inscrit explicitement dans cette trajectoire jalonnée d’un grand nombre d’ouvrages, dont les décisifs Nous n’avons jamais été modernes (1991) et Enquête sur les modes d’existence  (2012), qui ont permis de regarder différemment toute l’histoire des idées et des actions qui ont marqué les trois derniers siècles. Cette ample réflexion selon des angles nouveaux a procuré à Latour une considérable reconnaissance (il est depuis longtemps un des penseurs les plus fréquemment cités, traduits, et honorés d’une foule de récompenses prestigieuses) dans le monde entier… sauf en France, où la nouveauté de ses travaux a longtemps buté sur ce qu’il faut bien appeler un certain conformisme intellectuel.

Les choses ont commencé de changer lorsque cette réflexion de longue haleine s’est en grande partie polarisée autour de la catastrophe climatique, à mesure que celle-ci commençait d’occuper une place plus importante dans les préoccupations des équipes de recherche, des politiques et de l’ensemble des citoyens.

Le livre Où suis-je? se trouve ainsi à la fois dans le prolongement de la réflexion d’ensemble de son auteur, en phase avec l’actualité du Covid-19 et du confinement, et une suite directe aux deux précédents ouvrages, Face à Gaïa et Où atterrir?.

Ceux-ci sont en effet des contributions majeures pour faire face à ce que Latour appelle le nouveau régime climatique, formule désignant aussi bien les conditions objectives affectant les températures, les océans, la biodiversité, les migrations, que les modes d’organisation et d’action politiques et les cadres de pensée mobilisés pour tenter d’y répondre.

Écrit au cours de l’expérience de la pandémie, en recyclant (vive le recyclage!) à l’occasion plusieurs articles publiés à chaud en 2020, le petit livre qui paraît aujourd’hui en synthétise et dans certains cas en étend la réflexion, il est aussi exemplaire dans ses choix d’écriture et de composition.

Bienveillance du conte

S’adressant parfois à son petit-fils, auquel est dédié le livre, Bruno Latour y adopte le ton d’un conte, un conte philosophique à la fois joueur et érudit, prenant appui sur un autre conte, la nouvelle fantastique La Métamorphose de Franz Kafka.

Convoqué par Latour, le pauvre Gregor Samsa qui se trouve un matin transformé en cancrelat ou en cafard devient du même mouvement la métaphore de notre statut de confinés et le héros d’une aventure (d’ailleurs fidèle à l’esprit du texte de Kafka) de renversement général des perspectives.

Déclinée en treize brefs chapitres, cette aventure est narrée avec une grande simplicité de vocabulaire, des images que chacun peut se représenter, et une sorte de bienveillance amusée. Ce ton familier, à la fois amusé et affectueux, permet à l’auteur, maître conteur, de déployer peu à peu un ensemble de propositions absolument vertigineuses, sans que ces déplacements saisissent d’effroi.

L’effroi serait pourtant bien compréhensible, tant ce qui se joue là est en vérité de l’ordre du séisme de première magnitude. Et c’est précisément cet effroi, cette paralysie et cette angoisse qui suscitent tant de réactions destructrices et autodestructrices, qu’il importe à Latour d’éviter, lui qui ne cesse en bon héritier de la philosophie pragmatiste de promouvoir le pas à pas, le suivi attentif des cours d’action et des puissances d’agir.

Zone critique

Au cœur de ce bouleversement se trouve… «quelque chose», chose que nous ne savons pas nommer, faute d’avoir jamais pensé vis-à-vis d’elle. Dans les précédents livres, Latour l’a appelée Gaïa, reprenant le terme promu par l’astrophysicien et chimiste James Lovelock mais conscient des malentendus dont reste porteur ce terme, entaché de mythologie et de soupçon de pensée magique.

Dans Où suis-je?, Latour préfère le mot plus trivial de Terre (avec une majuscule), pour désigner l’ensemble des processus et des systèmes qui permettent en permanence la reproduction et les évolutions du vivant.

Cet ensemble n’est pas la planète Terre telle qu’on se la représente mais la combinaison de tout ce qui existe dans cette mince couche qui se trouve à sa surface, dans les 2 ou 3 kilomètres au-dessus et dans les 2 ou 3 kilomètres au-dessous, et qu’il nomme, empruntant le terme aux géologues, la zone critique.

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«Jinpa» et «Sortilège», ô pays des merveilles!

Quand les regards racontent mieux que les paroles. Une image de Sortilège. | via Potemkine Films

L’un et l’autre magnifiques, aux confins du rêve et du monde le plus concret, le film de Pema Tseden et celui d’Ala Eddine Slim sont des invitations au voyage, par les chemins enchantés du cinéma.

Que sa langue se fige dans sa bouche, que ses paupières tombent en cendres, celui qui osera encore dire qu’il n’y a plus aujourd’hui de belles découvertes au cinéma. Ce seul mercredi 19 février, ce sont deux films magiques, venus l’un du Tibet chinois, l’autre de Tunisie, qui sortent sur les écrans français. De manière à chaque fois très singulière et qui pourtant se fait écho, l’un et l’autre par sa beauté mystérieuse font vibrer émotions et pensées.

«Jinpa»

Ce désert de pierres et de poussière où roule sans fin un camion brinquebalant, c’est quelque part sur les hauts plateaux tibétains. Mais c’est aussi, d’emblée, un paysage onirique, un monde épuré, un territoire de légende.

Et ce type costaud qui conduit le camion est un routier à l’apparence pas commode, et tout de suite aussi un personnage de conte, mi-ogre mi-chevalier errant.

Il est bien humain, il a femme et enfant, il s’arrête pour se soulager quand il en a besoin, et pourtant son mutisme et sa présence physique émettent un rayonnement qui dès les premiers plans débordent de toutes parts le seul réalisme de la situation, sans le détruire.

Et lorsqu’avec son blouson de cuir et ses amulettes d’argent et d’ambre le bonhomme entonne à pleine voix une improbable version tibétaine d’O Sole Mio, il est acquis que tout peut arriver sur cette route, et dans le déroulement du film à peine commencé, déjà d’une impressionnante présence.

Le type du camion s’appelle Jinpa. Un aigle et un mouton écrasé plus tard, un autre type, sorti lui aussi de ce nulle part infini que traverse le poids lourd, montera dans le camion.

Jinpa et Jinpa sont dans un camion. | via ED Distribution

Il a des habits plus traditionnels, et porte un long poignard ouvragé. Lorsque ces deux-là finiront par s’adresser la parole, il s’avèrera que lui aussi s’appelle Jinpa. Il va dans le bourg voisin, tuer quelqu’un qu’il ne connaît pas.

Qui s’intéresse à ce qui advient de riche et singulier sur les grands écrans du monde connaît le réalisateur de ce film, Pema Tseden. Celui-ci a sans doute d’abord attiré l’attention à cause de son pedigree: cinéaste tibétain.

Mais au moins depuis Tharlo (2015), son premier film distribué en France mais son quatrième long-métrage, au-delà de son origine –qui lui a valu les mauvais traitements du pouvoir chinois– on a commencé de s’apercevoir de la puissance et de la singularité de son talent. L’une des meilleures manifestations dédiées aux cinémas d’Asie, le Festival de Vesoul, vient d’ailleurs de lui rendre un hommage aussi appuyé que justifié, en présentant ses neuf films (dont le suivant, l’étonnant Balloons découvert au récent Festival de Venise).

Avec Jinpa, ce chantre inspiré des paysages de son pays, et des mœurs et croyances actuelles de ses habitants, atteint de nouveaux sommets de beauté et d’émotion. (…)

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« Avant l’aurore » voyage au bout des ombres

Mirinda (David d’Ingeo),

Aux côtés d’un étrange héros transgressif, dérangeant et infiniment attachant, le film passe  par les chemins du réalisme extrême pour s’épanouir en conte fantastique.

Découvert à Cannes, dans la sélection de l’ACID en 2015, le film de Nathan Nicholovitch aura donc mis trois ans pour atteindre les salles. Il a au passage changé de titre, il s’appelait alors De l’ombre il y a. Ombre ou Aurore, le deuxième film de l’auteur du remarquable et trop peu remarqué Casa Nostra sème d’emblée un, et même plusieurs troubles.

