Robert Oppenheimer (Cillian Murphy) face à la puissance de ce qu’il a rendu possible.
Le nouveau film de Christopher Nolan consacré à celui qui dirigea la fabrication de la première bombe atomique est une formidable aventure du regard et de la pensée autour d’un événement crucial de l’histoire humaine.
«Tu vois au-delà du monde que nous voyons», dit un ami à J. Robert Oppenheimer. Il s’agit à ce moment de la spécialité scientifique dont le futur «père de la bombe atomique» est un pionnier, la physique quantique. La formule vaut aussi pour une certaine idée du cinéma, celle que pratique Christopher Nolan.
Mais la phrase est mal formulée. Dans les deux cas, recherche fondamentale ou mise en scène, il ne s’agit pas d’un au-delà. Il s’agit de voir, et de montrer, différents états du monde, plus ou moins perceptibles, plus ou moins apparemment antinomiques, mais qui, tous, le constituent.
En regardant son douzième film, on songe que Nolan, en tout cas depuis Insomnia il y a vingt ans, n’a cessé de chercher à rendre sensible cette pluralité des modes d’existence –ses plus audacieuses propositions, Inception et Tenet, en ayant offert d’évidentes épures, quasiment des théorèmes au tableau blanc du grand écran. Avec Oppenheimer, il atteint un sommet en la matière, avec un impressionnant brio.
Accomplissement personnel de haute volée, Oppenheimer est aussi un pari très risqué. Même si d’autres s’y sont essayés, de Au carrefour du siècle en 1947 aux Maîtres de l’ombre en 1989, il est clair que les Américains n’apprécient guère qu’on leur rappelle ce qui s’est produit à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. Et donc leur contribution majeure à l’histoire de l’humanité qu’a été l’invention de l’arme atomique. Un phénomène d’une ampleur… métaphysique (qui fait elle aussi partie du monde réel): l’invention par les humains du moyen de détruire toute vie.
Même aussi tardif, il est remarquable qu’un film à grand spectacle signé d’un grand réalisateur et produit par un grand studio prenne enfin acte, et de façon problématisée, de ce qu’ont été l’invention de «la bombe», son utilisation et ses effets. Pas précisément un sujet commercial.
Le flux et les particules
La réussite de cinéma qu’est Oppenheimer tient à sa manière de jouer constamment sur plusieurs registres, et selon plusieurs temporalités. Et de le faire en maintenant une tension dramatique qui porte une charge émotionnelle suffisante pour participer du mouvement général du récit.
Celui-ci accompagne les grandes étapes du parcours de J. Robert Oppenheimer. On verra la formation du jeune savant, le surgissement de cette nouvelle compréhension du monde qu’est la physique quantique, l’implication d’Oppenheimer dans le soutien aux Républicains espagnols et sa fréquentation de la gauche à Berkeley dans les années 1930, l’engagement passionné dans le combat anti-nazi.
Oppenheimer fait les honneurs de son village de savants à Los Alamos au patron militaire du projet Manhattan, le général Groves (Matt Damon). | Universal Pictures
Le film dira la construction du village de Los Alamos dans le désert du Nouveau-Mexique, où scientifiques et militaires mettent au point la première bombe nucléaire; il montrera l’éclair et le champignon lors de l’essai Trinity dans le désert, et la décision de larguer les bombes.
Il contera la gloire, l’orgueil et les doutes du patron du projet Manhattan, les attaques qu’il subit, les effets de la première bombe soviétique et la chasse aux sorcières qu’elle déclenche, le mécanisme inexorable de la course aux armements autour de la bombe A, puis H.
Mais «récit» est ici un mot discutable ici, quand les situations se développent à plusieurs époques non chronologiques, sur plusieurs échelles et selon des enjeux aussi différents.
On sourit en entendant le jeune savant expliquer que, aussi paradoxal que cela paraisse, la lumière est à la fois composée d’un flux et de particules. C’est une bonne définition d’un grand film, une bonne description d’Oppenheimer: le flux dramatique continu, les particules disjointes des multiples protagonistes et des multiples enjeux.
Un film d’adulte pour des adultes
La tension intérieure du film résulte en effet simultanément des incertitudes de la recherche pure, du passage –possiblement catastrophique– de la théorie à la pratique, des relations intimes du personnage principal, des stratégies liées à la guerre contre l’Allemagne, particulièrement cruciale pour les savants juifs composant la majorité des chercheurs réunis au Nouveau-Mexique: une guerre contre le nazisme et l’extermination des juifs d’Europe.
Le grand savant sur le gril face aux parlementaires. | Universal Pictures
Mais cette tension se nourrit aussi de la Guerre froide avec l’Union soviétique, de la présence d’organisations de gauche aux États-Unis et de leur répression à l’époque du maccarthysme, des rivalités entre chercheurs, des manœuvres de politiciens pour des raisons d’ego autant que de projets de société…
Et encore de la légitimité de tuer des centaines de milliers de civils dans un conflit qui de toute façon se termine, où le Japon va être vaincu, et après le suicide d’Hitler et la reddition de l’Allemagne –et alors qu’il n’est pas certain que la bombe A joue sur le moment un rôle ni stratégique ni psychologique aussi décisif qu’on le dira ensuite. Mais, aussi, du lancement d’une course aux armements nucléaires lourde de surenchères apocalyptiques.
Tout cela? Oui, tout cela. Pour le dire autrement, Oppenheimer, film hollywoodien à grand spectacle produit dans un contexte où seul l’infantilisme régressif fait recette dans les multiplexes, est un film fait par des adultes, pour des adultes (de tous âges). (…)

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias