«Tenet», spectaculaire explosion du récit spectaculaire

Du bon usage d’un Boeing comme véhicule-bélier pour paraître remplir le contrat du hold-up sur le box-office mondial.

Le nouveau Christopher Nolan poussait très loin le sabotage de l’intérieur de la mécanique du blockbuster. Ironiquement, la pandémie lui a donné un rôle comparable à celui de son héros.

On se souvient de la séquence saisissante dans Inception où une rue de Paris se repliait sur elle-même. Avec Tenet, Christopher Nolan fait avec le temps ce qu’il faisait alors avec l’espace.

Si ce n’est assurément pas la première fois que le réalisateur de Memento et d’Interstellar met en jeu le cours naturel du temps, les paradoxes temporels sont ici mobilisés d’une manière à la fois plus systématique et plus complexe –et surtout selon une logique, si on peut dire, tout à fait singulière.

À la différence des circulations dans les espaces gigognes d’Inception, qui faisaient l’objet d’explications méticuleuses et vraiment logiques, la manière dont le temps va se mettre à s’écouler simultanément dans deux sens à la fois, et les effets (visuels, psychologiques, narratifs voire métaphysiques) que cela entraîne, font cette fois l’objet d’explications parfaitement et délibérément absconses.

Un gigantesque tour de prestidigitation

Alors qu’on accompagne l’agent secret joué par John David Washington dans son combat contre un richissime mafieux russe décidé à détruire la planète, alors qu’à ses côtés se matérialisent des alliés dont le scénario ne se donne jamais la peine de justifier la présence ni de garantir la loyauté, se déploie une farandole de bagarres impressionnantes, de jeux de conflits et de séduction, de références à la géopolitique, de cascades improbables entre Bombay, Londres, Oslo, les côtes italiennes et vietnamiennes, et la Sibérie.

La virtuosité de leur enchaînement, qui tient lieu de légitimation à leur présence, n’est nullement une ruse de réalisateur esbroufeur. Elle est le cœur du long-métrage, dont le véritable cousin dans la filmographie de Nolan est Le Prestige, ce grand film sur les effets de croyance et le désir de magie du public –tout le monde, et pas seulement en tant que spectateurs et spectatrices de cinéma– comme ressource de pouvoir.

Le protagoniste (John David Washington) d’une histoire dont il n’est jamais assuré d’être le héros. | Capture d’écran de la bande-annonce

«Tenet» signifie «principe» ou «précepte» en anglais, et c’est bien de cela dont il s’agit: de ce que l’on appelle d’habitude, à tort, un «concept»; une idée abstraite qui décide d’une organisation formelle.

Mais le choix du titre est d’abord lié au fait qu’il s’agit d’un palindrome, approprié à ce récit qui se raconte d’avant en arrière tout autant que du début à la fin. Comme il est dit dans le film (où tout est énoncé, ce qui n’arrange rien), «si tu penses de manière linéaire, tu es fichu».

Si les justifications des péripéties sont incompréhensibles, ce n’est nullement une maladresse de scénario: c’est le sujet même de Tenet. C’est-à-dire une méditation –trépidante et pétaradante, mais méditation tout de même– sur ce qui fait tenir ensemble une histoire si on lui enlève son socle le plus commun, le déroulement du temps.

Mille films ont joué avec le fil du temps, en proposant de multiples modes de circulation, des fragments pas dans l’ordre, des répétitions compulsives avec ou sans variations, des accélérations trépidantes ou des étirements vertigineux (ce que commentait, non sans humour, le dispositif d’Inception). Aucun n’avait auparavant expérimenté de dynamiter le temps, à l’exception éventuellement de ce que l’on nomme justement des «films expérimentaux», voués à une extrême confidentialité et revendiquant ouvertement la rupture avec tous les codes dramatiques.

Nolan, lui, fait mine de jouer le jeu de la fiction, et même de la fiction à grand spectacle. L’enjeu de Tenet devient dès lors la question: que reste-t-il du spectacle sans la fiction? Où peut encore agir la magie?

Aux côtés du protagoniste, un partenaire au statut pour le moins incertain (Robert Pattinson). | Warner Bros.

Dans l’immense, et au fond assez rieur, tour de prestidigitation géant auquel se livre le réalisateur figurent bien sûr les apparences de la fiction telle que connue et repérée.

En particulier les bons vieux paradoxes temporels de science-fiction, dans lesquelles Nolan fourre une belle critique de notre époque pourrie, celle qui est en train de finir de bousiller la planète et de saloper irrémédiablement l’existence de notre descendance.

Ce qui justifie dès lors que celle-ci conçoive le projet de nous anéantir –soit une intéressante symétrie avec le schéma matriciel de La Jetée de Chris Marker, sans doute le film avec lequel la symétrie est la plus légitime. (…)

LIRE LA SUITE

«Dunkerque», serious game métaphysique

La superproduction de Christopher Nolan est moins un film de guerre qu’un jeu vidéo dédié aux grands valeurs morales.

Christopher Nolan est un réalisateur platonicien. Ses films concernent moins des personnages ou des situations que des abstractions, des «Idées» au sens absolu que donnait à ce mot l’auteur du Banquet.

The Dark Knight était une discussion philosophique (et spectaculaire) sur le concept de Justice –la majuscule s’impose– et Inception une illustration du mythe de la caverne, pour ne prendre que ces deux exemples.