Est-ce un documentaire ou une fiction? Et pourquoi suivre les mésaventures quotidiennes de ce(tte) Mirinda, travesti français se prostituant à Phnom Penh? Patience… La suite, en une série de rencontres, crises, séductions, construira la possibilité d’une, voire de plusieurs réponses.

De ce personnage extrême, et ambigu à l’extrême, de ce corps attirant et dérangeant et intrigant d’homme déformé par la drogue et les privations autant que par une féminisation outrancière et pourtant très partielle, va peu à peu émaner bien davantage que cet air de soufre et de stupre.

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Une petite fille sortie de nulle part. Ou de l’enfer.

Alors que le film chemine aux côtés de son singulier héros des bas-fonds de la capitale à une traversée vers les confins et l’exploration d’autres milieux – la jungle, la campagne, la ville portuaire–, l’irruption d’une petite fille mutique et obstinée engendre à la fois une sorte de quête héroïque et la révélation de tout un monde, sordide et dangereux, mais vibrant de vie.

Dans un monde hanté par la mémoire de la terreur khmère rouge, par les errements de la mauvaise conscience et l’hédonisme en dollars des Occidentaux et par l’omniprésence de tous les trafics possibles, cet étrange chevalier contemporain en minirobe et perruque de starlette et sa minuscule compagne qui ne sait énoncer que le tarif des passes qu’elle prodigue aux usagers du tourisme sexuel pédophile deviennent l’entrée dans un monde intérieur enchanté.

Assurément, cet enchantement-là n’a rien de joli, il est, y compris jusqu’à la violence extrême, affirmation d’une volonté et d’une capacité de vivre. Et passe, de manière assez magique, par un réalisme radical pour atteindre une puissance de conte qui ne l’est pas moins.

(NB: ce texte est la reprise de celui publié sur Slate lors de la présentation du film à Cannes)

Avant l’aurore

de Nathan Nicholovitch, avec David D’Ingéo, Panna Nat

Durée: 1h45. Sortie: 19 septembre 2018

Séances

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«Caniba», «The Last of Us», «La Belle»: trois fleurs sauvages

À l’écart des têtes de gondole du grand supermarché de la distribution, trois objets de cinéma singuliers sortent sur quelques écrans français cette semaine.

Vertiges et douleur de Caniba

Caniba est réalisé par les auteurs d’un des films les plus importants de l’époque actuelle, Leviathan. Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, qui animent le Sensory Ethnography Lab de Harvard, utilisent le cinéma comme moyen d’enquête en repoussant ses capacités d’observation, de sensation, de perception pour comprendre différemment le monde et ceux qui l’habitent.

Chercheurs en cinéma autant qu’avec le cinéma, ils explorent cette fois des contrées obscures, auxquelles donnent accès deux être humains, à la fois personnes et personnages, les frères Sagawa.

Le premier, Issei Sagawa, a connu une célébrité trouble après qu’on ait découvert que cet étudiant japonais à la Sorbonne avait mangé une de ses condisciples. Extradé au Japon, il y est devnu à la fois acteur de films porno et critique gastronomique(!). Malade, il vit avec son frère Jun, qui s’occupe de lui.

Explorer depuis la limite

Le cannibalisme est l’au-delà d’une des limites fondatrices de l’humanité, un au-delà si présent dans les mythes, et parfois dans la réalité.

L’anthropophagie, par choix, pour assouvir un fantasme, est une sorte de trou noir depuis lequel beaucoup de ce qui agit de manière subliminale sur nos actes les plus quotidiens se devine –surtout lorsque ce rapport extrême à la chair s’associe au sexe, comme c’est le cas pour Issei Sagawa–, ainsi qu’en témoignent sa vie, un peu ses mots et surtout l’hallucinante bande dessinée dont il est l’auteur.

Attentive, ne voulant ni répéter l’évidente condamnation du crime ni en faire un gadget aguicheur, la caméra accompagne ce visage, ces gestes; les cinéastes écoutent un récit où informations crues, silences, divagations, gémissements composent une approche de biais d’un mystère insondable.

Que l’image passe, à l’occasion, par le flou semble aller de soi dans un tel contexte. La présence physique déborde parfois le cadre de l’écran, ou l’occupe de manière inhabituelle –autant de moyens (parmi beaucoup d’autres) d’accompagner par les ressources sensibles du cinéma une approche de ce mystère anthropologique dont Sagawa apparaît comme une figure exacerbée, extrême.

L’inquiétant Issei Sagawa est-il le plus étrange des personnages du film? | ©Norte Distribution

Encore n’est-ce pas tout. Le tournage –à nouveau l’action du cinéma, en particulier la durée–, fait émerger une autre dimension, dont les réalisateurs ont dit après qu’elle était pour eux totalement inattendue: l’importance prise par Jun, qui se révèle à la fois rival de son frère, en particulier pour exister dans le film, et lui-même habité de pulsions douloureuses.

Se faufile alors en douce l’hypothèse supplémentaire d’une forme de cannibalisme fratricide, que la situation tire vers un côté littéral mais dont les référents moins directs sont innombrables –il y a quelque chose en eux de Bergman.

Et en nous. Mais révélés sous un jour cruel, exacerbé, par ces étranges frères nippons, incarnations réelles de figures mythologiques, effrayants et en même temps d’une fragilité pitoyable.

Censure imbécile

La vision de Caniba est certes inconfortable, dérangeante à plusieurs titres. Elle ouvre avec respect et courage sur des abîmes auxquels nul n’est obligé de se confronter, mais qui non seulement font honneur à la fonction de recherche qui préside à la démarche des anthropologues Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, mais inspirent à qui en accepte les prémisses une réflexion et des émotions qui voisinent les peintures noires de Goya et les grands textes de Georges Bataille.

Qu’un tel film ait été, aujourd’hui en France,  » target= »_blank » rel= »noopener »>interdit aux moins de 18 ans, mesure en principe réservée au porno explicite et à l’ultra-violence à but purement commercial, est non seulement une injustice mais une imbécillité. C’est surout, outre la fragilisation supplémentaire de la vie d’un film déjà fragile, le marqueur navrant de la terreur qu’un puritanisme au front bas et au bras prêt à se brandir à nouveau comme en 1940, impose à nos décideurs politiques, ministre de la Culture comprise.

The Last of Us: le double voyage

D’abord, ces deux silhouettes qui marchent dans le désert. Deux hommes noirs. Ils ne parlent pas. Les plans, immédiatement d’une grande puissance plastique, s’inscrivent d’emblée dans deux univers visuels.

D’une part l’ensemble, désormais imposant –et comment ne le serait-il pas?–, des évocations à l’écran des migrants, en particuliers venus de l’Afrique subsaharienne, enjeu majeur de notre époque. D’autre part un cinéma d’immensités vides, cinéma très graphique, proche de l’abstraction, où la sensation visuelle est le principal enjeu.

Une attaque violente, une fuite dans la nuit, un des deux se retrouve seul, arrive dans une grande ville, près de la mer. Toujours pas un mot.

C’est une aventure, il faut affronter la faim et le froid, inventer des stratagèmes, réussir des exploits physiques. Version minimaliste, mais très intense, d’un cinéma d’action, transformation d’une «figure» en personnage, qui se charge peu à peu de fiction. Jusqu’à la traversée de la mer, quasiment homérique. (…)

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@sorties du 20 avril, singularités inventives

Le Fils de Joseph d’Eugène Green avec Victor Ezenfis, Natacha Régnier, Fabrizio Rongione, Mathieu Amalric. Durée : 1h55. Sortie le 20 avril.

Mékong Stories de Phan Dang Di, avec Do Thi Hai Yen, Le Cong Hoang, Truong Te Vinh, Nguyen Thi Than Truc, Thanh Tu, Nguyen Ha Phong. Durée : 1h42.

Granny’s Dancing on the Table de Hanna Sköld avec Blanca Engström et Lennart Jähkel. Durée : 1h26. Sortie le 20 avril.

 

Pendant les vacances scolaires, les embouteillages ne concernent pas que les autoroutes, mais aussi les salles de cinéma. Encore un mercredi noir sur l’échelle du bison futé de la distribution, avec 16 nouveaux longs métrages qui se disputent des écrans déjà saturés par les « gros départs » des semaines précédentes, Les Visiteurs et Le Livre de la jungle en tête.

Encore ne parle-t-on ici que des nouveaux films mais, et c’est heureux, la semaine accueille aussi son lot de classiques, dont un chef-d’œuvre essentiel de l’histoire du cinéma contemporain, Close-up d’Abbas Kiarostami, mais aussi l’éternel Les Raisins de la colère de John Ford, ou cette curiosité que demeure le road movie furieux Point Limite Zéro de Sarafian, et le bijou finement ouvragé Guêpier pour trois abeilles de Mankiewicz.

Parmi les nouveautés, place à trois films qui n’ont en commun que la modestie des moyens promotionnels dont ils disposent dans cette foire d’empoigne et… leur singularité.

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Singulière, c’est toute l’œuvre d’Eugene Green qui l’est, depuis ses débuts avec Toutes les nuits en 1999, œuvre qui a atteint un sommet avec le précédent opus, La Sapienza. Le Fils de Joseph invente une étrange parabole, aux confins de la chronique comique et vacharde (sur le milieu de l’édition parisienne, que le réalisateur a fréquenté de près) et du mythe éternel renouvelé du Sacrifice d’Abraham.

Pour que, pas à pas, le film prenne son élan et finalement s’élance vers de réjouissantes hauteurs, il faut l’art obstiné et souriant du cinéaste, ses partis-pris concernant le jeu d’acteur, la prononciation, la rigueur des cadres.

La préciosité apparente de ces choix se révèle un puissant élixir comique et poétique, une sorte de filtre, et de philtre, qui enivre et radicalise à la fois cette fable sur le Bien et le Mal où la vie retrouve ses chemins de traverse, sans abdiquer l’exigence éthique.

203953Mékong Stories, deuxième long métrage du cinéaste vietnamien Phan Dang Di, après le déjà remarqué Bi, n’aie pas peur , est aux antipodes du film de Green, et pas moins séduisant. Le cinéaste accompagne les tribulations d’une bande de jeunes saïgonnais d’aujourd’hui. Amours, conflits familiaux, bagarres, débrouille et débine, doutes sur l’avenir et puissance de l’instant, le cinéma mondial a pris en charge ce moment de sortie de l’adolescence à peu près partout dans le monde depuis Monika de Bergman en 1953. Dans une veine qui évoque plutôt Les Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien, Nos années sauvages de Wong Kar-wai et Les Rebelles du dieu Néon de Tsai Ming-liang, Di construit son film en une succession de scènes impressionnistes, dont la sensualité très physique est accentuée, parfois à l’excès, par la beauté physique de ses interprètes. Des boites de nuit au fleuve en pleine jungle, des moments de fusion mystique avec la nature à la recherche des plaisirs, ou d’un avenir, le réalisateur compose une fresque sensorielle qui, par des moyens différents, renvoie également au cinéma d’Apichatpong Weerasethakul.

Mais ce cinéma, s’il s’inscrit dans un genre (le film de fin d’adolescence) et dans des codes, s’inscrit avec force dans un environnement spécifique, où l’usage des lumières et des ombres, des sons et des silences, des musiques et des gestes engendre un univers cinématographique autonome, et très impressionnant.

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Encore plus étrange, même si venu de moins loin, le deuxième film de la réalisatrice suédoise Hanna Sköld, Granny’s Dancing on the Table s’avance, lui, sans repère ni comparaison. Chronique frigorifique d’un enfermement, conte fantastique au fond des bois, face-à-face suspendu d’un père et de sa fille, récit mythique des dangers horribles qui rôdent dans le monde extérieur et justifient la réclusion de la fille contre imaginaire étrange et inventif de l’adolescente visualisés par des séquences de marionnettes : sous son apparence très retenue, GDOTT laisse affleurer la terreur, exploser la violence, s’épanouir l’onirisme, souffler des appels d’air libérateurs. Une grand’mère réelle ou fantasmée, des amours tristes et les ombres de la forêt, dans les limbes d’un intégrisme puritain et de la pulsion incestueuse, ce songe entre chien et loup déroute, mais attache par la beauté des plans et l’attention aux visages.

Imprévisible, porté par des images de nature hantée par les sombres motifs des frères Grimm comme par la mémoire de faits divers bien réels, le film de Hanna Sköld ne cesse de reformuler ses raisons d’être, de tracer différemment son chemin. Une manière d’aventure, risquée, mais où le risque n’est jamais artificiel.

« Évolution » en apnée dans l’imaginaire

evolution_stills_000012lesfilmsduworso_potemkinefilmsEvolution de Lucile Hadzihalilovic, avec Max Brebant, Roxane Duran, Julie-Marie Parmentier. Durée : 1h21. Sortie le 16 mars 2016.

Guère de semaine sans qu’on capte au passage une nouvelle dénonciation d’une soi-disant uniformité du cinéma français. Commentaire imbécile, énoncé par des gens qui, de fait, ne voient pas les films. Nombreuses sont les réalisations qui démentiraient une telle affirmation, mais rare sont ceux en (dé)mesure de le faire aussi radicalement qu’Evolution, le deuxième film de Lucile Hadzihalilovic.

Evolution est un conte fantastique. Comme tout conte, il suit un récit pour mobiliser un imaginaire, des fantasmes, des angoisses. Conteuse par le cinéma et non par les mots, Lucile Hadzihalilovic privilégie clairement d’autres ressources que la narration. Elle mobilise, visuellement, sensoriellement, de grands thèmes, autour de la féminité, de la maternité, du lien mère enfant, de l’écho (valide dans toutes les langues mais accentué en français) entre mère et mer, des peurs et des pulsions liées à l’élément liquide, à la lumière et à l’obscurité, au monde des machines médicales.

Comme tout conte digne de ce nom, Evolution fait un peu peur, et beaucoup s’envoler sur les ailes de l’imagination – de sa propre imagination, à partir des éléments mis en œuvre par le conteur. Autour de ce garçon qui plonge à la recherche d’un secret englouti, entre lui et sa mère dans ce village sans hommes, par les rituels étranges des femmes sur la plage ou les couloirs inquiétants du grand hôpital qui domine la région, tout un trafic d’émotion, de mystères, de séductions et de frayeurs se met en mouvement.

L’expérience est singulière assurément, donc dérangeante aussi. Elle est une authentique proposition de cinéma, habitée par des forces qui ne seront pas nommées, hantée par des mythologies archaïques et des figures romanesques – entre Ile au trésor et Frankenstein – qui ont forgé le substrat de la psyché occidentale moderne.

Expérience sensorielle, Evolution s’appuie sur ces « figures » invoquées, mais surtout sur une matière cinématographique où la lumière, le son, la durée, les couleurs semblent dotés de pouvoirs inédits. Les rocs, les fonds marins, les métaux rouillés et les draps blancs sont des éléments de récit aussi efficients que des formules magiques.

Authentique proposition de cinéma, le film de Lucile Hadzihalilovic est évidemment très loin du formatage selon les genres hollywoodiens, conformisme régressif et efficace tapi derrière les récriminations des contempteurs de la soi-disant uniformité du cinéma français. Une semaine après la sortie de Suite armoricaine de Pascale Breton, comment ne pas remarquer aussi la similitude du destin de ces deux réalisatrices, chacune signataire d’un remarquable premier film, Illumination pour P Breton, Innocence pour L. Hadzihalilovic ? Pour l’une et l’autre, c’était il y a plus de 10 ans !

Dans quelle mesure le fait qu’elles soient des femmes a-t-il rendu encore plus difficile la réalisation de leur deuxième film ? Rien ne permet de l’établir clairement. Disons seulement qu’elles sont particulièrement nombreuses, les femmes cinéastes plus que prometteuses, et ayant ensuite disparu des radars – Marie Vermillard, Agnès Merlet, Laurence Ferreira-Barbosa, Emmanuelle Cuau, Hélène Angel, Ariane Doublet, Françoise Etchegarray, Patricia Mazuy, Helena Klotz… (au moins se réjouit-on de l’arrivée prochaine du nouveau film d’Emilie Deleuze). Pour cela aussi, la proposition originale, sans concession, de Lucile Hadzihalilovic, mérite attention.

