Lucie (Isabelle Huppert) avec ses collègues policiers dans Les Gens d’à côté d’André Téchiné.
Fables contemporaines d’une douce radicalité, le film d’André Téchiné et celui de Bas Devos explorent deux imaginaires d’ouverture aux rencontres.
Coïncidence assurément. Et pourtant impossible de ne pas considérer ce qu’offrent les deux beaux films qui sortent ce mercredi 10 juillet sur les grands écrans français dans le contexte où ils paraissent au grand jour.
Dans leur modestie et leur absence de rhétorique déclarative, ces deux œuvres participent pleinement des approches attentives, singulières, fécondes en questionnements, qui sont le meilleur de ce qu’on peut attendre du cinéma.
Du cinéma et plus précisément de l’opération décisive qu’est le montage. Non pas au sens primaire de coller des plans ensemble (même si ça aussi), mais de faire cohabiter de manière dynamique, vivante, par exemple une fonctionnaire de police et un activiste d’un black bloc, ou un ouvrier roumain et une biologiste chinoise dans la campagne flamande.
Ces ressources sont d’autant mieux repérables et bénéfiques qu’entre le nouveau film signé d’une des plus grandes figures du cinéma français, André Téchiné, et porté par trois actrices et acteur à juste titre largement reconnu(e)s, et la proposition sans vedette et dans un tout autre registre d’un jeune réalisateur belge, Bas Devos, les différences d’approche sont immenses.
Les styles, les tonalités et les références, du côté de Jean Renoir chez André Téchiné, de l’écrivaine de science-fiction féministe Ursula Le Guin chez Bas Devos, n’ont guère en commun… Sauf de parier sur les puissances douces du cinéma pour, justement, inventer du commun. Exactement ce dont nous avons et allons avoir besoin.
«Les Gens d’à côté» d’André Téchiné
Ça commence par une manifestation. Une manif de flics, quelque part dans une ville moyenne du Sud-Est. Et tout de suite se déploie la singularité de l’approche du cinéaste d’Hôtel des Amériques (1981), des Roseaux sauvages (1994) et de Nos Années folles (2017). La protestation des policiers ne répond à aucune des idées toutes faites.
Le collègue dont le suicide suscite leur colère était le compagnon d’une autre policière, Lucie (Isabelle Huppert). Seule dans son pavillon, celle-ci fait la connaissance de ses nouveaux voisins, un couple (Hafsia Herzi et Nahuel Pérez Biscayart) avec une petite fille.
Bientôt, elle se lie à eux, même si elle découvre vite que l’homme est un activiste d’ultragauche, farouchement antiflics. Les relations de Lucie avec chacun et chacune des membres de cette famille font éclore chez elle d’autres rapports et d’autres émotions. Un éveil qui n’est pas sans risque.
C’était une chronique, cela devient une fable. Une fable qui parierait sur les liens ténus davantage que sur les oppositions frontales. «Fable» car le réalisme n’est pas son souci premier, tandis que s’activent les ressorts d’un drame psychologique et ceux d’une intrigue policière. Fable autour d’hypothèses hors des sentiers balisés et des ornières complaisantes, qui mise tout sur la précision sensible de la mise en scène et la finesse généreuse des interprétations.
Les Gens d’à côté n’énonce pas de discours, sinon ce qui devrait être l’évidence, à savoir que nul ne se réduit à une définition simple. À charge pour chacune, Hafsia Herzi, Isabelle Huppert, et chacun, Nahuel Pérez Biscayart et, évidemment différemment, André Téchiné, d’incarner seconde après seconde, geste après geste, silence après phrase, cette évidence faussement simple.
Pour rendre possible l’accès à l’improbable dont se nourrit le récit, il faut en particulier l’agencement de trois interprétations admirables. D’Isabelle Huppert, on ne sait plus bien comment dire encore l’incroyable force délicate de son jeu, tout en ayant la certitude qu’après mille rôles, on ne l’a jamais vue faire ce qu’elle fait ici.

Yann (Nahuel Pérez Biscayart) et Julia (Hafsia Herzi), le sympathique jeune couple installé à côté de la policière en deuil. | Jour2Fête
Hafsia Herzi est une formidable actrice. De La Graine et le Mulet (2007) au Ravissement (2023), les preuves en sont nombreuses, mais elle occupe dans ce film l’écran avec une forme d’assurance mêlée de fragilité tout à fait remarquable, et là aussi singulière par rapport à ses précédents rôles.
Quant à Nahuel Pérez Biscayart, qui fut inoubliable dans 120 Battements par minute (2017), comme dans Un An, une nuit (2023), il est cette fois assez sidérant de tension intérieure, habité d’un courant continu entre révolte à vif et sens de la vie quotidienne.
Il faudrait d’ailleurs aussi nommer les autres comédien·nes, le chef opérateur, la décoratrice et la costumière, la monteuse… Toutes celles et tous ceux qui, à leur place, construisent cette proposition d’une incroyable justesse, riche de trouble et de questions, porteuse d’inquiétude et d’attention.

Sidérante richesse du jeu d’Isabelle Huppert qui incarne Lucie, une policière face à des choix entre des exigences incompatibles et qui font toutes partie de ce qui lui est vital. | Jour2Fête
Le titre l’indique bien, Les Gens d’à côté est un film de proximité. Proximité au sens du voisinage, bien sûr. Proximité, aussi, par sa manière de se vouloir sans écart ni surplomb vis-à-vis de celles et ceux qu’il montre comme de celles et ceux qui le verront.
Mais surtout proximité au sens de prise en compte de ce qui rapproche et de ce qui sépare, et des multiples chances, si souvent gâchées ou refusées, de déplacements et de remises en perspective –ce qui est, aussi, une question de mise en scène. Y compris de la «mise en scène» par chacun et chacune de sa propre vie quotidienne.
Avec Isabelle Huppert, Hafsia Herzi, Nahuel Pérez Biscayart, Stéphane Rideau, Moustapha Mbengue, Romane Meunier
«Here» de Bas Devos
Quatrième long-métrage du réalisateur belge Bas Devos –mais un seul, le mémorable Ghost Tropic (2020), a été distribué en France–, Here s’approche doucement. Il faudra du temps pour percevoir de qui il raconte l’histoire et plus encore de quelle histoire il s’agit. Ce temps n’est pas perdu, mais gagné.
Gagné en ce qu’il permet de partager une multitude de perceptions, de possibilités d’autres récits. Remarquables, les premiers plans –des immeubles en construction entourés d’arbres à la verdure foisonnante– sont vibrants de sensations.
Stefan (Stefan Gota), qui devait partir, et Shuxiu (Liyo Gong), qui regarde au plus près. | JHR Films
C’est une vieille histoire de dire que tout peut devenir passionnant à l’écran si le cinéaste trouve comment le filmer. C’est toujours une révélation quand cela advient, y compris avec si peu d’éléments spectaculaires ou dramatiques. (…)
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