Gaza au cœur (du grand écran)

La sortie en salle de Once Upon a Time in Gaza participe de la contribution du cinéma au nécessaire maintien de l’attention sur la destruction en cours des vies et des sociétés palestiniennes. Elle se matérialise par un ensemble de films très différents sortis au cours de ces derniers mois. Il s’y joue la minime mais réelle capacité d’agir des formes culturelles, et particulièrement ce que peut activer cet art qu’est le cinéma.

Mercredi 25 juin est sorti dans les salles françaises Once Upon a Time in Gaza de Tarzan et Arab Nasser, prix de la mise en scène dans la section Un certain regard au dernier Festival de Cannes. Thriller mettant aux prises un étudiant, un dealer et un flic, tous palestiniens, il joue avec adresse sur plusieurs registres, celui du film noir, celui de la confrontation entre diverses formes de dominations, la revendication pour des Gazaouis de ne pas uniquement centrer ce qu’ils font, ce qu’ils montrent, ce qu’ils racontent, sur la situation d’oppression qu’ils subissent de la part des Israéliens.

Évidemment réalisé avant le début de la guerre, Once Upon a Time in Gaza mobilisait les codes du film de genre comme arme d’évasion du cachot mortifère dans lequel l’ensemble de ses habitants sont enfermés et opprimés depuis des décennies. Mais, tout aussi évidemment, cette dimension a été rendue au moins pour partie obsolète par la situation qui prévaut depuis plus de 600 jours. Cela ne disqualifie pas le film des frères Nasser, mais lui donne une autre résonance. Simultanément, sa seule présence en sélection officielle au Festival de Cannes, a fortiori avec ce titre-là, produit d’autres effets, qui s’inscrivent dans une problématique en partie nouvelle dans le contexte du génocide perpétré par Israël à Gaza. Rien, et certainement pas des séances de cinéma en France, n’est à la mesure de ce qui a lieu en Palestine. Sans aucune illusion sur l’ampleur des effets que peuvent avoir des films, et le fait de les montrer, il reste utile d’essayer de comprendre les processus à l’œuvre, et le cas échéant d’y contribuer ou de les renforcer.

Depuis le 7 octobre 2023, un nombre inhabituel de films tournés à Gaza ou en Cisjordanie, ou se référant explicitement à ce qui s’y passe sous le talon de fer de l’emprise coloniale israélienne, a été distribué sur les écrans français. Le premier, Yallah Gaza de Roland Nurier sorti le 8 novembre 2023 conformément à un plan de sortie établi avant l’attaque terroriste du Hamas, est longtemps resté seul, tant la puissance de l’omerta imposée après le 7 octobre sur la violence disproportionnée et croissante infligée aux civils palestiniens a rendu impossible de montrer des films. Ce n’est que de manière indirecte, avec des films tournés en Israël et dont, sans ignorer le contexte, la principale raison d’être était ailleurs, Shikun d’Amos Gitai (6 mars 2024) et La Belle de Gaza de Yolande Zauberman (29 mai 2024), que la région a été présente dans les salles.

Mais, un an après le déclenchement de la guerre, Voyage à Gaza de Piero Usberti (6 novembre 2024), No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor (13 novembre 2024), le film collectif From Ground Zero (12 février 2025), Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel (12 mars 2025), Songe de Rashid Masharawi (2 avril 2025), Un médecin pour la paix de Tal Barda (23 avril 2025) ont fait une des choses, modestes mais pas nulles, que peut le cinéma : montrer, décrire, donner de la visibilité dans un espace public. Et aussi donner des perspectives différentes, des angles d’approche multiples.

À Berlin en février 2024, la présence en compétition de No Other Land, et le fait qu’il ait été récompensé, a déclenché un tollé dans une partie des médias et de la classe politique allemande, avec menaces, procès, et éviction de l’excellent directeur artistique de la manifestation. À Cannes la même année, il était rigoureusement interdit lors des apparitions publiques de faire la moindre allusion aux massacres en cours à Gaza, il a fallu la ruse ironique et courageuse de la star américaine Cate Blanchett, ayant fait jouer la teinte de sa robe, de la doublure de celle-ci et du rouge du tapis pour qu’une fois seulement les couleurs palestiniennes aient une petite visibilité dans ce lieu surexposé. Un an, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants morts plus tard, l’Oscar attribué à No Other Land, et l’admirable prise de parole du Palestinien Basel Adra et de l’Israélien Yuval Abraham recevant la récompense contribuaient à mettre un peu, un instant, en lumière la tragédie en cours, à Gaza et en Cisjordanie, où est situé leur film. Ce qui valut à Hamdan Ballal d’être lynché par les colons occupant illégalement la Cisjordanie, puis d’être arrêté par l’armée israélienne.

À Cannes cette année, le discours d’ouverture de Juliette Binoche, présidente du jury, a dévolu une place centrale à la situation, en particulier à propos de l’assassinat par l’armée israélienne de la jeune photojournaliste Fatima Hassouna, le lendemain de l’annonce de la sélection à la Cannes, dans le programme de l’ACID, du film de Sepideh Farsi Put Your Soul on Your Hand and Walk qui lui est consacré. Les projections de ce film ont été des moments très intenses, et largement relayés, l’exposition des photos de la jeune Gazaouie, de multiples rencontres et déclarations publiques, ont scandé le festival dont, bien sûr les séances de Once Upon a Time in Gaza. Cette attention s’est maintenue jusqu’au dernier jour de la manifestation, où la Quinzaine des cinéastes a présenté Oui de Nadav Lapid, virulent pamphlet contre la société israélienne présentée comme délirante d’arrogance, d’avidité et de mauvais goût, et comportant une scène documentaire tournée sur la colline d’où les Israéliens peuvent regarder tranquillement le pilonnage de Gaza. Oui sortira en France le 17 septembre 2025, et Put Your Soul on Your Hand and Walk le 24 septembre. Chacun des deux fait, et fera durant tout l’été l’objet de nombreuses « séances spéciales » qui contribuent, de manière plus localisée, au maintien d’une attention autour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité en cours en Palestine. L’importance de ces séances tient aussi à ce qu’elles sont l’occasion de rencontres, d’élaborations de réflexions, de projets et d’actions.

Ces films sont différents, leurs puissances d’agir sur les émotions et les esprits sont singulières. Ensemble, ils produisent deux effets supplémentaires. Le premier, évident, est de garder, ou plutôt d’avoir ramené la catastrophe criminelle infligée à la Palestine dans l’espace public, après l’omerta quasi-totale imposée par une grande part de la classe politique et des grands médias. Face à cette tentative d’invisibilisation, et en paraphrasant Neruda à propos de la République espagnole[1], il s’agit d’avoir « Gaza au cœur ». Là non plus, pas question de surestimer l’efficacité ni même l’ampleur de la visibilité que permet les salles obscures, la plupart de ces films ont eu ou auront une carrière publique limitée, et même les Oscars et le Festival de Cannes, les deux vitrines les plus illuminées dans le monde du cinéma, ne parviennent pas à créer des effets de masse au-delà d’un intérêt ponctuel.

Mais dans le champ de la bataille culturelle, on sait que les signaux à bas bruits mais réitérés peuvent avoir des effets. (…)

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