Dunkerque concerne les idées de Courage et de Lâcheté, de Solidarité et d’Égoïsme, à nouveau dans ce qu’elles ont de plus abstrait. Le contexte de l’évacuation de la poche de Dunkerque par les troupes britanniques et françaises encerclées par les Allemands en mai et juin 1940 est au mieux un prétexte, un décor façonné pour servir à une méditation d’ailleurs respectable.

Le film a en effet le grand mérite de ne pas être moralisateur. S’il exalte les vertus de bravoure et d’entraide, il reconnaît combien sont humaines les réactions de peur et de volonté individuelle ou collective de s’en sortir à tous prix en situation de survie.

La ruse (par exemple celle du soldat français qui s’est déguisé en Anglais) et la violence (par exemple celle des Highlanders cherchant qui sacrifier pour sauver leur peau) peuvent trouver leur place, tout comme les choix communautaires, nationalistes ou grégaires (les Anglais excluant les Français des navires salvateurs).

Dunkerque ne justifie nullement ces comportements, il laisse juste chaque spectateur face à leur réalité, et aux logiques qui y président. Mais tout cela n’a grand chose à voir avec la réalité, et en particulier avec la guerre. Encore moins avec cette guerre-là, et ce qui s’est passé en Europe en 1940.

Un ennemi sans nom, une guerre et des personnages sans histoire

Le marqueur le plus évident du fait qu’on n’est pas dans une reconstitution historique est que l’assaillant n’a pas de nom. Il est l’Ennemi, jamais nommé, et on ne verra jamais un Allemand, ni même le marquage pourtant si visible des avions de la Luftwaffe.

Comme dans un jeu vidéo, on est dans un monde aux paramètres limités, il ne s’est rien passé avant, il y bien quelques entités abstraites («Churchill»), et surtout un but simple: rentrer à la maison. (…)

LIRE LA SUITE

« Interstellar », poussif vaisseau spatial

Interstellar-2014-Poster-WallpaperInterstellar de Christopher Nolanavec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49

Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.

Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.

A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.

On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.

Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.

Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.

Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)

LIRE LA SUITE

Les salles de cinéma ne vont pas mourir

movie_0

Les prophètes de malheur sont en pleine forme. A vrai dire, ils n’auront jamais désarmé. Depuis que Louis Lumière a déclaré que le cinématographe était une invention sans avenir au moment même où avec son frère Auguste ils le rendaient techniquement possible, depuis que, le jour même de la première projection publique et payante du 28 décembre 1895, le père Lumière, Antoine, décourageait un spectateur enthousiaste nommé Georges Méliès qui voulait acheter cet appareil extraordinaire en lui disant qu’il ne pourrait que le ruiner, les annonces funestes n’ont cessé d’accompagner un art qui se porte pourtant très bien.

C’est ce qui fait le cœur du cinéma, la salle, qui est aujourd’hui la principale cible de nouvelles prédictions fatales. Après bien d’autres raisons, ce serait l’arrivée de serveurs de films en ligne, Netflix en tête, qui en signerait la condamnation à mort. A ces Cassandre incapables de penser les transformations autrement qu’en termes de substitution vient d’être adressé un vigoureux démenti. Leur auteur n’est pas exactement un cinéphile rétrograde les yeux fixés sur un passé aussi glorieux qu’inexorablement révolu. Et ce plaidoyer n’est pas non plus paru dans l’avant dernier numéro d’une revue des catacombes.

Signataire notamment de la trilogie The Dark Knight et de l’extraordinaire Inception, Christopher Nolan est l’exemple de ces grands créateurs de cinéma capables de vivre au cœur du système industriel hollywoodien tout en faisant vivre une idée ambitieuse des puissances du cinéma pour raconter et comprendre le monde contemporain. Dans le Wall Street Journal daté du 7 juillet, il fait paraître une tribune intitulée «Les films du futur continueront d’attirer les gens dans les cinémas». Dans le seul langage que comprennent les lecteurs de cette publication, celui de la rentabilité financière, il explique par le menu combien la salle est une installation d’avenir, avec toutes les raisons de continuer d’inventer des réponses désirables pour un public payant.

Se moquant au passage de son collègue Tarantino qui n’a rien trouvé de mieux que de déclarer que le cinéma disparaitrait avec l’utilisation de la pellicule (sic), Nolan pense, ou en tout cas s’exprime selon les critères en vigueur dans son monde, celui du grand spectacle et des blockbusters. L’essentiel de son argumentaire est parfaitement transposable à d’autres formes de cinéma. Mieux: il vaut pour le cinéma dans son ensemble, au-delà des gigantesques différences, voire des antagonismes violents qui séparent une idée du cinéma représentée par, disons, Transformers VI et le prochain film d’Alain Cavalier ou de Naomi Kawase.

C’est pourquoi le plaidoyer de l’auteur de The Dark Knight est si significatif. Il trouve écho dans un projet tellement sans commune mesure qu’il semble appartenir à un autre monde, mais qui en fait est une autre façon de travailler le même sujet. Une élève du département distribution/exploitation de La fémis, Agnès Salson, et son compagnon Mikael Arnal ont entrepris un tour de France des salles indépendantes. Après un échantillonnage un peu partout dans le pays (Saint-Ouen, Dijon, Bayonne, Paris 5e, Romainville, Orléans, Saint-Etienne…), ils ont mis en place un parcours organisé sur la route duquel ils se sont lancés le 12 juillet, et dont ils publient chaque jour la récolte.

LIRE LA SUITE