L’exquis cadavre de «Mysterious Object»

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Mysterious Object at Noon d’Apichatpong Weerasethakul, avec Somsri Pinyopol, Kannikar Narong, Chakree Duangklao, To Hanudomlapr, Duangjai Hiransi. Durée : 1h23. Sortie le 27 janvier.

Il était une fois. Il était une fois un marchand de poissons qui parcourait les quartiers et les villages. Il était une fois un enfant extraterrestre. Il était une fois un tigre sorcier. Il était une fois des écoliers et des villageois. Il était, il est, il sont, une fois et plein de fois, des militaires au pouvoir, la terreur au service du parrain états-unien, la corruption dans les villes et les campagnes. Ils sont, un nombre infini de fois, des histoires, des visages, des lieux, des lumières, des atmosphères, des voix, des corps.

Il était une fois un film au nom d’OVNI, et qui de fait en était un, surgi dans le ciel des salles obscures en provenance d’une région alors peu féconde pour les écrans internationaux, la Thaïlande, et accompagné d’un nom qu’on allait apprendre à mémoriser, Apichatpong Weerasethakul.

Puisque ainsi se nomme l’un des plus grands artistes des premières décennies du 21e siècle, et que, oui, cela se voyait déjà dans son premier long métrage, repéré et salué dans une poignée de festivals occidentaux (Rotterdam, les Trois Continents à Nantes) mais jusqu’alors jamais sorti en salles. On y voyait déjà les trois sources auxquelles s’abreuverait ce conteur inspiré, ce chanteur-rêveur en images et sons.

Mysterious Object at Noon, avec une liberté qui déroute et emporte, nait en effet à la fois d’un gout immodéré pour les récits, l’invention narrative, avec un penchant prononcé pour le fantastique, en même temps que d’une proximité documentaire avec les réalités de son pays, villes et villages, campagne et jungle, politique et vie quotidienne, et également une inventivité formelle empruntant avec virtuosité aux ressources de l’art le plus contemporain, tel qu’il s’élabore dans les ateliers et les galeries au moins autant que sur les plateaux de tournage et dans les salles.

Apichatpong Weerasethakul avait 30 ans en l’an 2000, il avait étudié les arts plastiques à Chicago et réalisé en Thaïlande bon nombre de formes brèves déjà très inventives[1]. En 1997, il s’était lancé sur les routes de son pays, enregistrant des fragments de récits, se rendant disponible à l’apparition d’une sorte de cadavre exquis très vivant qui surgirait peu à peu sous ses pas, devant sa caméra.

Des clients d’un bistrot, des ménagères au marché, des écoliers contribuaient avec des fragments d’histoires imaginées par eux, ou venues de leur existence, ou empruntées au folklore. Même les infos de la radio étaient mises à contribution. Un film s’inventait dans le mouvement de paroles multiples, d’images à la fois documentaires (nous voyons ceux qui racontent) et fictionnelles (nous voyons ce qu’ils racontent).

C’est simple, étrange, inattendu. Tourné avec des moyens du bord, aujourd’hui restauré grâce à la Film Foundation de Scorsese, c’est un noir et blanc un peu instable, images et sons fréquemment attrapés au vol, malgré la beauté impressionnante de certains plans, qui annoncent déjà les splendeurs de Blissfully Yours, de Tropical Malady et d’Oncle Boonmee. C’est comme un rêve, avec des associations d’idées, ou de formes en apparence erratiques, et qui riment à beaucoup de choses, justement parce que le lien n’est pas logique. Car il est question du monde, ici, toujours, et de ses cruautés autant que de ses beautés, de ses abimes autant que de ses joies simples et de ses songes inventifs.

Non pas at noon mais à l’aube du siècle, un objet mystérieux en effet apparaissait. Sa lumière ne nous atteint qu’à présent, mais son rayonnement est tout aussi émouvant, enchanteur et stimulant.

 


[1] 1446563861854Mysterious Object at Noon vient d’être édité en DVD par le Musée du cinéma de Vienne, auquel on devait déjà le seul ouvrage de référence sur le cinéaste, Apichatpong Weerasethakuk, livre collectif sous la direction de James Quandt (en anglais). Sur le DVD figurent également trois courts métrages.